LE PROLOGUE FANTASTIQUE

Comme il existe des gens stupides par le monde !

Une des plus éclatantes preuves de cet aphorisme sans tolérance devait être, à mon avis, la fondation d’un club littéraire à Upper-Thames, et rétablissement de son siège dans une arrière-salle de la taverne de la « Pie Savante ».

La faute en fut à cette vieille canaille de Sir Daniel Creswell, qui se complut à jouer d’affreux tours posthumes à ses héritiers en léguant de grosses sommes à un tas d’institutions saugrenues.

L’une d’elles fut ce Club Littéraire d’Upper-Thames.

Parfaitement, je le répète, une sombre joie au cœur : Un-club-littéraire-dans-Up-per-Thames ! dans cette hideuse artère où il n’y a place que pour des bureaux de courtiers maritimes, des bars de mariniers, des hangars, des magasins de soldes et des postes de douane et de police fluviale.

L’âme torve de Dan Creswell plane sur ce chef-d’œuvre du déséquilibre.

Son testament fleurant la démence et la malice, comme le diable le soufre et la paix, nous imposa douze membres réguliers, dont un président et un secrétaire, et la faculté d’élire deux ou trois membres honoraires choisis à l’étranger.

On devait se réunir le samedi soir et consacrer la soirée à des travaux littéraires, en échange de quoi nous avions droit à un souper froid, trois pintes d’ale et deux verres de toddy ou de grog, une pipe en terre neuve, une once de bon tabac de Hollande et un jeton de présence de la valeur d’une livre, payable à la fin de la séance.

Un vieil avoué de Twickenham, Mr. Greyhound, avait charge de contrôle.

Le président, Mr. Shield, recevait deux livres et le secrétaire, Tobias Weep, une livre dix shellings.

Je suis le nommé Tobias Weep, et c’est sans joie ni orgueil que je porte ce nom trop banal.

En cette mémorable fin de semaine d’octobre, le club était composé comme suit : Mr. Milton Shield, président, Samuel Jobson, Herbert J. Pain, Reid Unthank, Robert Littleton, Nicolas Turvey, Charles Rawlidge, Benjamin Bowler, Frank Gobling, John Sapsoon, Philip Braddle et votre serviteur Tobias Weep, secrétaire.

Ce soir-là, on avait élu deux membres honoraires étrangers : Peter Kupfergrun, un Allemand de Hanovre, et le Dr Canivet, un Français de Tarbes.

En l’honneur de ces derniers, le président offrit un punch et l’on ajouta des huîtres de Cornouailles et du saumon mariné au menu.

Alors Mr. Herbert J. Pain – que je déteste – prit la parole pour nous faire part de ses travaux :

— La taverne où nous nous réunissons, Messieurs, est, comme vous le savez tous, proche de Southwark Bridge. Une fois passé ce pont, et en traversant en oblique le quartier de Southwark, dans la direction de Blackfriars, on atteint les vieilles rues de Borough.

— Cela, murmurai-je à l’oreille de mon voisin Reid Unthank, cela est vrai. Je regrette de ne pouvoir le contredire…

— Au fond de l’une des impasses de ce vénérable quartier se trouve une taverne qui a nom « La Cotte d’Armes ». Dans cette venelle, les maraîchers, et même les crieurs de poisson, remisent leurs petites voitures.

Ici Mr. Herbert J. Pain avala une gorgée de bière et regarda ses auditeurs d’un air malin.

— Vous, Messieurs, qui ignorez – hélas ! – tout de Chaucer…

— Pas moi ! dis-je. Pas moi, je vous prie !…

— Très bien, accepta Mr. Herbert J. Pain en me lançant un regard de serpent, très bien, j’accepte de rendre hommage aux connaissances étendues de Monsieur le Secrétaire, mais qu’il me dise alors ce que l’enseigne de « La Cotte d’Armes » évoque dans son esprit.

Je n’en savais rien, mais mon voisin Reid Unthank me souffla d’une façon fort habile :

— C’est l’ancienne auberge de Southwark où Geoffrey Chaucer rencontra les pèlerins, en route pour Canterbury.

Personne ne s’aperçut de la providentielle intervention de Unthank et Herbert J. Pain me sembla bien marri de ma réponse.

— Je réitère mes hommages à l’adresse de Monsieur le Secrétaire, dit-il, mais ce qu’il ignore certainement c’est que l’actuelle taverne de « La Cotte d’Armes », aux confins de Borough et de Southwark, et celle où Chaucer situa ses prodigieux récits, ne sont qu’une…

— Rien ne le prouve, dis-je. Depuis six cents années et plus, le quartier a subi quelques changements…

Pour le coup, Herbert J. Pain se fâcha :

— Je dis ce que je dis et bien d’autres peuvent se porter garants de ce que j’avance. Vous ne pourriez pas en dire autant, jeune Weep !

Ah ! ce nom… Comme il sonnait mal aux oreilles et surtout aux miennes ! Mr. Samuel Jobson, qui était l’ami de Pain, intervint sans politesse :

— Nous sommes ici dans un club littéraire, et je me demande pourquoi le jeune Weep en fait partie.

— Pardon, dis-je avec colère, sans compter de nombreux mémoires appréciés par ceux qui s’y connaissent, et vous n’en êtes pas, Mr. Jobson, j’ai publié deux contes dans « Weekly Tales ». Ils étaient fort bons.

— C’est vous qui le dites, grogna Jobson.

— Ils m’ont été payés à raison de deux shellings la petite page et, en sus de l’argent, ils m’ont valu beaucoup d’honneur.

— Ouais ! ricana Mr. Herbert J. Pain.

Le président agita la sonnette de nickel.

— Paix, Messieurs ! Ici, chacun a ses mérites, Pain comme Weep, Weep comme Jobson et Jobson comme tous les autres. Les règlements de ce club exigent la plus entière déférence entre les membres au cours des discussions. Nous mettons la proposition aux voix.

— Il n’y a pas de proposition ! m’écriai-je.

— C’est tout comme, Weep. La question est de savoir si l’actuelle auberge de « La Cotte d’Armes » et celle où sont nées les merveilleuses histoires de Chaucer…

— Sont les mêmes, acheva triomphalement Mr. Pain.

On vota, les deux membres honoraires s’abstenant, et la « proposition » fut adoptée à l’unanimité moins deux voix, la mienne et celle de Reid Unthank.

— Voilà ce qui reste décidé, dit le président. Nous chargeons notre secrétaire, l’estimable Mr. Tobias Weep, de coucher sur papier le rapport de cette mémorable séance et d’en faire ressortir tout l’intérêt littéraire.

Je m’inclinai, la bouche amère, la rage au cœur.

Pourtant je me consolai un peu en songeant que le président avait le pouvoir de rémunérer spécialement un travail particulièrement apprécié et, comme je vis ses regards bienveillants posés sur moi, je n’en augurai que du bon.

Milton Shield n’était pas un méchant homme, il s’en fallait de beaucoup, mais il haïssait en toutes choses le désaccord, même sur les piteuses questions de grammaire et de syntaxe, d’aventure soulevées au cours des séances.

Ancien professeur de beau langage dans une institution de Kensington, on lui doit un livre estimé sur l’école de Solerne, et une étude sur la tautophonie dans les écrits célèbres. Comme il s’en prit à Coleridge, et même à Thackeray, il fut déclaré homme de mérite et de belle vaillance.

À ce propos, on se rappelle qu’il procura quelques nuits blanches aux éditeurs de Mistress Barclay en citant, à l’appui de sa thèse, une phrase pêchée dans le tonneau à mélasse de ce digne bas-bleu :

— Passez une pastille au pasteur, Passerose !

*
* *

Il bruinait sur la River au moment où, Unthank et moi, nous prîmes le chemin de Borough. Mon compagnon était petit et disgracieux, jaune de peau, noir de cheveux, et boitillait ; sa voix était rauque, mais il disait des choses sensées.

— Le seul mérite littéraire de Pain est d’avoir fait admettre que Chaucer naquit en 1329, et non en 1328 comme l’affirment les manuels classiques. Je dis « admettre » parce que je me rallie à l’hypothèse de ces derniers.

J’allumai ma pipe, car une affreuse odeur de pourriture montait des eaux du fleuve, et j’ajoutai avec un sombre entrain :

— Passons aux mérites des autres membres de notre club, mon cher Unthank. Jobson a traduit une trentaine de pages d’un ouvrage allemand sur la Ta-Hio de la Grande Étude de Confucius. Il en fit une brochure qu’il édita à ses frais et qui fut bien tirée à deux cents exemplaires.

— C’est un peu moins que Littleton, ricana mon compagnon. Il a composé, en tout et pour tout, six sonnets, quinze quatrains et une ode sur la mort de Caligula.

— Bien, dis-je, gagné à ce jeu de confraternelle médisance. Que dire maintenant de Turvey qui fit couronner, par les gâteux de Kensington, un mince opuscule où il est question de quelques animaux de l’Amérique Australe, entre autres d’une sorte de poule qui court à peu près aussi vite que le favori d’Epsom et que l’on nomme Agami. Quant aux autres…

— Ils n’ont pas leurs pareils pour se taire, fumer leur pipe, boire leur ale, torcher les plats et encaisser leur livre hebdomadaire, voulez-vous dire ?

— Vous me cueillez les paroles au ras des lèvres, Unthank !

— Nous restons deux maintenant, dit mon ami en souriant. J’apprécie vos contes, Weep, bien qu’ils soient jusqu’à ce jour au nombre de deux seulement. Mais je me suis beaucoup intéressé à votre ouvrage sur les chansons populaires, « La Harpe de l’Enfance ».

Je rougis de plaisir.

— Toutefois, continua Unthank, les méchants esprits pourraient le croire copié sur « Des Knaben Wunderhorn » qu’un ingénieux Allemand – je crois qu’il s’appelait Brentano – fit paraître il y a à peu près cent ans.

— Vraiment, balbutiai-je en avalant la couleuvre.

— Par contre, votre série d’articles sur la « Coupe Magique d’Eden Hall » des Musgrave mérite d’être lue et relue. Je ne vous reproche pas de vous être servi, pour sa rédaction, d’un petit livre sec et ennuyeux de Sir Wharton sur la vie de saint Cuthbert, à qui d’ailleurs cette coupe fut dédiée.

Je n’en menais pas large et mon orgueil se brisait comme verre, quand Unthank certifia – toujours à regret – qu’il existait une grande analogie de forme et d’expression entre mon conte « Le Sortilège du Cheval » et une méchante œuvrette satirique écrite à la fin du XVIe siècle par le Dr Donne.

— Tudieu ! grommelai-je, vous êtes un garçon étonnant, Unthank, et aussi un bien dangereux confrère !

— Ne prenez pas la mouche, Weep, conseilla doucement Unthank. Nous sommes peut-être faits pour nous entendre. J’ai voulu vous prouver que je sais à quoi m’en tenir sur ceux qui composent le club d’Upper-Thames, vous compris, mon cher.

Je baissai la tête d’un geste de vaincu.

S’entendre proposer par Unthank qu’on peut arriver à une sorte d’entente avec lui, n’est pas chose négligeable.

Ce marmouset à la mine déplaisante s’est fait connaître par un ouvrage de réelle valeur historique et littéraire sur les captifs célèbres du Tower : David Bruce, William Wallace, le roi Jean, Thomas More, la grande Elisabeth, Anne Boleyn et Catherine Howard, Sommerset, Jane Grey, Norfolk, Arundel, Essex…

Tout en parlant, nous avions traversé des rues noires, longé d’abominables vieux boulevards.

— Voici « La Cotte d’Armes », dit-il tout à coup.

— Je n’ai aucune envie de me mettre à l’ouvrage dès ce soir, protestai-je.

— Soit. Que font quelques journées de relâche au regard de six siècles de poussiéreux oubli ? acquiesça mystérieusement Reid Unthank.

Il me donna une tape amicale sur l’épaule et tourna brusquement les talons.

— Unthank ! m’écriai-je. Ne partez pas encore !

Il avait disparu dans la brume, mais je l’entendis rire.

— Belle nuit pour les fous ! me cria-t-il encore.

— Je vais à « La Cotte d’Armes » ! criai-je.

Il ne répondit pas.

Je faillis me casser le cou dans l’ombre, et par deux fois j’échouai en plein dans une pyramide de caques vides, sentant furieusement le hareng et le flétan fumés.

Au fond d’un long et ténébreux couloir, je vis tout à coup naître une faible clarté. Elle s’approcha, et j’aperçus un vieil homme gras à lard portant une chandelle allumée.

— Alors, vous aussi vous en venez ? dit-il d’une voix lasse.

— D’où, vieux Basile ? demandai-je avec humeur.

— De Canterbury.

— Hein ! Vous dites ?

— Que c’est long, bon Dieu du Ciel, de marcher au fil des années au lieu de ne suivre que les bornes milliaires de la route, gémit-il, sans paraître m’entendre. Six cents ans… Mon doux Seigneur, six cents ans !

Je lui pris rudement le bras.

— Combien vous a-t-il fallu de toddies pour être ivre à ce point, Falstaff ? ricanai-je.

— Entrez vite, continua-t-il. Il faut achever ce qui reste à achever.

Et il me poussa au fond du couloir.

J’entrai dans une salle basse où bridait un feu de gros bois de hêtre ; dans un chandelier de fer, trois chandelles de suif pleuraient.

— Bonsoir, Monsieur Weep !

Il y avait de la compagnie, mais elle était noyée d’ombre.

— Bonsoir, Monsieur Weep !

Deux voix différentes m’avaient souhaité la bienvenue.

— Il nous tardait de vous voir venir.

Je m’approchai de deux silhouettes penchées vers les flammes du foyer et je reconnus M. Kupfergrun et le Dr Canivet.

— Chut ! fit le premier comme j’allais prendre la parole. En tant qu’étrangers et par un sentiment de déférence, nous serons les premiers à raconter une histoire. Votre tour viendra, Monsieur Weep.

Un visage barbu sortit de l’ombre, et je vis un gros homme à la mine revêche venir à moi.

Du geste, il m’indiqua un escabeau de bois et posa un énorme cruchon de bière sur la table.

— La parole est à notre cher hôte venu d’au-delà de la mer, Messire Kupfergrun, dit une voix douce et triste. Bien qu’il ne fût pas du saint pèlerinage de Canterbury, on ne peut lui refuser l’honneur réservé aux invités. Qu’il soit donc des nôtres, tout comme son très estimable compagnon, le savant docteur Canivet.

Je me tournai vers celui qui venait de parler. Lentement son visage sortait de l’ombre. Je vis une figure mince et pâle allongée par une longue barbe en pointe, des épaules voûtées qui semblaient mal supporter le poids d’un lourd manteau de drap brun.

— Chaucer ! m’écriai-je avec terreur.

Il inclina la tête et, comme en ce moment une des chandelles s’éteignait, son visage s’enfouit dans les ténèbres.

— Ah ! murmurai-je, Unthank vient de me le dire : belle soirée pour les fous.

Un gros chat noir me sauta sur les genoux.

— Il ne faut pas confondre, dit-il.

Je poussai un hurlement de terreur.

— Ce chat vient de parler !

— Et pourquoi ne le ferais-je ? répondit-il. Je suis le chat Murr d’Hoffmann !

— Soirée de fous ! répétai-je avec désespoir.

— Il ne faut pas confondre les fous et les fantômes, dit le chat Murr. Quand ce sera mon tour de parler, vous apprendrez pourquoi je suis venu ici.

De nouveau, la voix douce et triste s’éleva.

— Quand nous sommes partis en pèlerinage pour la sainte église de Canterbury, où nous attendait la rémission de nos fautes, nous avons fait la solennelle promesse de nous retrouver ici, et de reprendre notre profitable entretien. Nous voici, et à tous je souhaite la bienvenue. Des étrangers se sont joints à nous ; au nom du Seigneur nous les accueillons avec bonheur.

— Mais vous êtes partis d’ici, il y a plus de six cents ans ! m’écriai-je.

— Six cents ans, vraiment ? repartit la voix. C’est une grande et pénible erreur que de compter par années. Le temps existe-t-il devant une promesse faite en évoquant l’Éternel ? Cher étranger, on franchit plus allègrement et bien plus rapidement les siècles et les millénaires que les lieues en songeant à Dieu, qui fit l’espace et non le temps, et il y a plus loin de Southwark à Canterbury que de l’an mille à l’époque où se situe la vie actuelle.

— Je suis, dis-je, délégué par le Club littéraire de Upper-Thames et…

— J’entends bien que ce soit là le début d’une très belle histoire, dit la voix, mais la parole est à Monsieur Kupfergrun.

Le chat Murr me lança un dur coup de griffe et je me tus.