Au tour du chat Murr

L’aube court aux trousses de la nuit, comme un chat à celles d’une souris, dit tout à coup le chat Murr.

D’un bond, il quitta mes genoux et prit place dans le rond de lumière que la verrine dessinait sur la table.

— Aux premières grisailles du petit jour, continua le chat magique, un grand trouble vient habiter mes yeux, et mes regards, qu’ils soient posés sur les choses d’alentour ou sur celles mêlées aux pensées, sont moins nets.

« Si, cette nuit, je suis parmi vous, c’est qu’une juste curiosité me mit sur la piste d’une œuvre inachevée, qui attendait une suite, avec fièvre et grand désir.

« Mon cher maître, le prodigieux Hoffmann, me consacra sa plus belle œuvre, et elle aussi fut arrêtée par la mort au fil de ses pages. La loi des similitudes m’appela en ces lieux.

« À l’aube, au moment où tant d’entre vous s’en iront en fumées et vaines vapeurs, j’irai rejoindre les grands morts qui conversent inlassablement au Royaume des Ombres éternelles, et je ferai rapport fidèle à mon cher maître. Ce sera là tâche légère, car le génie d’Hoffmann fit de moi un scribe dévoué et attentif, nanti de quelques pouvoirs occultes. Je crains pourtant d’être obligé de le décevoir.

« L’œuvre de Chaucer, qui fut, comme Hoffmann, un conteur divin, ne trouva pas en cette nuit, l’achèvement promis aux plus douces espérances de cet auteur.

« Aussi m’opposerai-je de toutes mes forces, griffes et dents comprises, à l’éventuelle tentative d’un autre Tobias Weep, essayant de reprendre à son compte l’œuvre laissée sans point final par le grand Hoffmann.

« Il ne faut pas que les hommes morts continuent, de l’autre côté de la tombe, à tendre des bras désespérés à leur œuvre laissée sans apothéose. Il ne faut pas que leurs mains fantômes aillent encore supplier les plumes immobiles, ou que leurs prunelles éteintes laissent tomber de posthumes larmes sur les pages restées vierges.

« Il ne faut pas qu’ils usent leurs dernières parcelles de puissance à essayer d’émouvoir les vivants pour qu’ils reprennent la tâche inachevée, car ce que la Mort a fait est bien fait. Telle est la leçon de cette nuit. Et ceux qui ne l’accepteront pas feront œuvre impie, agréable au Grand Ennemi, prince de la géhenne et de l’infinie ténèbre.

« Mais je ne veux pas me montrer mauvais hôte et, comme en d’autres lieux on paie en chansons, je paierai à mon tour, par une histoire.

« N’attendez pas de moi une suite à la belle aventure du magicien Kreisler, de Maître Abraham, de la Benzon…

« Chat, c’est une histoire de chat que je raconte…