M. GALLAGHER WENT HOME

Que le Seigneur me vienne en aide !

Je suis un pauvre homme qui a vécu dans Sa crainte. La probité fut la première loi de ma vie, et même la charité chrétienne, car je n’ai pas mesuré l’aumône aux misérables, et, si j’ai versé parfois dans le péché, je me suis aussitôt repris par la contrition et le sincère repentir. J’ai eu foi en Sa Justice et en Sa Bonté. Alors, pourquoi m’envoya-t-il des épreuves qui furent au-dessus de mes forces ?

Oh ! my Lord, pourquoi me refusez-Vous la volonté et la grandeur d’âme de Vous en bénir ? Mais pourrais-je le faire encore ? Ma situation est… euh, un peu exceptionnelle, vous en jugerez.

Vous qui m’écoutez, tremblez à présent, car un malheur semblable au mien peut vous guetter à chaque tournant de votre route.

Je me nomme Charles Gallagher, comme j’ai eu l’honneur de vous le dire, et jusqu’au jour de la grande abomination j’habitais la très tranquille Stanworth Street, dans Bermondsey. Je tenais la maison de mon père dont je repris, continuai et amplifiai l’honorable commerce de quincaillerie.

Mon oncle, Barnaby Gallagher, logeait au château de Windsor, dans un des gracieux cottages destinés aux Military Knights, parce qu’il avait rendu des services à sa Gracieuse Majesté et, de ce chef, avait acquis honneur et dignité. Il était pauvre mais fier, et chaque vendredi soir, je le traitais de mon mieux, dans le cercle de ma famille, où on l’honorait beaucoup.

Ah, ma famille !… Dans quels tréfonds de l’enfer subit-elle d’immérités et horribles suppliées ?

Je vous la présente… Hélas !… Elle n’est plus qu’ombres sanglantes et désespérées, comme vous l’apprendrez bientôt avec terreur et pitié : Jane, née Ware, ma très chère épouse ; mon fils, le jeune Mycroft, doux et beau comme un des enfants d’Edouard, tels qu’ils furent peints par Hildebrandt de Düsseldorf ; ma belle-sœur Elfrida Ware, la vaillante aînée de ma chère Jane ; et ce brave et vieux domestique Dighton qui, depuis des années qu’il nous servait, en était venu à faire partie de cette belle famille, si unie et si aimante. Je ne veux pas même en distraire Grimalkin, notre chat, si grave et si dévoué, qui défendait la maison contre l’obscure piraterie des rats et des souris.

Ma maison !… La douce et vieille maison de Stanworth Street, sentant bon l’excellente cuisine d’Elfrida, et la fraîche amertume des lauriers-tin en cuvelle de mon jardinet, où un jet d’eau, svelte comme une liane, taquinait les petits rochers de margritin…

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J’étais fort désolé, ce vendredi soir.

Le vieux Mr. Pankeydrop, se retirant des affaires, offrait un punch à la taverne du « Long Sergent » à Dockhead et, décemment, je ne pouvais me soustraire à sa cordiale invitation.

Tout au long de la soirée, je souffris le martyre.

On commença par offrir au vieux Pankeydrop un vin d’honneur bien mauvais, une sorte de verdagon qui me râpait la gorge, puis on prononça des discours ennuyeux auxquels je ne compris goutte. Je n’ai pas l’estomac solide et le punch, qui vint en bouquet de feu d’artifice, me tordit les entrailles.

Je songeai avec tristesse à mon agréable intérieur où l’on traitait en ce moment le digne Barnaby. J’avais vu à l’office une croûte de pâté, grasse et dorée, et, en quittant la maison, j’avais senti l’affriolante odeur des rissoles de veau et de jambon dont je suis si friand.

Quand le vieux Pankeydrop donna le signal du départ, je constatai avec bonheur que l’heure n’était pas bien tardive.

— Je serai de retour pour le dessert, me dis-je. Des chaussons aux pommes, tout chauds, et un pudding aux framboises.

Connaissez-vous chatterie plus délectable qu’un pudding aux framboises dont la crème est arrosée d’un filet de vieux kirsch ? Moi pas…

Il n’y a pas loin de Dockhead à Stanworth Street, surtout quand on prend par un raccourci de ruelles. Je crois même que je courus un peu, puisque mon haleine sifflait au tournant de la rue et que je ressentis un peu d’essoufflement en glissant la clef dans la serrure.

— Coucou ! C’est moi ! criai-je dès le corridor.

On ne me répondit pas.

Il n’y avait pas de lumière au fond du vestibule.

La veilleuse du bec de gaz était éteinte.

Aucune ligne de clarté ne soulignait la porte de la salle à manger.

Aucun parfum de sauce chaude et de pâte cuite ne vint à ma rencontre.

Un silence énorme coulait de l’escalier en spirale blotti dans l’encoignure du hall.

— Holà ! m’écriai-je. Holà !… Pourquoi faites-vous les morts ?

Je poussai la porte de la salle à manger et un grand souffle froid me passa sur le visage.

Je fis de la lumière.

La pièce était vide, glaciale et morne.

Et toute la maison l’était comme elle.

Où donc étaient passés Jane, Mycroft, Elfrida, Barnaby, Dighton et le chat Grimalkin ?

Pourquoi les casseroles et les plats étaient-ils vides et nets, comme si jamais ils n’avaient servi à une plantureuse et excellente cuisine ? Pourquoi le foyer était-il bourré de cendres froides et coupantes ?

Pourquoi ?

Ces questions je me les suis posées à moi-même, et à tout le monde qui s’est, depuis intéressé à mon mystérieux malheur.

Elles sont restées sans réponse.

Six mois après, j’étais devenu un vieux et malpropre soulard que l’on ramassait en bordure des trottoirs, dans l’eau et la boue du ruisseau, et auquel le juge d’Old Bailey infligeait avec dégoût des amendes hebdomadaires.

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Un vendredi soir, comme j’avais bu beaucoup de vin à la taverne du « Long Serpent » à Dockhead, M. Pankeydrop entra et m’offrit du punch. Le barman nous en apporta un saladier rempli jusqu’aux bords et, à ce qu’il paraît, j’en pris largement ma part. Aigrement, M. Pankeydrop m’en fit la remarque, et je le souffletai avec violence.

Je fus mis à la porte.

Je n’en étais pas moins de bonne humeur.

— Tout cela m’arriva par la faute de ce vieux filou ! me disais-je. Sans son stupide punch d’honneur, je serais au sein de ma belle et bonne famille, j’aurais eu ma part de rissoles de veau et de jambon et j’aurais mangé des chaussons aux pommes et du pudding aux framboises. Rien ne vaut le pudding aux framboises !

Je revins à Stanworth Street et rentrai chez moi.

Je sentis une excellente odeur de choses rôties et je vis une fine règle de clarté sous la porte de la salle à manger.

— Coucou ! m’écriai-je en la poussant.

Un concert formidable, une explosion de cris, une tempête de voix rugissantes, un ouragan de clameurs m’accueillit.

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Tous étaient là, autour de la table inondée de lumière.

Mais Jane me tirait une langue d’un pied et pendait à côté du lustre. Elfrida, tassée dans un fauteuil de velours, ricanait à ma vue et plongeait ses deux mains dans son ventre débridé d’où s’échappait une fumante tripaille.

Au milieu de la table, baignant dans une sauce sanglante, la tête de Barnaby hurlait et me lançait d’effroyables injures.

Mycroft, atrocement blême, tournait vers moi des yeux de loup luisant de fureur ; de ses mains rougies, il achevait d’écarteler la dépouille pantelante de Grimalkin.

Je me jetai en arrière en meuglant d’horreur, juste à temps pour éviter un abominable spectre rose, un écorché vif, qui s’élançait vers moi. Je reconnus pourtant Dighton…

 

Et cet enfer de sang et de clameurs m’accusait d’arriver en retard pour le dessert…

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Laissez-moi partir, Messieurs, je suis attendu. Je vous dois cette vérité. Oui, attendu quelque part.

J’ai mis le feu à ma maison de Stanworth Street ; cette maison que j’ai tant aimée.

Sept habitations voisines ont brûlé avec elle.

Bien des gens y ont péri. Je fus pendu.

Alors, vous comprenez, maintenant, quand je dis que je suis attendu…