LA DANSE DE SALOME
J’ai horreur des préfaces et des préambules.
Vivent les histoires dans lesquelles on rentre comme un couteau dans la chair !
J’ai toujours aimé les petites bicoques qui, dès la porte poussée, vous accueillent avec le sourire de leur feu, les regards de leurs habitants et les parfums de leurs casseroles.
Les longs corridors, qui sonnent faux comme un rire de femme, m’ôtent toute envie de voir les fumoirs ou les vérandas qu’on a greffés au bout de leur pylore.
Pourtant, il faut bien que je vous dise ce que c’est que le « Mermaid », cette flottante saleté de « Mermaid », si vous Voulez comprendre quelque chose à la sotte aventure de Newman Balkan Sull.
Newman Balkan Sull, aussi archi-millionnaire, aussi idiot, aussi fat, aussi hypocrite qu’un âne de Yankee peut l’être…
Un jour, sur l’horizon bordé de bleu et de rose par Nantucket, parut ce steamer crachant la suie et le cambouis et, aussitôt, une joie formidable secoua toute la flottille, amarrée sur la Rum-Row, de l’attente anxieuse.
Le « Mermaid », ce rafiot qui ne demandait qu’à couler honorablement par cinq cents brasses de fond, avait un plancher de sapin posé sur les scories de son lest ; plancher sur lequel on avait vissé des tables de fer peintes en bleu et en blanc crème, ainsi qu’un colossal comptoir en tôle sur lequel les balles ricochaient à merveille, et qui était ma foi une épatante forteresse, d’où le barman pouvait envoyer des bouteilles vides sur la clientèle et, parfois, une excellente balle de revolver en maillechort et plomb.
Ainsi paré, le « Mermaid » était ce que nous appelions un dancing flottant, car parmi les tables vissées et le comptoir-forteresse se mouvaient de pauvres girls peintes, elles, en rouge et en blanc crème (je vous ai déjà dit que les tables étaient en bleu et blanc crème).
Ces girls vendaient la lassitude de leurs jambes, de leurs hanches et de leurs lèvres au rythme de plus de cent vingt fox-trots que chantait un gigantesque gramophone.
Voilà pour le « Mermaid ».
Quant à sa clientèle, c’étaient les honorables marins qui attendent patiemment, hors des eaux territoriales de l’Union, l’audace et l’argent des bootleggers, parfois ces bootleggers en personne, et des espions de la police américaine qu’on reconnaissait à leur manie de fourrer les mains dans les poches des matelots ivres, et d’arrogants propriétaires de yachts qui venaient se saouler là, hors de l’atteinte des lois.
Et Newman Balkan Sull était parmi ces derniers.
*
* *
La nuit où le yacht « Fancy » accoste le « Mermaid », il y a beaucoup de monde dans le dancing et l’on boit énormément.
— Je pense que Mister Newman Balkan Sull commet une erreur, dit le capitaine Archibald Midlay, en voulant aller seul à bord de ce coupe-gorge flottant.
— Certes, c’est une erreur, approuvent Kentucky Jones, le mécanicien, et Bradford Pili, le matelot.
— Comme s’il n’y avait pas moyen de boire à bord du « Fancy », gémit le steward.
Mais ils se taisent, car Newman Balkan Sull sort du minuscule et lumineux salon, toussote à l’aigre brise marine et, de toute sa grêle et visqueuse silhouette de viveur, toise la masse sombre du « Mermaid » qui se dresse devant la coupée.
« Un mille-pattes jetant un défi à un brontosaure. »
Si telle est l’image qui se fixe dans le cerveau du capitaine Midlay, il ne l’exprimera jamais, car sa main se fige respectueusement en un salut militaire à sa casquette galonnée.
— Puis-je faire remarquer à Mr. Newman Balkan Sull le danger qu’il y a…
— Accostez, commande la petite voix de timbale fêlée de l’homoncule millionnaire.
*
* *
Devant la bouteille dorée qui émerge, fine et stupide, en tête de poule d’eau, de la collerette de glace blanche, devant la girl secouée par les houleuses nausées d’un mal de mer naissant, Newman Balkan Sull ne se sent pas trop à l’aise.
La cale est grotesquement décorée d’affiches criardes et de guirlandes de fleurs monstres, sillonnée d’un fantastique flaggen gala de papiers multicolores.
Les rares ampoules, clignotant au gré d’une dynamo quinteuse, sont plus prodigues d’ombres tassées que de clartés.
Les lucioles des cigares et des cigarettes brasillent dans des faces affreuses, fendues de bouches mauvaises et puantes.
Deux matelots chinois médusent leurs visages de fleur de soufre sur des couples hésitants et mélancoliques.
In the last Night
On the Back Porch
clame le gramophone.
Newman Balkan Sull remarque avec une certaine terreur qu’à une table voisine une tête de cauchemar, posée sur un corps d’hercule, l’observe avec une hallucinante arrogance.
— Champagne, Waiter, commande-t-il.
In the last Night
On the Back
Porch.
La brute a des cheveux d’un blanc incroyable. « Un blanc chair de poisson, se dit le propriétaire du « Fancy » – et cette comparaison est déplaisante à son esprit – Et des yeux… »
Ah ! ces yeux…
Un Œdipe de la mer.
Il a dû se les crever tant ils sont rouges, abominablement rouges, et des poches d’ombre y simulent des caillots tremblants.
Bah !… Newman Balkan Sull grimace un sourire : contre la muraille de bâbord passe une caresse têtue, c’est le « Fancy » qui s’y est amarré – le yacht avec son équipage de gars solides et ses revolvers à lourdes balles blindées.
Mais…
Soudain la frôlante caresse n’est plus ; un appel de sirène décroît dans la nuit.
— La… sirène… du… yacht…, balbutie le chétif Crésus.
— Vous comprenez, lui explique le barman goguenard, une forte houle se lève. Cela fatigue les coques et c’est dangereux. Il a pris le large, le bateau de Monsieur. On viendra reprendre Monsieur.
S’il comprend, Newman Balkan Sull !
Il est seul, livré à la foule du crime. Il va mourir, assassiné comme une vieille concierge de Paris.
In the last Night
On the Back Porch.
Les magots de Chine ont tourné leurs regards d’anthracite vers lui.
Les girls sont tassées vers l’avant, en une compacte masse de chair peinte où s’allument des paillettes et la poussière diamantée des tarlatanes.
Alors, mû par un fanatique désir de vivre, le petit homme riche se jette sur la brute aux yeux de fanal, lui pousse son copieux portefeuille dans les mains, lui pique sa princière épingle au lourd solitaire dans le suroît huileux, laisse couler la lumineuse cataracte de ses bagues sur la table poisseuse.
La brute fixe un regard qui saigne sur ce petit homme au teint de ver solitaire, et d’une voix curieuse de fer rabotant le fer :
— Ah ! le sale homme. Je ne veux pas de ces choses.
Et il le bat copieusement.
Saignant, meurtri, sanglotant, Newman Balkan Sull regagne sa chaise.
Un jeune homme en béret de matelot s’approche avec un affreux sourire et, sortant un étui de nickel de sa poche, il en tire des bouts de graisse colorée, se peint les lèvres et se charbonne les yeux.
— Mais moi pien… susurre-t-il avec l’accent vache du bas-fond.
Et il prend le portefeuille et l’épingle.
*
* *
Une ampoule verte s’est allumée.
Elle semble voguer dans la lourde fumée comme une lueur hâve dans un ciel de tourmente.
Newman Balkan Sull regarde avec horreur un abominable tableau de mort.
Tout le monde est mort !
Tous – matelots, rum-runners, coolies, barman, girls – sont morts, verts, décomposés.
L’ampoule verte les a tous tués ! Ah ! Ah !
La pourriture humaine des culs-de-sac marins est montée à bord.
Toute la chair qui a pu se sauver des pinces des crabes, des suçoirs des poulpes, de la lente et sûre déglutition des mollusques, de la sanglante voracité des squales, de l’enlisement féroce des boues glauques, toute cette carie gluante a péniblement fendu la lourde voûte des eaux, pour écouter des fox-trots, voir danser des girls affamées et boire du whisky.
Newman Balkan Sull saisit fébrilement son verre et le repose aussitôt avec un violent dégoût.
Un liquide sombre y dort, morne, sans reflets ; un jet de bile l’a rempli.
Pouah !
— C’est la lumière verte, dit-il. Je n’aime pas cela, mais ce n’est que cela.
— Waiter, du…
Il ne finit pas l’appel au champagne, lancé en défi à sa peur, car une danseuse nouvelle s’avance, grande, grande, mince, irréelle.
« Un fil de chair amincie », se dit-il – et il veut rire, mais il sent que sa comparaison n’est pas si drôle.
Ainsi les âmes doivent plonger droites, grandes, affreusement sveltes et belles, dans le gouffre sidéral où Dieu les attend.
Le gramophone s’est tu. À présent, sa gueule de cuivre avale les fumées.
Seule dans la nuit, monte la lamentation de la mer éternellement blessée par les étraves des hommes.
Et, sans que rien ne l’accompagne, sinon le rythme de cette plainte de géante ou que le douloureux coup d’archet d’une saute de vent sur une drisse tendue, l’apparition danse.
Newman Balkan Sull voit se détendre les muscles minces et puissants, avec une lenteur de réveil millénaire ; puis la danse s’amplifie, grandit, devient tumultueuse comme une vision de fièvre, les bras se tordent, le buste halète, les mains griffent, les yeux paraphent l’ombre de flammes comme les éclairs la page du ciel.
Et voici que ce tourbillon passionné se transforme en une nouvelle lenteur, terrible cette fois-ci, la lenteur des tigres à l’affût dans la jungle, celle des pieuvres dans les cavernes abyssales.
Un groupe lugubre s’approche de la danseuse devenue statue de passion et de fureur. Deux hommes noirs poussent vers elle un homme vêtu de blanc à la figure effroyablement blême, un homme qui chancelle, qui semble vouloir supplier, et du fond de l’ombre verte un bras surgit. Le bras de la ballerine brandissant un sabre.
C’est une lame courte, lourde et inexorable. Un arrêt de mort en acier verdi.
« C’est une fantaisie, voudrait dire Newman Balkan Sull. Une fantaisie trop macabre… »
Mais la lame est d’acier, et l’homme en blanc se tord dans un désespoir immense.
Ah ! AH ! AH !
La danseuse a crié, la danseuse a bondi, la danseuse a frappé.
Et maintenant un chant d’une infinie tristesse monte, un violon invisible pleure.
Sur un large plateau d’argent, la jongleuse de la mort a déposé la tête tranchée et, avec des sanglots fous, elle en caresse les lèvres, les cheveux, l’immense plaie qui saigne.
Aux pieds de Newman Balkan Sull, un corps blanc tressaille encore faiblement et, de la section formidable et nette, un flot noir coule, coule, coule.
*
* *
— Encore ! encore ! Encore !
C’est la foule qui hurle.
Encore !
La danseuse a disparu d’un bond de bête, emportant la tête tranchée, tandis que les hommes noirs s’emparent du corps mutilé.
— Encore !
La danseuse reparaît, dure hautaine ; elle a gardé la lame et attend.
Brusquement, Newman Balkan Sull se sent enlevé par une poigne de démon et jeté aux pieds de la goule.
— C’est à lui qu’il faut couper la caboche maintenant, ordonne une affreuse voix de rocaille.
L’infortuné reconnaît la brute aux yeux de plaie vive.
— Je veux voir sa sale tête sur ce plat, hurle le forcené.
— Bravo ! Oui, oui, approuve la foule.
La danseuse reprend sa pose première, hiératique ; la mer pousse son gémissement de monstre en gésine. L’ampoule verte s’est rallumée.
*
* *
— Arrière, tas de brutes !
L’équipage du « Fancy » était là : le capitaine Archibald Midlay, Kentucky Jones, Bradford Pill et le steward.
— Eh ! quoi, grogne la brute, on ne peut donc pas rigoler !
Un coup de matraque lui écrase le nez. Il regagne sa table, s’essuie la figure et pleure.
Et toute l’hirsute assemblée, tout à coup, se met à rire, formidablement.
*
* *
— Moi, m’a dit le Krol, je connais le truc. C’est un petit bonhomme qui fait le type à qui l’on ôte la citrouille.
» Il a une longue chemise blanche qui l’entortille des cheveux à la plante des pieds et un petit plateau rond peint en rouge sur la tête, et là-dessus on colle une tête en cire.
» Je crois bien qu’il y a une diablerie dans cette tête pour faire chavirer les yeux comme dans les poupées à six shillings.
» Alors la môme qui danse lui allonge un coup avec son bout de sabre, et la tête qui est collée avec du mastic va par terre, et le petit bonhomme dans la robe de nuit aussi, parce qu’il connaît le truc et qu’on lui donne une demi-couronne et un peu de whisky.
» Non, je veux dire beaucoup de whisky, car c’est un secret du métier.
» Alors, votre Seigneurie me donnera beaucoup de whisky à boire parce que j’ai dévoilé un secret, n’est-ce pas ?
» Le petit bonhomme qui est par terre presse une grosse poire de bicyclette qu’il porte sous sa camisole, et il sort beaucoup de café noir par trois ou quatre trous faits dans le plateau.
» Du café ? demandez-vous.
» Et pourquoi pas ? Sous la lumière verte, le sang semble noir comme du jus de chique ; alors on prend du café qui tache moins la robe de nuit du petit bonhomme que de l’eau colorée en rouge.
» C’est de l’économie bien placée.
» Il arrive parfois que la danseuse tape un peu plus bas avec son couteau, et alors le petit bonhomme hurle sous sa chemise et saigne pour de bon. Cela augmente la grande attraction de la danse, mais le petit bonhomme ne reçoit pas plus que sa demi-couronne.
» Est-ce juste ? Non ! Parlons revendications sociales, voulez-vous ?
*
* *
Une avenue attenante à Broadway.
Dans un lit bas, large, immense, divinement blanc, Newman Balkan Sull gigote comme un dégoûtant petit phoque sur le velours polaire d’une banquise.
— Je ne veux pas ! hurle-t-il. Je ne veux pas qu’on mette ma tête sur un plat.
Alors, le valet français, narquois, méprisant, admirable, s’approche :
— Que Monsieur se rassure, l’heure du lunch est passée.
— Sur un plat, gémit le malheureux.
— Moi-même, et Monsieur connaît le respect et l’estime que j’ai pour lui, je n’en mangerais pas.
— Sûr ? implore Newman Balkan Sull.
— Pas même à la sauce Bercy, je le jure à Monsieur.
Et Newman Balkan Sull se rendort, rassuré : le valet français aurait mangé avec délices un talon de botte à la sauce Bercy.