LE UHU
Mes compagnons étaient passablement ivres.
— Je voudrais savoir, commençai-je.
Six têtes se levèrent, méfiantes.
Les gens de la mer et de la côte n’aiment pas qu’on les interroge, même après avoir eu les boyaux lavés de whisky gratuit comme l’eau du bon Dieu.
Surtout quand des schooners suspects rôdent par les brumes déchirées d’appels mystérieux, la méfiance règne en maître.
— Je voudrais que vous me racontiez…
Six grognements de bête traquée, six regards de haine et de crainte.
Un décor de vétuste misère entourait leur défiance et ma vaine curiosité : une auberge-chaumière, où l’on tirait le whisky à même la futaille goudronnée, une immense caisse de bois rougeâtre servant de comptoir et encombrée de gobelets de fer, une table et des escabeaux poisseux, un tenancier d’une laideur de sujet de musée – un nain bossu, trapu et noir comme une locomotive, au regard fou – et tout cela sous la lueur de sang et de crime d’une gigantesque lampe de cuivre, splendide, à la flamme ronde et grosse comme une pomme d’un verger d’enfer.
— Oui, j’aimerais beaucoup savoir…
Peinés et furieux d’avoir été pris au piège des boissons généreusement offertes, ils ne touchaient plus au whisky, noir comme une mauvaise saumure.
La pouilleuse auberge était au centre d’une immense lande déserte, aux marécages féroces, qui ne rendaient jamais la proie de leurs boues fétides, où la jungle grise des ajoncs était peuplée par toute la gent madrée et maléfique des eaux stagnantes : courlis qui crient à la mort et poignardent les ombres de leurs becs de cauchemar, foulques mécaniques, bécassines criardes, jaquets téméraires, sarcelles tourmentées, canards siffleurs ivres de pourriture, tadornes guetteurs, macreuses brutales, chevaliers mélancoliques, grèbes mystérieux, butors lamentables, pluviers pleurards, poules d’eau malodorantes et vilainement griffues, vanneaux souples et râles boueux.
Au Nord, courait la ligne d’encre pâle de la mer ; vers l’Ouest, trois ou quatre toits de chaume fumaient chichement sur le bord des tourbières ; ailleurs, c’était l’horizon vide où surgissait parfois le vol solennel des échassiers migrateurs.
— Eh bien ! dis-je, je voudrais savoir… Je voudrais qu’on me parle du Uhu.
— Damnation !
Six bouches tordues de stupeur et de colère crièrent le juron ; les petites vitres noires et luisantes de nuit en frémirent.
Je baissai la tête.
— Je ne savais pas… commençai-je.
— Il faut savoir, dit l’un.
— Vous avez osé, dit l’autre.
— Vous êtes fou et mauvais.
— S’il nous arrive quelque chose cette nuit, on vous tue.
— Oui, nous vous tuerons.
— Mais… protestai-je faiblement, le cœur fouillé par l’angoisse.
— Parler de cela cette nuit !
— Cette nuit entre toutes les nuits !
J’entendis alors les gifles du vent contre le torchis des murs, et des voix au-dehors raillèrent étrangement notre terreur.
— Des tadornes, dit l’un des hommes.
— Non, la tempête qui se lève, fit un autre.
— Des tadornes quand même, dirent-ils enfin rassurés.
— Versez du whisky, dis-je alors à la locomotive humaine.
— Nous ferions mieux de prier maintenant, dit l’un des hommes.
Un murmure d’abeilles lasses emplit la pièce ; il monta en un crescendo douloureux, pour se terminer en un amen sec et net comme un claquement de mâchoire.
Une vague de silence passa, plus affreuse qu’un ouragan de colères et de rages – et je vis que toutes les figures s’étaient tournées vers la poix luisante de la fenêtre.
Une fenêtre dans la nuit est une épouvante. J’ai connu des gens qui devinrent fous rien que pour avoir attendu l’être de cauchemar, surgi des ténèbres, qui collerait sa mortelle face aux carreaux. Mais la nuit, derrière le verre, était si sombre qu’elle envoyait des reflets noirs dans la chambre comme pour voler notre lumière et notre chaleur.
Tout à coup, un grand cri d’effroi monta de nos gorges.
On courait sur la lande.
— Dieu !… Seigneur Dieu !… Ces pas au-dehors, souffla un des hommes.
— Ce sont des pas humains ! dit une autre voix.
— Cette nuit, Seigneur !
— Cette nuit entre toutes les nuits !
Contre la porte, il y eut une ruade désespérée, des cris, des larmes, de furieuses prières sanglotées.
— On ne peut pas ouvrir, dirent les hommes.
— Pitié, pour l’amour du Seigneur ! clama une voix de femme derrière la porte.
— C’est une femme ! dis-je. Ouvrez…
— Non, dirent-ils tous. – Et leurs yeux devinrent durs et mauvais. – C’est votre faute ! Parler cette nuit de…
Mais j’avais déjà tiré le lourd verrou ; sur une bordée de jurons terrifiés, j’ouvris la porte et la femme roula dans la pièce sous une invisible poussée.
— Ciel ! s’écria quelqu’un. C’est Margaret.
— Malheureuse, que faisais-tu ?…
Mais tous se turent. Les yeux de la femme s’ouvrirent… Des yeux invraisemblables, des yeux qui avaient vu l’Épouvante. Un frisson la parcourut, ses dents claquèrent, puis elle murmura d’une étrange voix de rêve :
— Le Uhu…
— Damnation ! répétèrent les hommes.
Margaret s’écroula, se tassa comme un paquet de vieilles hardes et resta sans mouvement.
Alors, du lointain de la lande, un bruit monta, insensé, impossible.
— Seigneur, nous sommes dans tes mains, gémirent les hommes.
— Seigneur, nous sommes perdus ! renchérit la locomotive humaine.
— Le Uhu, gémit Margaret.
— Silence, gueuse, charogne, bête de malheur ! hurlèrent-ils tous.
— Évoquer la chose par cette nuit, se lamenta une voix.
Le bruit sur la lande se rapprocha, plus terrifiant, plus formidablement horrible parce qu’il échappait à toutes les définitions de la mémoire et de l’intelligence.
C’était le rythme d’un pas, mais d’un pas d’une monstruosité sans pareille, la marche d’un être inouï dont le front devait frôler les étoiles.
— Impossible, dis-je.
Et, soudain, la lande entière cria sa peur affreuse.
Un concert infernal de cris, de sifflements, de plaintes et de battements d’ailes entoura la cabane d’une tempête frénétique.
Une vitre creva comme une peau de tambour, puis une autre, et un goéland se tordit, sanglant et déchiré, sur le sol.
— Éteignez la lampe ! cria la femme. Cela les attire ! Ils vont…
On n’eut pas le temps d’obéir : une armée de monstres blancs surgissait de la nuit vers la flamme affolée.
Un cri déchira ce mascaret de folie, et j’eus la rapide vision d’un immense courlis plantant d’un coup furieux son horrible bec dans l’œil du nain ; un long jet sombre gicla, et ce fut la nuit, le tintement aigre des bouteilles brisées, une courte chevelure de flamme bleue courant au plafond, et puis des plaintes, des plaintes…
Une vie redevenue tout à coup peureuse, depuis qu’il faisait nuit, grouillait autour de nous.
Voluptueusement je tordais des cous duvetés, j’arrachais des plumes, je brisais des pattes grêles ; à travers le bouclier tiède des plumes, mes ongles cherchaient des chairs et des entrailles visqueuses.
J’éprouvai une joie de damné à faire mourir les bêtes qui, cette nuit, n’étaient pourtant que nos frères dans la peur.
Mais la femme cria de nouveau.
— Le voilà…
La semelle monstrueuse se levait, s’abaissait près de nous ; le vent, de ses mouvements géants, battait la cahute comme des sautes d’ouragan.
Et ce fut soudain le tonnerre définitif d’un écrasement, des craquements secs, des ruptures bruyantes, des éclaboussements atroces, et mes membres s’aplatirent comme s’ils voulaient s’enfoncer dans la terre battue.
Autour de moi des agonies commencèrent, monotones, dans les ténèbres.
*
* *
Pendant des heures, j’écartai des débris de bois, de boue et de pierre, je repoussai d’ignobles choses tièdes et gluantes, puis je vis, à travers des enchevêtrements grotesques, se glisser la lueur sale et pauvre de l’aube.
Je sentais déjà le souffle de l’air libre, iode de la mer lointaine et pourriture des fondrières proches, quand le pas sonna de nouveau, loin… loin… feutré par la distance, mais il sonna.
J’ai fermé les yeux, et puis j’ai osé.
J’ai osé regarder.
Oh Dieu ! j’espère que ce n’est pas vrai, car ce fut plus bref, plus rapide qu’un œil qui se ferme.
Je veux croire que ce fut un nuage, une fumée, un brouillard, un dernier lambeau de ténèbres.
Là-bas s’enfonçait dans l’horizon, qu’il occupait tout entier, un masque formidable… Deux yeux fixes regardaient au ras de la lande, comme un rôdeur de cauchemar guette sur la ligne de faîte d’un mur…
Non, non, ce furent deux énormes trouées glauques sur l’Est, dans l’ombre de la nuit disparaissante… Ce fut cela et rien d’autre ; souvent les nuages du ciel se prêtent aux plus abominables fantasmagories… Je le répéterai toujours : ce fut cela et rien d’autre… car je sens qu’un Être pareil ne permettrait à aucune créature terrestre de l’avoir entrevu.
Sinon, pendant les heures de quart, au milieu des mers solitaires et livides, il reviendrait guetter au ras de l’horizon les fourmis que nous sommes, et son pas résonnerait sur le fond des abîmes marins, comme sur la lande, là-bas…
Non, je ne l’ai pas vu !… Je ne veux pas avoir vu le Uhu !…