LE BONHOMME MAYEUX

En 1849, je n’étais qu’une sotte image, tavelée de rouille et tachée de graisse, épinglée sur une porte de placard dans les cuisines du château de Claremont, à cinq lieues françaises de Londres.

Le cuisinier Trochard, soldat de Valmy et demi-solde, dévoué au roi en exil et à sa fortune, dans un geste de rancune, me cloua à cette place comme à un pilori.

— C’est toi, sale merle, bavard et stupide, qui portes la faute de la perte royale, me criait-il après boire.

Et, non content de m’accabler d’injures, il me lapidait de rogatons et d’ordures.

Un historien lui aurait certes donné tort, mais Trochard savait à peine épeler les gazettes venant de France.

Heureusement, aux créatures idéalement plates les peines et les souffrances des êtres à trois dimensions sont épargnées, et je n’éprouvai ni goûts de révolte ni désirs de vengeance.

Jusqu’au jour… à la nuit, pour être plus véridique…

Il y avait un fantôme à Claremont.

Les raisons de ses errances nocturnes et de sa lamentable survie, je n’ai pu les connaître que plus tard.

C’était une chose pâle et chétive glissant silencieusement dans le clair de lune, parfois soupirant et gémissant.

Je crois bien que, au début, il fit peur aux domestiques, à l’exception de Trochard qui, l’ayant surpris une nuit qu’il s’était attardé à boire du dognose, le traita de moisissure et essaya de le chasser à coups de torchon.

Par une nuit particulièrement maussade et brumeuse, il passa à travers la porte close et s’arrêta devant le placard où je faisais si pauvre figure.

— Bonsoir, dit-il.

Les tristes créatures bidimensionnelles n’ont pas le privilège de la parole, et je ne pus lui rendre sa politesse.

— Pourquoi prenez-vous ma place ? continua-t-il plaintivement. Car, en vérité, elle m’appartient.

Mon silence semblait le peiner.

— Mon nom est Chickenhead, dit-il, Uriah Chickenhead… Et, de l’avoir entendu dire par le très grossier et incivil M. Trochard, je sais que l’on vous appelle le Bonhomme Mayeux. Bonsoir, Monsieur Mayeux !

Sur quoi il partit, car une horloge sonnait une heure du matin.

Quand il revint une des nuits suivantes, il se dirigea droit vers moi et reprit la parole.

— Ce placard est à moi, Monsieur Mayeux, parce que j’y ai volontairement laissé ma vie. J’étais valet de chambre au château de Claremont, quand j’y tombai amoureux de la cuisinière. Elle se nommait Sarah Pinkslop, Monsieur Mayeux, mais elle préféra donner son cœur et sa main à un lourdaud du voisinage, le fermier Parkinson. Je ne pus survivre à une si grande douleur et, dans ce placard, je mis fin à mes jours en me pendant à l’aide d’une cravate de soie brune. Je ne sais pourquoi je reviens chaque nuit à l’endroit de ma grande peine, Monsieur Mayeux, mais je crois bien que j’en ai l’obligation.

Depuis cette nuit, je devins en quelque sorte le confident du spectre de feu M. Uriah Chickenhead, mais je dois avouer que ses discours étaient sans grand intérêt.

Une nuit pourtant il me parut qu’un changement était intervenu dans son chétif esprit de revenant.

— J’ai pu m’entretenir avec un fantôme de grandes connaissances, dit-il. Il paraît que le fait d’avoir pris ma place dans mon placard, vous a créé quelque obligation à mon égard. Je pourrais, par exemple, vous contraindre à errer en mon lieu et place dans ce château, mais comme je suis bon et honnête, et ennemi des querelles, je préfère m’entendre avec vous.

Il se passa encore quelque temps avant qu’il voulût s’expliquer davantage.

— Un et deux font trois !

Ce fut cette vérité arithmétique qui décida de notre double sort, celui de Mayeux, image, et de Chickenhead, fantôme.

La vaporeuse figure de mon compagnon de minuit ne cessa de répéter l’axiome des chiffres, comme s’il proclamait les aphorismes sacrés de l’Évangile. Pourtant, c’était la Bonne Parole qui coulait de ses lèvres feues.

— Un et deux font trois ! Mon collègue savant du monde de l’au-delà de la mort est, selon les murmures éternels que ma mémoire retient sans que mon esprit les comprenne, versé en des sciences anciennes et nouvelles, appartenant au trésor infini du savoir de la divinité : science tantrique, connaissance hermétique des prêtres comme des initiés… Il m’enseigne que les fantômes, formes simples de la vie pensante, sont créatures à dimension unique… Vous, Monsieur Mayeux, né d’une vaste pensée humaine, avez acquis une dimension double… N’en tirez aucun orgueil, hélas, car chacune de ses dimensions ajoute un poids effroyable à l’essence !… L’homme et les choses qui sont de son domaine, créations tridimensionnelles, sont lourdes et grossières au-delà de toute imagination. Il se peut qu’une science de l’avenir, encore jalousement cachée dans l’inconnu, leur octroie la connaissance des êtres qui se meuvent sur un plan encore fort mystérieux : celui d’une quatrième et dernière dimension. Les rêveurs qui les auront revêtus des incroyables atours des dieux, mourront d’effroi et de douleur en les découvrant des millions de fois plus denses que le fer et le plomb, écrasés par la matière, incapables d’un geste vers la lumière… Ah ! Monsieur Mayeux, c’est la dernière fois qu’il me sera donné de tenir le langage des êtres proches de l’essence des dieux. Mais peu m’importe ! Je n’ai su m’évader des liens de la terre. J’ai continué à chérir éperdument mes propres chaînes… À cette heure, vous jouissez de l’insensé privilège de toucher de tout près à la plus grande erreur des hommes.

Le fantôme d’Uriah Chickenhead se tut. Sa voix qui paraissait naître de la pâle vibration des rayons de lune, reprit sur un mode monocorde :

— Un et deux font trois !

Son regard d’eau verte s’attacha à mon immobile silhouette.

— De pensée vous serez bientôt homme, Monsieur Mayeux, et moi je le redeviendrai, car nos dimensions vont s’unir.

Il se mit à faire des gestes assez étranges, qu’on aurait pu prendre pour d’inhabiles exercices de gymnastique.

Il élevait les bras, tordait la tête, balançait les jambes, agitait les mains.

Lentement je le vis fondre dans la clarté lunaire. Un vent glacé souffla, arracha de la cloison le papier qui retenait ma figure captive et le fit valser dans l’espace à la façon d’une feuille morte.

Je tombai tout à coup à plat sur le sol et je ressentis pour la première fois la souffrance, celle que vous vaut une chute de trois pieds sur un carrelage de grès rouge.

Monsieur Mayeux, image, était devenu, par une magique fusion de dimensions, Monsieur Mayeux, homme.

*
* *

J’avais gravi en clopinant un escalier de marbre bleu, quand je fis ma première rencontre.

Elle se tenait sur un vaste palier dans la lumière rose d’un lampadaire, et se courbait sur une canne à pommeau d’ivoire.

Je reconnus d’abord un gros jabot, puis une redingote puce, puis un visage un peu lourd où les soucis et les désenchantements sans nombre avaient laissé des sillons pleins d’ombre : le Roi Louis-Philippe. Il me vit et m’observa sans émotion.

— Bonhomme Mayeux, dit-il d’une voix douloureuse, vous voilà enfin ! Il est juste que vous ayez pris place parmi cette lamentable armée de fantômes qui m’annoncent ma fin prochaine.

— Sire, dis-je, je ne suis pas un fantôme, mais à vrai dire…

Il ne parut guère m’entendre.

— Je mérite votre ultime visite, Bonhomme Mayeux. Vous êtes le symbole de ma chute, la raison de ma faillite, la forme hideuse de ma désespérance. Car j’ai cru en vous, et j’ai eu l’immense tort de ne pas croire en votre laideur. Vous êtes la limace sur la salade, le sale bourgeois, celui qui perd, par sa sottise, le régime qui l’accueille et essaye de bâtir sur sa bosse et ses pieds bots.

Il éclata d’un rire terrible et me tourna le dos.

— Sire, m’écriai-je, vous vous trompez. Je suis… euh !… euh !… je suis Uriah Chickenhead !

Il ne m’écouta pas et s’éloigna, accompagné par le staccato de sa canne.

Il décéda dans la semaine.

*
* *

Je m’établis dans Borough, où j’ouvris une épicerie de bonne apparence.

Comment et par qui je reçus ample crédit, voilà ce dont je ne puis me souvenir, si même je l’ai jamais su.

Mais je sentais bien qu’en moi s’agitaient et agissaient des forces contraires.

Ainsi, quand il fallut faire peindre l’enseigne, j’avais bien l’intention de voir figurer sur la façade : « Mayeux – Épiceries fines – Vins, liqueurs, spécialités de France ».

Pourtant le peintre traça en grosses lettres de couleur : « Uriah Chickenhead – Épiceries ».

J’avais beau me présenter aux clients comme Monsieur Mayeux, ils ne m’appelaient pas moins très poliment : Monsieur Chickenhead, et les fournisseurs, ignorant mes lettres signées Mayeux, m’adressaient des factures au nom d’Uriah Chickenhead.

Je suis homme de discours et comme, de l’autre côté de mon comptoir, les auditeurs ne faisaient pas défaut, je débutais souvent par un sonore : Citoyens !

J’avais l’intention de leur parler chartes et libertés, et pourtant j’ajoutais aussitôt : – je vous affirme qu’il n’existe de meilleur cirage que celui de Warren !

J’avais connu en France un joli garçon au visage pâle et doux de jeune fille, M. de Musset, qui écrivait, ma foi, de bien jolis vers, dont certains me chantaient encore dans la mémoire.

 

« Pâle étoile du soir, messagère lointaine. »

 

Je me promettais parfois de les réciter à quelque jolie pratique, mais je n’arrivais qu’à glapir avec une voix de colporteur :

 

Cirage Warren pour souliers
Vous met du soleil aux pieds.

 

Un jour, un ivrogne ouvrit la porte de ma boutique d’un coup de pied tellement brutal que ma sonnette se détacha.

— Tonnerre de Valmy ! rugit-il en me voyant. Voici le Bonhomme Mayeux !

Je reconnus avec colère l’infâme Trochard.

— Pardieu ! m’écriai-je, voilà un geste dont vous allez vous repentir, sac à vin !

Et je sautai sur ma canne… Euh ! c’est-à-dire…

En vérité, je m’inclinai en murmurant :

— Vous vous trompez, Sir, je suis Uriah Chickenhead.

Et au lieu de m’emparer de ma canne pour infliger au faquin une bastonnade méritée, je pris un cigare et le lui offris.

Et ceci est l’histoire, Messieurs, du bonhomme Mayeux… euh !… non… d’Uriah Chickenhead…

*
* *

— Monsieur Mayeux, dit le Chat Murr comme le curieux bonhomme allait se retirer dans l’ombre, vous souvenez-vous des gestes que fit le fantôme d’Uriah Chickenhead, la nuit mémorable où vos dimensions, se fondirent ?

Le bonhomme se gratta le menton.

— Eh ! sans doute… Ce n’est pas plus difficile que cela.

Il se mit à gigoter comme un lapin aux mains du boucher, tordit ses jambes cagneuses, fit des grâces et des courbettes, et…

Soudain il s’effondra.

Un carré de papier, où on pouvait distinguer les formes et les couleurs d’une méchante caricature, tournoyait lentement dans le vide.

Elle glissa vers le foyer où une flamme s’empara d’elle et la dévora.

— Et de trois ! soupira Murr.