LA FIN DE LA NUIT
Tobias Weep, mon ami, voici le matin…
Le feu était mort et, dans la verrine, la flamme agonisait au ras de la mèche noircie.
Qui, dans cette nuit vaincue par les premières clartés, m’appelait son ami ? Murr était toujours assis sur mes genoux, mais ne pesait plus guère que quelques onces.
Les ténèbres du coin, aux innombrables présences nocturnes, étaient devenues grisailles. Une clarté, s’apparentant à la lumière cendrée de la lune, s’installait dans la chambre, et faisait la chasse aux mystères.
Elle buvait les dernières formes comme une rosée.
— Tobias Weep, mon ami…
Je marchais maintenant d’un raide pas de faucheux le long de Marrow Street qui se réveillait à la basse vibrante de Big-Ben.
Un matou noir hésitait devant le soupirail rougeoyant d’une boulangerie ; ce n’était pas Murr.
Mais la rencontre magnifique venait de prendre forme réelle dans la lumière triomphante de l’aube : Chaucer, son manteau déployé au vent du matin lui faisant des ailes, marchait à mes côtés et m’appelait son ami.
— Qui donc a répondu à l’invite de cette nuit, Weep ? Au fond, j’ai cru au retour de mes bons pèlerins de Southwark, et sont venus des fantômes, des esprits bavards de l’Heptaméron, quelques mortels voués aux hasards de la nuit. Un moment, j’ai tremblé de crainte en voyant les contours redoutables d’une salamandre parmi les braises du foyer, et j’ai cru entendre dans le lointain la rumeur chagrine d’une ronde d’élémentals… Ah ! Weep, il vous faut savoir que dans ma solitaire retraite de Woodstock, j’ai bien plus écrit des contes pour des ombres que pour des hommes. Elles m’entouraient invisibles, pourtant tangibles, et je les craignais… Je leur disais : « Que me demandez-vous ? Des prières ? » Elles faisaient un bruit de ruche en fureur et je sus que, plus proches de l’humanité que de Dieu, elles n’attendaient rien du mérite des saintes paroles. Elles étaient comme des enfants avides, féroces ou naïfs, furieux ou doux. Je leur ai raconté des histoires et suis devenu leur ami, à condition de ne pas leur mesurer la joie des belles aventures… Je n’ai jamais vu leurs visages, si jamais elles en eurent, mais je les devinais anxieuses, les yeux fixes, les cœurs battant d’angoisse et de bonheur… À ce prix elles m’ont laissé vivre et mourir sans trop de terreur.
— Tobias Weep, mon ami…
— Une tasse de thé chaud, un petit verre de gin, Gov’nor ?…
Une triste créature en peignoir rose et en sandales me tenait par le bras et essayait de m’entraîner vers une taverne dont les volets s’entrebâillaient.
Je la suivis, et elle m’apprit qu’elle avait vingt ans depuis la Sainte Valentine et se nommait Grace Pigott.
Telle fut la fin de la nuit.