LE CHAT ASSASSINÉ
Il n’y a, dans toute l’Allemagne, ville plus délicieuse que Hildesheim, dans le Hanovre, se laissant doucettement arroser par l’Innerste, tranquille et grise, alimentant de mystérieuses et fraîches sources, dont celle qui fournit d’eau claire et glacée la fontaine de la Brunnen-Platz.
Les maisons y ont des visages graves et pourtant avenants ; on les sent accueillantes de cuisine et de cave.
Les gens d’Hildesheim pratiquent une charité large et souriante. Le voyageur qui ne peut faire sonner deux Groschen au fond de ses poches, y trouvera néanmoins bon gîte et excellente table, mains tendues et propos charmants.
Mais la loi des exceptions n’épargna pas la cité merveilleuse, au vif regret des bonnes gens qui désapprouvaient avec amertume l’avarice des quatre dames Puss, habitant une maison à haut perron et étroites fenêtres, dans la Deichstrasse.
Bien qu’elles serrassent dans leurs coffres de lourds sacs de Thalers et que leurs armoires penchassent sous le poids de l’argenterie et de la fine toile, elles faisaient maigre chère, buvaient de l’eau claire et du petit lait, et elles lésinaient sur la bûche et le charbon de terre.
À l’appel des pieux mendiants venus de Thuringe et du pays des forêts, leur porte de chêne cloutée de fer noir restait close, et même le bon pasteur Käge, qui partageait son pain bis et le vin de sa vigne avec les pauvres et les suppliants, n’obtenait jamais d’elles la valeur d’une chandelle bénite.
Mais les portes et les volets de bois plein ne résistent pas à tous les errants, et l’un d’eux parvint un jour à s’introduire dans la maison sans miséricorde de la Deichstrasse, en sautant le mur du jardin et en se faufilant par le soupirail de la cave.
C’était un pauvre chat gris, mangeant rarement à sa faim ; car, depuis que le sorcier de Hameln passa, il n’y a plus guère de rats ni de souris en Allemagne et surtout à Hildesheim.
Le pauvre chat fouilla en vain les recoins les plus obscurs des souterrains, resta patiemment à l’affût des trous suspects ; aucun gibier ne se présenta et, le ventre tordu par la faim, il miaula avec désespoir.
Les dames Puss l’entendirent, et une joie sans bornes alluma des flammes obscures dans leurs âmes noires.
— Deux Groschen pour la peau, calcula l’aînée.
— Trois Pfennigs pour les griffes, à l’usage des superstitieux qui y voient un remède contre la migraine, jubila la puînée.
— Gibelotte ! triomphèrent les deux autres.
Portant lumignons et bâtons, elles descendirent les marches usées de la cave, découvrirent le pauvre chat et l’assommèrent sans pitié.
— Quelle douce et belle peau ! s’écria l’aînée quand elle eut écorché leur victime.
— Je vais monter ces griffes en collier et l’offrir en vente au droguiste du coin, décida la seconde.
— Ah miam ! miam ! comme cela sent bon, annoncèrent les autres en se penchant sur la casserole où mijotaient les lamentables restes de la bête, agrémentés de minces tranches d’oignon et de quelques bribes de thym et de laurier.
Le soir, tout en rongeant les os et léchant leurs assiettes, les dames Puss comptaient et recomptaient les Groschen et les Pfennigs dont elles venaient d’accroître leur fortune.
Et, pendant ce temps-là, l’âme du chat assassiné monta vers le Grand Chat, qui préside à la destinée de la petite gent féline, et elle porta plainte contre ses tortionnaires.
Le Grand Chat la reçut parmi les justes assis à sa droite, lui promit des souris éternelles et décida d’infliger le châtiment aux coupables.
*
* *
— Eh, eh, murmura l’aînée des dames Puss en se retournant dans son lit, comme j’ai chaud ! Jamais je n’ai eu si chaud… Pourtant je n’ai prélevé aucune couverture supplémentaire dans les armoires, de peur de les user trop vite, et pas une de mes sœurs n’aurait osé remettre du charbon sur le feu. Comme j’ai chaud !… Qu’est cela ?…
Elle poussa un cri de frayeur car, en passant la main sur son corps moite de sueur, elle se sentit la peau douce et velue.
— Aïe ! cria en même temps la seconde.
Elle venait de sentir une puce lui mordre l’épaule et, en voulant gratter la démangeante ampoule levée à même sa chair, elle s’était griffée jusqu’au sang.
Oublieuses du coût de la chandelle, elles firent toutes les deux de la lumière, et poussèrent des clameurs horribles.
À la place de l’aînée, un énorme chat noir se tordait dans les draps, et la puînée vit que des ongles de bête venaient de pousser à ses mains et à ses pieds.
Ce fut à la même heure que les deux autres sœurs Puss, mues par une force invincible, s’enfuirent à travers les rues et gagnèrent les champs. Elles couraient au clair de lune, le long d’un bois, quand Grun le braconnier les vit.
— Ah, les beaux lapins ! s’écria-t-il le cœur en joie.
— Nous ne sommes pas des lapins, mais les dames Puss ! s’écrièrent-elles.
— Quels singuliers cris ils viennent de pousser ! s’exclama Grun. Mais qu’à cela ne tienne ! Ils n’en feront pas moins bonne figure dans la marmite…
Il leva son fusil qui avait deux coups et qui fit Pan ! Pan !
— Ils sont un peu maigres, dit Frau Grun en couvrant d’oignon, de thym et de laurier, râbles et cuisses sautant au lard dans la casserole.
— Mais ils sentent très, bon ! protesta Grun. Miam ! Miam !
*
* *
— Un tigre !
— Non, une tigresse !
— C’est une panthère noire… Je m’y connais !
Des coups de feu éclatèrent de toutes parts, puis de lourds bâtons ôtèrent ce qui restait de vie dans la vilaine bête qui s’était effondrée, pantelante et sanglante, sur la berge de l’Innerste.
La seconde des dames Puss fut découverte au petit jour par le montreur d’ours Zigra, dont la roulotte stationnait au bord de la route.
— Un phénomène ! s’écria-t-il. Une femme-lion avec des griffes !
Et il la roua de coups pour la rendre douce et docile.
Puis, comme il n’avait pas d’autre place, il l’enferma avec l’ours dans une petite roulotte-cage.
— Martin est une bonne bête, se dit-il. Et puis, les animaux sauvages font toujours bon ménage.
En quoi il se trompait, car Martin, estimant qu’il se trouvait déjà bien à l’étroit dans son cageot, poussa la dame griffue dans un coin et l’y étouffa.