TYBURN

Au mois de mai de l’année 1601, le bourreau de Londres, qui avait nom Besnach, dressa une haute estrade précieusement ornée de drap rouge à franges d’or, ce qui indiquait qu’il traiterait une personne de qualité.

Elle arriva accompagnée de six hommes d’armes et de deux prêtres. C’était une jeune fille à longue et opulente chevelure blonde tordue en tresses ; elle portait une tunique blanche de pur lin et, par privilège, avait pu garder ses chaussures, qui étaient de vair. Les prêtres la quittèrent au bas de l’échafaud et, seuls, deux hommes d’armes l’y firent monter par une échelle roide, dont les échelons avaient été soigneusement capitonnés de laine écarlate. Après quoi, les soldats se hâtèrent de descendre et de prendre à leur tour place à l’ombre de l’estrade.

Besnach, le bourreau, la fit asseoir sur un escabeau garni d’un beau coussin de soie rouge et attendit.

La foule murmura, car il lui tardait de voir commencer les tourments de la belle, dont j’ignorais le crime, chose dont je ne me souciais guère d’ailleurs.

Enfin, celui qu’on attendait fut annoncé par un bref coup de trompe ; c’était le juge Hundringham, qui avait pour mission de lire la sentence dernière et de régler l’ordonnance du supplice.

Je détestais le juge Hundringham qui était laid, vaniteux et gros comme un vieux blaireau. Il s’approcha en boitillant de la condamnée et la souffleta légèrement du parchemin qu’il tenait à la main.

C’était contre les règles et j’en fus sincèrement outrée.

Sur quoi Besnach se mit à rire, ce qui, également, était à l’encontre de la bienséance et de ses devoirs de justice.

Je ne sais ce que le juge se mit à déclamer en suivant du doigt l’écriture de son parchemin, mais ce dut être certes effrayant, car la jeune fille se mit à pousser des cris lamentables et à se tordre les bras de désespoir.

En voyant Besnach porter la main à une sorte de calemart de cuir rouge qu’il portait à la ceinture, je compris qu’il allait en tirer les fins instruments d’acier servant à écorcher le visage de ses patients.

Il brandissait un long trivelin, dont il voulait percer les joues de la condamnée, quand une plaisante idée me vint.

J’invoquai prestement l’esprit de la funaire et je fixai les yeux sur Hundringham, Besnach et les lourdes tresses blondes de la jeune fille.

Aussitôt ces tresses se mirent à se tordre, à fouetter l’air avec des claquements secs de lanières et – aha ! laissez-moi rire encore – saisirent à la gorge et le juge et le bourreau.

La condamnée s’évanouit, mais les tresses tenaient bon et, secouant les deux bonshommes comme des pantins de loques et de son, les étranglèrent proprement.

— Miracle ! Miracle !

C’était la foule qui entrait en jeu, affirmant hautement son droit de justice personnel en massacrant sur l’heure les hommes d’armes et les moinillons, et en délivrant la jeune fille, qu’ils emmenèrent en triomphe.

Je ne sais ce qui en advint ; du reste, je ne m’y intéressais plus.

*
* *

Ce fut par une journée chaude de juin que le petit Winterset eut la tête tranchée à Tyburn.

Oh ! je n’aimais pas Winterset. Car pire pendard n’avait vécu depuis des années entre Kingston et Tower-Hill et, malgré l’esprit de la funaire, je n’aurais pas songé à faire tort au bourreau d’une si odieuse tête.

Mais j’étais ce jour de joyeuse humeur ; j’avais bu de la bonne et douce ale de Camden, servie dans un gobelet d’argent, et mangé un pâté d’ortolans gras absolument délectable. Outre cela, Crazy-Crow, le bateleur, s’était installé sous mes fenêtres et m’avait fait rire à m’en faire claquer la rate.

Il fallait achever dignement une journée si bien commencée.

Winterset monta bravement à l’échafaud, s’agenouilla, et la large épée du bourreau s’abattit sur sa nuque.

« Cling ! » fit la lame en vibrant ; et la tête sauta sur le plancher.

Mais au même instant l’exécuteur et ses deux valets se mirent à pousser de hauts cris : Winterset était toujours agenouillé… la tête sur les épaules ! ! !

Heureusement, le juge qui assistait au supplice était un homme de grand bon sens.

— Sorcellerie ! s’écria-t-il… La tête vient de lui repousser ! Bourreau, faites votre devoir ! Qu’on nous délivre de cette hydre !

Pour la seconde fois, l’épée s’abattit et la seconde tête alla rouler à côté du billot.

— Sor… hoqueta le juge.

Mais il ne put en dire davantage, tant il se sentait horrifié en voyant une troisième tête bien en place sur le cou de Winterset.

« Cling ! » elle fut tranchée, comme les deux autres.

L’instant d’après, bourreau, valets et juge se précipitèrent au bas de l’estrade, tandis que Winterset, nanti d’une quatrième tête, se levait en disant :

— C’est assez !

Mais je n’aimais pas Winterset et je n’évoquai plus l’esprit funaire quand, trois heures plus tard, on le brûla vif sur un bûcher abondamment arrosé d’huile et de poix.

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* *

Bah ! on se lasse des meilleures choses.

Un jour, deux heures durant, je fis sonner du cor par un pendu accroché haut et court à la potence.

J’éparpillai une demi-douzaine de bûchers et j’en fis jaillir des torrents d’eau au moment où les bourreaux y mettaient le feu.

Un bonhomme de Twickenham étant sur le point d’être écartelé par quatre robustes étalons du Sussex, les chevaux se changèrent en colombes et il profita du désarroi général pour prendre le large.

Je dus cesser le jeu, car le Parlement allait décréter Tyburn Place impropre aux futures exécutions, et j’aurais été privée de spectacles qui me divertissaient fort.

Je ne troublai plus les œuvres de justice et je me consolai en allongeant de deux pouces, par la puissance de la funaire, le nez de toutes les habitantes de Spite-street.

Malheureusement, je ne songeai pas à en faire autant du mien et je fus sur l’heure jetée en prison, convaincue de criminelle sorcellerie. Il va de soi que je n’y restai pas longtemps : quelques minutes plus tard, je m’évadai, ayant pris forme de souris…

 

Je ne sais quel diable me poussa à m’écrier :

— Belle et très puissante dame, vous ne pourriez plus en faire autant !

— C’est vous qui le dites, jeune présomptueux, se moqua-t-elle. Allons… À moi ma chère funaire !… À moi !…

Sa massive silhouette se fondit comme une vapeur et une petite souris grise monta le long du candélabre de fer et se mit à ronger avec un évident plaisir les larmes de suif des chandelles.

— Et de deux ! glapit le chat Murr en s’élançant.

En un tournemain, la souris fut croquée.

— Peuh ! miaula mon compagnon en reprenant sa place sur mes genoux, ce n’est pas nouveau, nouveau, et j’en ai bien regret. Mon vieil ami le Chat-Botté en avait déjà fait autant.