FALSTAFF SE SOUVIENT

La cité de Denham est si menue qu’elle ressemble à une exquise miniature de ville. Par privilège royal, elle est entourée de puissants remparts de solide pierre nantis d’engins et d’apparaux propres à en assurer la défense et la sécurité.

Les maisons n’y sont pas très grandes, mais solides et confortables, et leurs façades, dont les pierres semblent sortir de fournette, ont l’appétissante couleur des croquignoles de France, dont je fus friand au temps de ma gloire. En l’une de ces demeures, je fus convié par le très honorable Sir Wollesby, qui tenait grande table. Il lui fallut douze jours, sans compter les nuits, trois secrétaires et autant de conseils de cuisine, pour dresser le menu qui devait magnifier la journée de fête et de liesse…

Ah ! si je m’en souviens !… Mais l’éternité entière ne suffirait pas pour que l’éponge de l’oubli passe sur sa splendeur !

Bien que la norme anglaise ignorât, ou méprisât, en ces temps, le potage, il y en avait sept pour ouvrir l’appétit aux convives, et trois cuisiniers venus de France les confectionnèrent et les servirent eux-mêmes à l’aide de happes-soupes en or massif : potage aux poissons du Midi, aux bec-figues, au poivre rouge, à la crème de laitances fraîches, à la purée de noisettes, à la chair fondante de tortue, aux petites écrevisses au vin du Portugal.

Une table longue d’un quart de furlong était couverte de petits plats : beurre de l’Hertford, pris dans la glace de Norvège, olives farcies d’anchois, thon à l’huile et aux piments, achars en boulettes, foies de canards, navets au sucre, œufs de vanneaux en bouquet, andouillettes, galantines, beignets de flétan, truffes farcies, sardines confites, œufs d’esturgeon, pigeons frits, hures de sanglier, homards, pieds de cochons farcis, têtes de veaux, daubes et poivrades.

On mangea de tout et je me sentais en assez grand appétit, toutes ces menues choses avalées, pour affronter les rôts multiples et les grands plats dus au génie du fameux Ruby venu en personne de Carlisle. Il y eut foison de carpes grillées, de selles de mouton et de gigots parfumés d’ail sauvage, de lièvres en marinade, de faisans rôtis, de brochettes d’ortolans, de paons en sauce, de gigues de cerf et de chevreuil, de pâtés de turbot, de marcassin, de grouses d’Écosse.

À côté de ces excellentes nourritures, on servit des perdrix à l’étouffée, des lapereaux sautés, des chapons au vin d’Espagne, des dindes à l’eau-de-vie, des pintades à la flambée, des godivaux et des salmis.

Et combien fastueux fut le dessert composé de vingt-deux sortes de fromages, de darioles au beurre, à l’anis, à la menthe, à la marjolaine et montées en pyramides, de rayons de miel, de gelées, d’omelettes au sucre rouge, de petits fours aux amandines, de riz à la crème, de fruits à l’eau-de-vie, de macarons chauds, et de trente différentes compotes ! Je ne puis passer en revue les vins qui apparurent sur table en flacons, cruchons, amphores et tonnelets et, à ma grande consternation, j’ai oublié les noms des treize liqueurs qu’on versa dans des tasses de vermeil.

Les convives étaient tous gens de bonne condition, d’aucuns très bien nés et de gai commerce. Pour ne faire tort à la vérité, j’avoue qu’avant la fin du festin, qui dura vingt-six heures dont aucune ne fut consacrée au repos ni au sommeil, quelques-uns des invités avaient été emportés par les valets, tandis que d’autres dormaient sous les tables.

Sir Wollesby me tendit une coupe remplie d’où s’envolait une odeur forte d’épices et d’alambic en disant :

— À votre excellente santé, capitaine !

Je m’aperçus alors que ce n’était pas mon hôte qui me portait ce toast charmant, mais un maigriot à longue figure qui grimaçait de toutes ses dents, et dont j’ignorais la présence à cette table fastueuse.

— Holà ! dis-je en acceptant toutefois son offre. Holà ! il me semble que nous n’avons pas été présentés l’un à l’autre.

— Je suis arrivé un peu en retard, dit-il, en façon d’excuse. Au vrai, il n’y avait plus que vous, capitaine, à faire encore honneur au dessert, au moment où je me suis faufilé dans cette salle, dont l’entrée n’était d’ailleurs plus gardée.

Je m’aperçus alors du grand silence qui avait envahi la salle, tout à l’heure remplie de cris, de chansons et de rudes hoquets, et je vis que j’étais seul, en effet, à lever ma coupe vers le lustre aux mourantes lumières.

Je ne suis pas fier, et bien que les habits de l’inconnu me parussent sans recherche ni éclat, je lui souhaitai la bienvenue.

— Je déteste boire seul, affirmai-je en trinquant délibérément. Où se cache ce bon Wollesby ?

— En tournant à droite dans le corridor au sortir de cette salle, répondit le maigrichon, vous le trouverez étendu sur un coffre de chêne, la figure violette et les mains serrées au ventre, qu’il avait douloureux avant de mourir.

— Par le diable ! m’écriai-je. Wollesby est mort ?

— Par la faute de la timbale de tripes aux pistaches.

— Je n’y touchai point, ne pouvant souffrir ce mets si peu délicat, dis-je.

— Je vous crois, capitaine, sinon vous seriez couché à côté de lui sur le coffre ; la timbale contenait un poison fort subtil et très agissant venu d’Italie.

— Il faudra faire courir la nouvelle. Où donc se sont retirés, Hillough, Morton, Cresbury, Banhope, Littlebrock, Beverhurst, Barnage et Sundringham ?

— Sous la table ou ailleurs, capitaine ; c’est le pâté de soles à l’eau d’Armagnac qui les y a mis, par la faute de la même poudre italienne.

— Je ne prise guère ce pâté et n’y ai point goûté.

— C’est pour cela que vous êtes ici, frais et dispos, comme une carpe Manchette dans son bassin.

— Si vous vouliez tirer la cloche pour avertir la valetaille ? demandai-je.

— C’est inutile : ces marauds, servantes et souillons, cuisiniers, rôtisseurs, tournebroches, marmitons, gâte-sauces, valets de pied, garde-manteaux, hallebardiers, laquais, garçons d’écurie, cochers et palefreniers, sans oublier les quatre petits négrillons porteurs de traînes, tous se sont régalés à pleines fiasques de vin de Sicile…

— Pouah ! je ne puis le souffrir !

— Rendu fatal par une drogue vénitienne.

— Hm ! dis-je, je ne sais vraiment comment prendre cette nouvelle, dont la portée m’échappe encore, mais qui aura quelque retentissement en dehors de cette cité bénie. À mon avis on en parlera jusqu’à Londres.

Je repris de la liqueur aux épices, qui était vraiment excellente.

— Noble Seigneur, dis-je alors, j’aime toujours savoir avec qui je bois et je trinque.

— Je suis Ruby, dit-il, le maître cuisinier de Carlisle. Sir Wollesby a fait tort et injure à mon savoir et à mon labeur, en me payant mes honoraires de quinze écus du Roi, dont sept étaient faux et huit rognés.

— Ruby, dis-je, bien que n’étant seigneur ni capitaine, je salue en vous l’homme de décision et d’action. Je vous dois bien des éloges, car tout ce que j’ai mangé ici, était, ma foi, apprêté avec art et connaissance. Pourtant, si la nouvelle se répand par la ville, je crains qu’on ne vous cherche noise et vilaine querelle.

Il se mit à rire de bon cœur.

— Qu’à cela ne tienne, capitaine, répondit-il ; depuis le début du festin la peste noire règne dans la cité de Denham, et les gens y meurent comme les mouches. Or, les habitants ne sont pas nombreux dans la ville, comme vous le savez… et ceux qui, à cette heure, sont encore parmi les vivants, ont déjà le ventre tendu en peau de tambour et tirent une langue d’un pied et noire comme cirage.

— Je m’en irais volontiers d’ici, dis-je, d’autant plus qu’il n’y reste plus rien à boire ni à manger.

— J’ai deux bons chevaux et une calèche à hautes roues…

Nous sortîmes de la ville en passant sur le corps inanimé du gardien de la porte sud.

Dans la campagne, Ruby qui me semblait très bon cocher pourtant, fit verser la voiture dans le fossé.

Le cheval de gauche fut tué, mais je sortis de voiture sans bosse ni égratignure.

Je cassai la tête de Ruby de deux coups de fourgon, dételai le dextre et rentrai seul, mais de belle humeur, à Londres.