LA PLUS BELLE PETITE FILLE DU MONDE
Mare… mare… the nightmare.
Cette voix de terreur montait du roof humide et moite comme un visage de condamné à mort.
Il y avait du reste un condamné à mort qui hurlait son effroyable appel de secours, au seuil de la grande épouvante divine, car Teddy Ruddle allait mourir.
Parfaitement, reprenez encore un petit verre de cette très honorable liqueur. Teddy Ruddle attendait le dernier emballage à faveurs de chanvre pour les requins et les bonites, tout comme Jack Brass, Ludwig Schnabel et Herzlich, deux braves bougres d’Allemands qui venaient d’Altona ou de Brème, et Sammy Cow, le nègre, qui étaient partis avant lui.
Teddy Ruddle voyait des choses bien curieuses. Figurez-vous que, chaque fois qu’il ouvrait les yeux, deux ou trois petits bonshommes pas plus hauts qu’une bouteille de whisky, en pourpoints de peaux de hareng saur, venaient lui dire des choses désagréables.
Alors il accusait le cauchemar et criait de cette voix plaintive que les soirs de grand vent j’entends encore derrière le mica de cet excellent calorifère.
Mare… mare… the night mare…
Ce qui est fort bizarre, c’est qu’après la mort de Teddy Ruddle les trois petits hommes soient restés à bord pour mon plus grand ennui.
Pensez donc, ils me brouillaient drisses et filins, faisaient de grands trous dans ma misaine et riaient follement quand une voile de foc partait au souffle de la tempête comme un immense oiseau noir qui s’en allait dévorer un morceau de nuage.
Je leur ai dit souvent qu’ils n’étaient pas des gentlemen, mais ils riaient plus fort, ce qui démontrait qu’ils étaient gens mal élevés, sans amour-propre et de fort basse condition.
Mais ceci m’éloigne de mon histoire ; je vous dirai peut-être bien des choses encore au sujet de ces trois méchants pantins en casaque d’huile dorée, un soir quand on entendra jusqu’ici pleurer la mer, quand le vent, la pluie, la grêle et les choses méchantes qui habitent les nuages de tempête se querelleront dehors, comme des buveurs de whisky peu convenables que le barman a flanqués dehors en pleine nuit froide.
Voilà, Monsieur, et je vais vous raconter mon histoire et celle de la « May Smiles », parce que vous avez une petite fille qui s’appelle… Comment donc ?
Ah ! oui, moi aussi j’ai une petite fille. Elle est bien plus belle que la vôtre, parce que c’est la plus belle petite fille du monde, mais elle s’appelle Winnie. Elle dort maintenant, et vous devez parler très bas, parce que si vous lui faites de la peine je vous frapperai avec cette bouteille et je vous ferai beaucoup de mal.
Voyez-vous, quand Ivy, la maman de Winnie, mourut, cela n’allait plus bien pour nous, et ce fut la plus bête des misères dans une chambre fort sale de Bromley.
Ma douce Ivy avait raconté de belles histoires de « Babies in the Wood » à Winnie ; et maintenant celle-ci pleurait beaucoup dans la chambre, seule, sans maman pour la consoler, et elle me disait qu’elle voulait un grand château dans une forêt verte, avec des moutons, des voitures et des pages.
Je lui dis alors qu’elle aurait cela et je crois, Dieu me voit, que je l’ai juré.
Je suis allé trouver Isaac Pfeil, l’usurier, et je lui dis que je voulais gagner énormément d’argent.
— Bon, dit ce méchant homme que Dieu punira certainement, connaissez-vous quelque chose de la mer ?
— Non, dis-je.
— Tant mieux, dit-il, j’ai ce qu’il te faut…
Et il m’expliqua l’affaire.
— Ça va, dis-je, je conduirai ta pourriture de schooner sur la Rum-Row, mais jure-moi que, si je ne reviens pas, tu prendras soin de Winnie comme d’une princesse.
Il jura tout ce que je voulus.
— Crache d’abord par terre, dis-je, on ne peut prendre assez de précautions.
Il cracha par terre et jura encore une fois. Je fus donc très rassuré.
Non, il ne tint pas parole et pourtant il avait craché par terre. Dieu le punira horriblement.
Mais j’eus la bonne idée d’aller trouver le Krol, qui buvait du whisky au bar du « Site Enchanteur ».
Le Krol est un homme de bon conseil et dont les connaissances sont sans bornes.
Par exemple, il sait vous dire d’un trait, comme s’il buvait un verre honorable, tous les noms des Whiskies de la terre, et où on les boit, Schiedam de Hollande, Akavit de Suède, Vodka de Russie, Schnaps d’Allemagne… Vous comprenez ?
— Krol, dis-je, vous êtes un homme d’une intelligence réelle… et… – je cherchai – un grand mot pour lui plaire… – et… subreptice… Subreptice est un mot difficile et qui convient aux vastes esprits comme le sien.
Le Krol me regarda d’un air autoritaire et m’ordonna de le régaler avec le meilleur whisky de l’établissement.
— Isaac Pfeil me donne le schooner « May Smiles », chargé de whisky et de rhum à conduire sur la Row. Cette savate de bateau tient l’eau comme une passoire ; elle ne sera pas à cent milles de Galway qu’elle descendra comme une balle de plomb. Alors nous attendrons dans la petite yole un steamer sauveteur et, au retour, cet usurier du diable nous donnera une belle prime.
— Bon, dit le Krol, l’assurance paie, ça va, mais il y a mieux à faire pour vous autres.
Il se pencha vers moi et me parla dix minutes à l’oreille.
— Exige que les caisses et les barils soient bien remplis de rhum et de whisky et non d’eau claire, comme ce damné homme ne manquera de vouloir le faire. Il gagnera toujours assez sur le dédommagement, que sa Compagnie lui versera pour sa « May Smiles ».
Et ainsi il fut fait.
Isaac jura, hurla et pleura, mais je tins bon, disant que souvent les courants marins amenaient les caisses ou les barriques vers la terre et que je ne voulais pas m’expliquer avec les canailles du tribunal maritime.
Le fils de chienne embarqua de l’alcool à plein bord, qu’il assura du reste copieusement et scandaleusement au-dessus de sa valeur.
Mais cela n’est pas mon affaire.
Huit jours après, le Krol et trois excellents mariniers quittèrent mon bord sous une avalanche de bénédictions.
— Crois-moi, dit cet homme éminent, maintenant il tiendra gentiment jusqu’au retour, car pour du bon rafistolage, c’en est du bon.
Cette même nuit j’embarquai mon équipage : trois matelots et un cuisinier nègre – et, aux premières heures du jour, la « May Smiles » cinglait vers l’aventure toute jaune du beau soleil levant.
*
* *
À peine les brumes avaient-elles avalé l’ombre d’Ouessant dans leurs gueules énormes de goules blanches, que je fis jeter trois bouées à la mer, la yole, un bout de planche où on lisait « miles », et quelques bouteilles, qui contenaient un écrit du capitaine Mapple Rubbish, commandant la « May Smiles », apprenant au monde que ce digne marin était mort avec calme, sérénité et beaucoup d’honneur.
Mapple Rubbish, c’était le nom que Pfeil m’avait mis sur de faux papiers, fort bien contrefaits, ma parole.
Ensuite, je me fis descendre sur une planchette à calfat le long du bord, muni d’un pot de bonne couleur blanche, et notre schooner devint le « Lovely Winnie ».
On passa ensuite une merveilleuse soirée à vider une caisse de whisky et à battre le nègre Sammy Cow.
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Et maintenant…
Oh, Dieu ! Il y a comme un grand trou dans ma tête ; on pourrait voir, à travers, la mer, le ciel et les oiseaux qui volent.
Mais, un matin, on s’amarra au large de Long-Island. Il y avait beaucoup de steamers et de schooners qui attendaient l’humeur et l’audace des bootleggers.
On attendit. Ils ne vinrent pas.
L’horizon était piqué de longs panaches de fumée. La damnée flottille de l’Union nous surveillait sans relâche.
C’est alors que vint la tempête.
Elle arriva sur nous, noire et cuivrée ; elle sortait de l’horizon comme un monstrueux paquet de viscères d’un ventre ouvert.
J’ordonnai à Sammy Cow de dire des prières et aux matelots de carguer le moindre bout de toile, puis je dis très poliment :
— Seigneur Dieu, nous sommes entre tes mains.
La tempête nous flanqua alors un énorme coup de pied au derrière. Ah ! la nuit bénie !
Trois patrouilleurs américains et cinq vedettes des douanes se perdirent avec tout leur sale monde à bord, et nous, nous jetâmes l’ancre dans une petite baie ravissante, au nord de Providence, où des gens bien convenables nous achetèrent tout ce que nous avions à bord à des prix impériaux, même que Herzlich pleura une heure durant parce qu’on n’avait pas demandé davantage, et que je dus lui faire entendre raison avec une corde dans laquelle j’avais fait deux nœuds.
Alors, un magnifique vent d’Est, sec comme un whisky d’Irlande, arriva majestueusement des « mountains », ou je ne sais d’où, et nous poussa à souhait vers l’Angleterre. Tout juste comme si on l’avait commandé à l’heure fixe et à la journée, comme disait Teddy Ruddle.
Je me mis alors à faire de la philosophie.
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Hamburg ist eine schöne Stadt
Siehst du wohl !
Ja, da sind so schöne Mädchen
Siehst du wohl !
Ja, da sind so schöne Mädchen
Aber nicht so schön wie du !
Herzlich chantait.
— Herzlich, dis-je, nous avons beaucoup d’argent à nous partager. Qu’en feras-tu !
— Je vais m’acheter un ocarina en argent, me répondit-il sans hésiter.
— Cela n’est rien, dis-je.
— Alors, dit-il, je vais m’asseoir dans une Kneipe avec mon ocarina, et je n’en sortirai que lorsque je n’aurai plus un pfennig.
— Moi, dis-je, je vais acheter un château ; un château dans une forêt pour ma petite Winnie. C’est la plus belle petite fille du monde, vois-tu…
— Tu n’auras pas assez, dit-il. Cela coûte cher. Bois plutôt ton argent.
Je pourrais allonger cette histoire en vous racontant les projets de Brass, de Schnabel, de Ruddle et du nègre, mais cela a si peu d’importance. En général, ils voulaient boire, chanter et aimer les filles. Ruddle, lui, voulait parier aux courses. Je me dis que seul mon projet était beau et pur, et que Dieu excuserait tout ce qu’un papa ferait pour la plus belle petite fille du monde.
Alors je fourrai du poison dans leur soupe.
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* *
Ce fut Cow, le nègre, qui passa le premier en faisant des grimaces affreuses, qui nous firent rire à en mourir nous-mêmes ; mais, une heure plus tard, tous hurlaient et pleuraient, et je hurlai et je pleurai avec eux.
— Fieber… Gelber Fieber, hoqueta Schnabel.
— Oui, dis-je en contrefaisant son hoquet.
Il mourut sur l’escalier du roof.
Peu à peu, il n’y eut plus que des gémissements, puis le ronron du chat géant des voiles.
Herzlich était affalé contre la barre, les yeux grands ouverts, et les jambes raidies de Jack Brass dépassaient d’un gros paquet de cordages et de toiles goudronnées.
Teddy Ruddle avait pu regagner le roof et s’y mit à dire un tas d’insanités.
Je donnai aux morts une sépulture convenable, dans de bons sacs, et pour chacun je dis une prière.
Qu’auriez-vous fait de plus ?
Seul, Teddy Ruddle ne voulait pas mourir, mais je vis à sa figure que cela n’allait pas bien, car il bavait vilainement du noir sur ses couvertures.
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— Mare… mare… the night mare.
Bien que la journée fût triomphante de soleil et d’azur, il ne rentrait qu’une fumeuse lueur dans la cabine.
Ruddle et Brass avaient l’inconvenante habitude de cracher sur les hublots, ce qui les avait rendus ternes comme des tranches de corne fumée.
J’eus beau pousser doucement la porte et regarder par la fenêtre, je ne vis pas le cauchemar.
— Trois bonshommes… hauts comme une bouteille, hoqueta le mourant.
Je ne vis que deux grands cancrelats sombres qui, sur le bord d’une gamelle, se faisaient mille politesses.
— Ils sont trois…
— Ils sont trois…
Et cette phrase revint, sempiternelle comme un coup de balancier d’horloge dans une chambre où dorment de vieilles gens las de tant d’années.
— Ils sont trois…
Cette fois, c’était la grande voile qui ronronnait cela ; je la regardai d’une manière fort revêche, mais elle continua :
— Ils sont trois…
La longue houle de l’Atlantique chantait la maudite phrase maintenant, et puis le cri de la barre la répéta, et puis le vent, rabotant allègrement le gréement et les vergues, et puis de curieuses petites voix de gramophone dans la cale, parmi la pourriture de trente années de bourlingue par toutes les mers.
Je descendis dans le roof, où Ruddle invoquait toujours le hideux fantôme des nuits sans sommeil, et je lui donnai une grande tape sur la tête avec une bouteille.
La bouteille se brisa en criant de plaisir ; Ruddle se tut.
Alors, trois petits bonshommes sautèrent sur le plancher en criant d’une voix de crécelle.
— Your Soul ! Ah ! Ah ! Your Soul !…
Ils s’enfuirent dans la nuit qui venait. Et, tout à coup, le vent sauta.
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* *
Le vent sauta !
Il tourna comme si l’on renversait la vapeur d’une machine.
La « Lovely Winnie » hurla, craqua, siffla, se coucha sur tribord et fouetta les vagues de ses mâts.
Le beaupré, entortillé de focs en lambeaux, pendait comme un bras cassé dans une chemise sale.
Et je poursuivis, en bavant de rage, les trois petits bonshommes qui sautaient, dansaient, en criant beaucoup de choses inconvenantes à mon adresse.
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Oui, je suis revenu ! Seul !
Je n’ai pas dormi ; je n’ai pas mangé ; j’ai réparé le beaupré, ce qui est le plus affreux ouvrage qu’un damné pourrait faire.
J’ai tenu la barre, et j’ai fait la hideuse manœuvre des voiles. J’ai…
Mais qu’importe… Je disais à Dieu, et je ne disais que cela : – Seigneur ! Punissez-moi, brisez mes mains, crevez mes yeux, mais faites que j’arrive !
« C’est un papa qui apporte un château dans une forêt, et une voiture et des pages à sa petite fille. Et c’est la plus belle petite fille du monde. »
Et Dieu mena la « Lovely Winnie » à Galway.
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Fidèlement, je vous ai rapporté ici ce que me raconta Bob Bunsby, dans l’appartement luxueux qu’il occupe dans le sanatorium du docteur aliéniste Marden, parmi le glissement feutré et respectueux des valets de chambre et des infirmiers blancs.
Bunsby, qui revint de la Row, la main gauche brisée, une gangrène naissante au pied, l’œil droit crevé, vidé comme un ventre de poisson – Bunsby qui revint avec cent mille livres sterling bien à lui – qui loua avions, trains spéciaux et autos pour arriver vite, vite, très vite à Bromley.
Et qui arriva – Oh Dieu ! laissez-moi, à mes yeux, à mes lèvres, à mon cœur, les êtres que j’aime ! – qui arriva pour entendre dire que Winnie, la plus belle petite fille du monde, était morte de froid et de faim dans une chambre sale, et que son pauvre petit corps était parti sans l’ardente chanson d’un sanglot, sans l’immense caresse d’une larme, sans le tendre fantôme d’un regret, vers la fosse commune.
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Cent mille livres sterling ! Oh ! Damnation !
Dix mille livres d’orchidées sur la fosse des gens qui sont morts faute d’un penny de soupe.
Vingt mille aux églises, dont les tours tremblent sous les formidables appels des bourdons secoués de fièvre, d’où d’interminables cantiques montent en harmonieuses marées, d’où le flot des prières déferle pour battre là-haut de son rythme impérieux l’or des plages célestes, pour demander à Dieu de donner à Winnie son château, dans la forêt verte, et les voitures et les pages.
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Je vous jure sur mon salut éternel que Bunsby le forban, Bunsby le pirate, montera un jour vers Dieu, dans une auréole inouïe de lumière, et que les archanges balaieront devant lui les marches du ciel de leurs ailes de poussières d’astres.
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Pardonnez-moi, à moi qui raconte ceci – et je suis homme à vous casser à tous la figure sans l’ombre d’un remords –, pardonnez-moi maintenant si, jetant mon verre dans le feu, je me fourre les poings dans les yeux et je me mets à pleurer affreusement, comme une bête.