LES NOCES DE Mlle BONVOISIN

En l’année 1880, par une brumeuse matinée de fin d’hiver, un voilier venant des Amériques, pris en remorque par un petit toueur hollandais, remonta le canal maritime de Terneuzen et se mit à quai dans l’arrière Dock, dit Bassin de Commerce, de la noble et farouche ville de Gand, dans les Flandres.

À midi, le maître-timonier Tieste de Wildeman, chargé de tout son avoir enfermé dans un gros sac de toile des Indes, quitta le bord après avoir reçu une paie de seize mois en pièces d’or et d’argent.

Tieste de Wildeman portait, en outre, bas contre terre, une curieuse cage en bois de fer, où se tenait, sage et immobile, un gros perroquet gris, sale et huileux comme une chiffe.

— C’est un canivet des Antilles, expliqua-t-il à M. Volders, vérificateur des douanes. Je le vendrai pour beaucoup d’argent à ces messieurs du jardin zoologique.

— C’est douze francs de droits d’entrée, dit le vérificateur.

— Non, protesta Tieste de Wildeman, mais je paie un verre chez madameke De Landtsheere.

— C’est bien, accepta l’homme des douanes.

Ils burent bien plus d’un verre et bavardèrent bientôt en amis.

— Il y a quatre ans aux foins que j’ai quitté Gand, dit Tieste, et je vais retrouver ma femme.

— Eh ! Eh ! ricana M. Volders.

— Pourquoi riez-vous ? demanda Tieste qui n’entendait rien à la moquerie.

— Je ne dis rien, ou plutôt pas encore.

— Tout de même, insista le marin.

— Alors il faut vous dire, Tieste, accepta M. Volders en mettant un peu de commisération dans le ton, que votre femme s’est mise en ménage avec Tone Bosmans, et qu’ils exploitent, avec beaucoup de chance, je dois le dire, un cabaret à l’enseigne de la « Bouteille Verte » dans la rue du Canal.

— Aha ! dit Tieste de Wildeman, c’est donc ça ?

Et il fit servir une pleine bouteille de bon genièvre de Hollande.

Ils se quittèrent à la nuit tombante. Tieste, chargé de son gros sac en toile des Indes et portant la cage au perroquet, se dirigea vers la rue du Canal.

— Je parie les galons d’argent de mon képi, qu’il y aura du grabuge par là, se dit philosophiquement M. Volders, mais ce n’est pas mon affaire.

Il regagna son bureau dans les souterrains de l’Entrepôt et se mit aussitôt à rédiger un procès-verbal à charge du nommé Tieste de Wildeman, coupable d’avoir introduit en fraude un perroquet des Antilles, taxé à douze francs par le service des douanes.

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La vilaine nouvelle en courut dès le petit jour.

— Vous savez, Tone Bosmans et la femme de Tieste de Wildeman ont reçu leur compte. Tudieu… la « Bouteille Verte » a été passée au rouge cette nuit ! On se croirait dans un abattoir ! Quant à Tieste, on l’a trouvé sur le quai de Peerdemeersch, fou comme un polichinelle et criant :

— Ce n’est pas moi… C’est le perroquet… Je vous dis que c’est le perroquet !

Tone Bosmans et sa concubine n’étaient plus que sanglante bouillie quand la police entra dans le sinistre assommoir ; sur le comptoir se trouvait la cage en bois de fer, et le perroquet y achevait tranquillement de déjeuner d’un quart d’orange.

Quand les policiers l’enlevèrent, il criait à tue-tête :

— L’amour !… C’est l’amour !…

À l’extrémité de la rue du Canal se tenait blottie, au fond d’un jardin de lilas précoces, déjà poudrés de vert tendre, la maison de Mlle Sylvie Bonvoisin, une vieille fille haute en graine, noire comme une gaupe, et ressemblant à une immense épingle de nourrice roulée dans une étoffe.

Elle acheta pour cent sous la cage et le perroquet, mis en vente par ordre des douanes, et M. Volders, qui avait habilement empêché les enchères, reçut une caisse de douze cigares.

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Après avoir inutilement essayé de se faire épouser par un membre de la Fabrique d’Église, par un chapelier en déconfiture et par un crieur de petite marée, Mlle Sylvie Bonvoisin s’était vouée à un farouche célibat.

Quand, au surlendemain de son acquisition, le perroquet reprit sa sotte rengaine : « L’amour !… C’est l’amour !… », la vieille fille en eut les sangs tournés et, par tous les moyens, elle s’efforça de le réduire au silence.

Le perroquet n’en cria que de plus belle.

Exaspérée, elle plongea les mains dans la cage et voulut étrangler le bavard.

Le canivet n’a ni la douceur résignée du jacquot, ni la criarde couardise de l’ara, ni la vaine fureur du microglosse de Guinée. Il a l’humeur et la robustesse du trigle et, David du monde ailé, il tient tête au Goliath.

D’un coup de bec, il cassa l’annulaire gauche de Mlle Bonvoisin.

La péronnelle ferma la cage, se fit soigner le doigt et garda beaucoup de respect au vaillant volatile.

Bientôt, elle se complut à la bizarre invite de l’oiseau parleur.

— L’amour !… C’est l’amour !…

Surtout qu’il la modulait maintenant avec une singulière douceur.

— Je me demande… commençait-elle souvent, sans oser achever sa pensée.

Mlle Bonvoisin avait quelque lecture ; d’aucuns la prétendaient savante en bien de choses.

Elle se mit à croire à la possibilité d’une métempsycose.

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Un soir, la lampe mettant une brume rose dans la chambre, elle s’approcha de la cage et murmura :

— Je… vous… aime…

Le canivet la considérait de son gros œil rond, où veillait une étincelle de feu vert.

— Je… vous… aime…

L’oiseau fit un effort du gosier et rauqua :

— Je… vous…

Une heure plus tard, il répéta brusquement, sans y être invité :

— Je… vous… aime…

— Mon Dieu ! cria Mlle Sylvie. Personne au monde ne lui avait jamais parlé ainsi.

Alors, des mois durant, chaque soir, Mlle Bonvoisin et son perroquet parlèrent d’amour.

Et puis, le hasard se mettant du côté de l’enfer, la vieille fille fit la connaissance de Constantin Hannedouche, une créature dévoyée, immonde ; un prêtre défroqué courant salement le guilledou, mendiant la goutte et qui disait des messes noires pour quinze sous.

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Sur le minuit, il la fit regarder dans une sphère de verre à moitié voilée de drap noir. Elle y vit un vague visage d’homme.

— Il est beau comme Lucifer lui-même, dit Hannedouche. Si vous voulez sacrifier trois pièces d’or, je vous dirai son nom.

— Martin Canivet, dit-il en s’emparant avidement des jaunets. Sacrifiez-en trois autres et je vous unirai à lui, car c’est l’incarnation de votre perroquet.

Elle accepta, folle d’un étrange amour pour l’être qui lui avait dit un jour, et l’avait depuis répété sans se lasser : Je vous aime !

Par une nuit de tempête, Constantin Hannedouche donna rendez-vous à la vieille fille, avec le perroquet, sur le parvis de l’église Saint-Jacques.

Elle apporta la cage, couverte d’un voile de soie noire, à travers vent et averse.

Le défroqué fractura le portillon de la tour des sonneurs, conduisit Sylvie à travers l’église ténébreuse où veillait le rubis de la lampe du sanctuaire, la fit s’agenouiller sur les dalles et alluma un cierge de cire noire.

— Voulez-vous prendre Martin Canivet comme époux ? demanda-t-il.

— Oui, bégaya la malheureuse complètement éperdue de tendresse et d’effroi.

Chose mystérieuse, à la question posée, l’oiseau répéta en croassant :

— Oui !

— Vous êtes unis ! déclara Hannedouche.

Il glissa un petit anneau d’or à la patte du perroquet et un autre à l’annulaire mutilé de Mlle Bonvoisin.

À ce moment, une terrible clarté rouge incendia le vaste espace sacré : une haute flamme pointue venait de jaillir d’un bénitier. Hannedouche s’enfuit en criant et Mlle Sylvie ne sut jamais comment elle se retrouva chez elle avec son perroquet.

— Mon mari… Mon mari… hoquetait-elle sans cesse.

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Dans une belle maison de maître de Gand, la noble et très farouche, habite encore un médecin à peu près centenaire qui assista aux étranges couches d’une dame bien proche de la cinquantaine. Elle mit au monde un enfant hideux à tête et bec de perroquet, aux membres absolument difformes et terminés en serres de rapace.

Le monstre respirait et poussait des cris effrayants, qui ressemblaient bien plus à des grincements de jeune bête de proie qu’aux vagissements d’un nouveau-né. Néanmoins, les médecins assistant l’accouchée, estimant que la créature n’était pas viable, la firent baptiser sur l’heure.

Mais, à peine l’eau lustrale avait-elle humecté la tête difforme, que le monstre se recroquevilla, poussa une atroce clameur et mourut.

Immédiatement, les docteurs firent apporter un large bocal d’esprit-de-vin et y plongèrent le petit cadavre, dans l’intention bien compréhensible de conserver pareil sujet.

Ah !… Ils comptaient sans le mystère qui entourait cette histoire inouïe ! L’alcool s’enflamma sous leurs mains, le bocal éclata comme une bombe, blessant les assistants, et une immense flamme bleue consuma l’affreuse dépouille.

La mère survécut, mais resta plongée dans un mutisme effrayant qui faisait croire à la perte de sa raison.

Elle disparut une nuit, et nul ne sut jamais ce qui advint d’elle.

Elle s’appelait Sylvie Bonvoisin.

La rumeur publique accusa le détestable Hannedouche de cette épouvantable paternité mais, peu de jours après l’hymen sacrilège, on avait trouvé le cadavre du prêtre renégat dans les herbes folles du Peerdemeersch, la face étrangement mutilée…

— Comme à grands coups de bec, avait dit un policier.

 

M. Canivet avait achevé son histoire.

Il n’avait plus tout à fait la forme d’un perroquet géant ; lentement je lui voyais reprendre des apparences humaines.

Mais soudain le chat Murr bondit sur lui, le prit au cou et l’étrangla.

Quelques plumes sanglantes valsèrent autour de la flamme des chandelles. Une main surgit de l’ombre, saisit la dépouille hérissée du volatile et la jeta dans le feu.

Elle y brûla en crépitant et en répandant une très mauvaise odeur.