LA TERREUR ROSE

Socrate Birdsie hocha pensivement la tête et me dit :

— Je regrette, Biddy, que tu ne repartes avec nous. Non, non, ne promets rien, poor old fellow ! Quand nous reviendrons tu ne seras plus ici… Tu ne serais pas le premier que ces damnées carrières de kaolin auraient rendu fou.

Goorman, le timonier flamand, approuva.

— Nous ne serons plus que quatre pour conduire le « May Bug » de Fowey à R’dam avec un plein chargement de china-clay. Ce n’est pas trop, mais le vent est bon et la mer est de belle humeur. Tu n’es pas un très bon matelot, Biddy, mais tu as de l’instruction et ta conversation sert à bourrer les heures creuses, quand le vent tombe et que les marées sont contraires. Tu m’as appris beaucoup de choses qui ne se rapportaient pas à la mer, car aux choses de la mer… aha !… il ne faut pas m’en vouloir d’en rire un peu, tu t’y entends comme un zèbre, mais tu cours moins vite…

Socrate Birdsie, le patron, me serra la main.

— On s’en va… Dans deux heures, il nous faut être sortis de la baie. Si tu veux suivre le conseil d’un homme qui n’est pas tout à fait une bête, tourne le dos à ce patelin de poudre de riz et prends la route de l’ouest vers Salisbury, ou de l’est vers Winchester.

Je déclamai quelques vers qu’à tort ou à raison j’attribuais à Coleridge :

 

Je ne serai pas du voyage,
Mais qui dira bu s’en ira mon cœur ?

 

— Bien, dit Goorman, du moment que tu parles à la manière des petits faquins à la Sainte Valentine, il est temps de se dire adieu.

Pendant quinze mois, j’avais fait partie de l’équipage du petit schooner, le « May Bug », qui transportait du kaolin de Fowey et du ciment de Portland en Hollande et en Belgique, et le capitaine comme le second, m’aimaient bien, malgré des états de service sans grands mérites.

— À propos, murmura Socrate, il ne faudra pas trop rechercher la compagnie du clergyman de Barnstaple. À mon avis, cet homme du Severn…

Il chercha une fin de phrase et, ne la trouvant pas, s’en alla en balançant la tête d’un mouvement pensif et attristé qui lui était familier aux graves instants de réflexion.

Je restai seul sur la jetée, à trente pas d’un petit butor étoilé, juché haut sur la pièce médiane d’un vieux duc d’Albe ; une barnache fila à grands coups d’aile au ras des vagues et, à l’intérieur des terres, une locomobile, actionnant les treuils de l’une des carrières, siffla éperdument.

Un poignant sentiment de solitude me pinça le cœur. J’aurais voulu me lancer au pas de course à la suite de mes compagnons, dont les silhouettes penchées avaient disparu derrière le môle, mais un sot amour-propre me retint.

J’étais encore là, dans la silencieuse compagnie du butor gris, quand le schooner, focs gonflés, glissa sur l’eau, son beaupré pointant du bec vers la côte française.

— Je me demande ce que Socrate a bien voulu dire en faisant allusion à l’homme de Barnstaple…

— Rawoo ! fit le butor en virant brusquement sur l’aile et en se perdant dans l’éblouissement azuré de la vastité marine.

— Ah, dis-je, comme tout cela est délicieusement bleu !

Je gardais les yeux obstinément fixés sur l’immense nappe de la mer et du ciel conjugués, faisant un effort pour ne pas tourner la tête.

Car, une fois le regard tourné vers la terre, je savais que le bleu disparaîtrait et ferait place à une teinte envahissante, hallucinante, irrévocablement rose : le chemin qui fonçait à travers la dune couverte de chardons d’une teinte tendre qu’on ne rencontre que là, les deux sémaphores peints à la chaux rose, les étamines roses d’un mât à signaux, et enfin la formidable carrière de kaolin rose, abandonnée aujourd’hui parce qu’on ne chargeait plus que le kaolin blanc et jaune, par les jeux de l’offre et de la demande étrangère.

— Je sais ce que c’est, mon ami. Cela commence par un enchantement sans bornes. On se croit au cœur d’un paradis, d’une précieuse et monstrueuse pierre d’Orient. C’est la magie rose qui vous a saisi, qui vous garde dans son emprise, qui opère par envoûtement sur vos sens et vos esprits…

C’était sur ces mots que j’avais pris congé la veille de l’homme de Barnstaple, celui contre qui mon brave Socrate Birdsie avait essayé de me mettre en garde, au moment de nous séparer.

*
* *

Le rose n’est pas une couleur, c’est le bâtard du rouge triomphant et de la lumière coupable ; né d’un inceste où l’enfer comme le ciel ont joué un rôle, il est resté la teinte de la honte. Mais cela, je ne l’ai senti que plus tard, quand il m’était devenu impossible de sortir encore de la géhenne.

La connaissance d’après coup, celle qui arrive trop tard pour vous sauver, me rappela que le rose est jumelle à l’horreur.

Pleur sanglante des poumons phtisiques, mousse aux lèvres des hommes qui meurent la poitrine percée, tissus visqueux des fœtus, prunelles affreuses des albinos morbides, témoin du virus et du spirochète, compagnon des sanies et de toutes les purulences, il a fallu l’innocence et l’admiration des enfants et des jeunes filles pour l’entourer de désirs et de préférences, et cela même démontre sa malice et sa ténébreuse essence.

*
* *

La carrière béait à ciel ouvert, profonde de cent vingt pieds, son fond envahi par les eaux pluviales qui en faisaient un lac où se blottissait la tendresse des aurores – la seule excuse du monstre.

Les parois étaient abruptes, d’une netteté de muraille de précipice, et éveillaient cette horreur verticale, qui précède d’une seconde le plus fatal des vertiges.

Leur matière grasse et cohésive avait permis aux machines d’y couper comme dans une monstrueuse pâtisserie, n’y laissant ni protubérances, ni sillons, ni ombres portées.

Cela ne permettait au regard ni point d’appui, ni repos ; la vue tombait à pic dans le lac, avec une rigidité de fil à plomb.

J’y revenais depuis dix jours, recherchant avec une fièvre bizarre le minuscule cercle, heureusement sombre, dépassant le haut bord et qui était le reflet de mon visage inquiet penché sur cette terrible féerie.

Je prenais de hâtifs et rebutants repas à une demi-lieue de là, dans une auberge aux murs de calcaire rose, mangeant de filandreuses viandes roses, un pain rosi par l’ergot, buvant une bière rosée comme un petit vin d’épicerie et servi par une maritorne aux joues, aux lèvres, aux mains roses, roses, roses.

Je m’enfuyais, la nausée aux lèvres, pour reprendre aussitôt ma place de damné au sein de cette douceâtre splendeur.

L’homme de Barnstaple n’apparut qu’à l’heure où un bien curieux projet venait de germer dans mon esprit.

*
* *

— Que voulez-vous faire de cette ligne, cet hameçon et ce morceau de viande crue ?

Il ajouta à mi-voix :

— De viande rose ?

Il se tenait à mes côtés, détournant la tête des profondeurs du lac, et je lui sus gré de porter un costume noir de clergyman et non un des atroces complets roses que les rares insulaires que je rencontrais, revêtaient avec une prédilection marquée.

— Je veux pêcher, dis-je. Je vais amorcer cette ligne, qui est très longue comme vous le voyez, et la jeter dans cette eau.

Il passa la main sur son front en sueur.

Pouah !… Je vis des gouttes grasses et roses perler sur ses tempes, et mon cœur se souleva de dégoût.

— Naturellement vous ne prendrez rien, dit-il avec effort. Ces eaux se refusent à toute eclosion de vie.

— Naturellement, approuvai-je.

Et je jetai ma ligne.

Elle y resta trois jours et quand je la remontai, l’amorce était intacte ; seulement, d’avoir reposé sur le fond, elle était complètement engluée de rose tendre.

*
* *

Je crois pourtant que l’envoûtement rose, comme je l’appelais, commençait à perdre son emprise sur mon esprit ; des projets de départ se formaient lentement ; je commençai même une lettre à l’adresse de Socrate Birdsie où je sollicitais un nouvel engagement à bord du « May-Bug ».

Le soir, je retrouvais l’homme de Barnstaple – il s’appelait Tartlet, un nom amusant et un peu ridicule – dans une taverne proche des carrières blanches où l’on échappait enfin à la hantise rose, et où l’on buvait une assez honorable bière brune de Portland.

Peu à peu, nos conversations dévièrent de la norme première, jusqu’au soir où Tartlet poussa un cri et frappa la table d’un tel coup de poing que nos verres furent renversés.

— Cela ne mord pas, cria-t-il, et pour cause !

— Que voulez-vous dire ? demandai-je, car j’étais à mille lieues de pensée de ma pêche inutile.

— Il ne mord pas, parce que vous vous servez d’un appât rose. Pourquoi la grenouille ne mord-elle pas à un bout de chiffon vert, et se jette-t-elle avidement sur un bout de laine rouge ? Pourquoi le taureau méprise-t-il une écharpe bleue et s’en prend-il avec fureur aux oriflammes écartâtes ? Pourquoi le toucan orange pourchasse-t-il avec rage les passereaux gris et laisse-t-il en paix les oiseaux au plumage bariolé d’Arlequin ? Demain, c’est moi qui irai à la pêche, et j’accrocherai un morceau d’étoffe noire à l’hameçon. Ah !… je l’obligerai bien à sortir de sa paix affreuse après tout ce qu’il m’a fait souffrir avec son sale rose !

Il bégayait de colère et l’écume lui venait aux lèvres.

Devant cette étrange fureur, je n’osai lui demander qui était cet il mystérieux qu’il accusait de sa souffrance.

*
* *

Au petit jour, comme je gravissais la dune, je vis Tartlet s’avancer jusqu’au bord de la carrière rose et apprêter sa ligne.

L’aube se levait à peine, mais sa silhouette se détachait très nettement sur l’horizon, hélas !… rose à souhait.

Il est heureux pour moi que je n’étais pas à ses côtés, sinon son épouvantable sort aurait été le mien.

D’une main sûre, il jeta le filin. Je vis un large carré d’étoffe noire voltiger dans l’air et disparaître dans la profondeur.

Alors…

Je crois bien que le sol trembla, car je fus jeté face contre terre. Quand je levai les yeux, je vis la sombre silhouette de Tartlet, les bras levés dans un geste d’ultime horreur, se découpant sur le ciel matinal.

Mais quelque chose avait changé dans l’aspect lointain de la carrière.

 

Un cône gigantesque d’un rose éblouissant montait de son centre, forme massive qu’on aurait pu prendre pour un volcan naissant brusquement dans la vastité. Mais cette forme était agitée d’une vie monstrueuse ; bien vaguement, il est vrai, je crus y distinguer d’abominables apparences humaines, et cela grandit, monta vers le ciel.

Puis j’assistai à une scène d’inexprimable horreur.

Tartlet s’était mis à grandir également. Il devenait gigantesque ; sa tête heurta un nuage et s’y enfouit, mais au fur et à mesure de cette infernale croissance, son corps devenait brumeux, vaporeux, pour n’être bientôt plus qu’une ombre démesurée.

 

Un immense éclair déchira le ciel, une explosion épouvantable ébranla la terre et je voyageai comme un oiseau au-dessus des dunes qui s’effondraient, le long d’une mer qui envahissait la grève de ses vagues rugissantes.

*
* *

Il faut croire que la Sagesse Infinie a voulu conserver la vie à l’unique témoin de cette abomination.

Une tornade colossale ravagea la contrée, mit Salisbury et Winchester en ruines, atteignit Londres après avoir porté la désolation dans le pays des Downs. Un raz de marée monstrueux cueillit en pleine Manche des cargos de deux mille tonnes pour les mettre à sec sur le sable, loin de la mer.

Alors que des milliers d’hommes perdirent la vie dans le cataclysme, je m’en tirai sans la moindre égratignure.

Pourtant, je n’eus garde de souffler mot de mon aventure, car l’asile de Bedlam est de trop bénévole accueil pour les bavards sans connaissance.

Deux ans plus tard, ayant repris service à bord du « May Bug », j’étais de passage à Altona, quand une collision avec un vapeur suédois envoya notre pauvre schooner pour trois semaines en cale sèche. Alors que mes compagnons regagnaient l’Angleterre, je restai à Altona comme garde-bord.

Je ne suis pas un pilier de taverne et je préférais aux kneipen, certes accueillantes, une salle de conférences populaires où des hommes de grand savoir prenaient la parole.

Je m’y liai bientôt d’amitié avec un gros professeur, barbu et chevelu, de mine terrible, mais au demeurant l’homme le plus doux du monde.

Herr Doctor Graupilz avait été attaché pendant vingt ans à l’observatoire de Treptow et, après sa retraite, il continuait à partager sa science avec les humbles d’Altona, sa ville natale.

Entre deux verres, je lui racontai mon aventure et, à mon étonnement, il garda un visage très grave.

— Je me rappelle, dit-il d’une voix altérée, qu’il y a deux ans – oui, c’était à l’époque du grand cataclysme dont vous venez de me parler – un grand nuage cosmique fut visible dans le champ de la constellation du Sagittaire. Nous l’avons photographié à plusieurs reprises et avons constaté, non sans en rire un peu, qu’il avait une forme vaguement humaine. À ce moment, Hopps, de Mount Wilson, observait une nova parue dans le champ de cette même constellation, et il remarqua que le nuage se dirigeait vers elle avec une vélocité inouïe. Nos appareils ne nous ont pas permis de le suivre plus longtemps ; mais Hopps estima qu’une nouvelle galaxie naissait dans cette région désolée de l’espace céleste.

Le Dr Graupilz avait davantage parlé pour lui-même que pour moi, et je ne comprenais goutte à ses savantes paroles.

Il daigna pourtant se mettre à mon niveau en expliquant :

— En supposant qu’un homme soit désintégré, non en atomes, ni en électrons, mais en énergie pure, dont peut-être certains nuages cosmiques sont composés, il prendrait presque forme d’univers dans l’espace. Ainsi, peut-être, l’Intelligence Suprême en a-t-elle agi avec les Grands Révoltés de Sa première création… Mais l’esprit – l’âme si vous voulez – aurait-il participé à cette monstrueuse transformation ? Je ne le crois pas.

— Ainsi, murmurai-je, Tartlet ?…

— Est peut-être posé à la naissance d’un univers. Dans un ou dix milliards d’années, cent peut-être, car le temps est un minime facteur dans la vie du Ciel, Tartlet aura formé une galaxie avec des globes habités, un ou plusieurs soleils, des satellites, des systèmes planétaires, et son esprit sera sur elle, lui assignant ses lois, bonnes ou mauvaises selon son intelligence.

— Dieu ! m’écriai-je.

— Tartlet-Dieu, répliqua le savant en souriant ; et pourquoi n’en serait-il pas ainsi ?…

— Mais le cône rose ?… balbutiai-je.

Il haussa les épaules.

— Ne m’en demandez pas tant, cher garçon. Appelez cela, si vous voulez, la catalyse rose. Pour ma part, j’ai toujours cru reconnaître dans ce mystère que les savants nomment ainsi, une certaine intelligence froide et ordonnée.

— Ce sale rose ! m’écriai-je à bout d’arguments et de compréhension.

— Eh ! dit le professeur Graupilz, je me souviens que l’analyse spectrale du fameux nuage cosmique révéla cette teinte, mais cela ne prouve rien, beaucoup moins que rien. Et sur ce, l’ami, fermons la parenthèse, car c’en est une parmi les innombrables erreurs et hypothèses dont se compose la science des hommes…