REID UNTHANK
J’étais content de moi. Ma plume éclata du bec comme je signai mon manuscrit d’un large paraphe, ce qui est généralement d’excellent augure.
— Il plaira ! aurait dit mon vieux maître d’école qui avait foi dans les signes bons et mauvais, appogiatures des prophéties.
J’empruntai à ma logeuse, dont le mari était maître corroyeur aux tanneries de Putney Communs, le cachet de la corporation, portant la drayoire et, de cire rouge, scellai mon envoi au Club Littéraire d’Upper-Thames.
Ma modestie m’empêcha d’inscrire en tête de mon œuvre une devise, où discrètement mes espérances se trouvaient encloses : « Honneur et Profit ».
J’attendis le samedi suivant avec fièvre.
Souvent, en mes copieuses heures de loisir, mes pas me portaient vers une de ces larges eaux mortes de Isle of Dogs, où l’on prend encore un peu de poisson. Un vieux Chinois, du nom de Su, y avait établi une sorte de bourdingue à claies, dont le coutel s’ouvrait près de l’une des berges de Limehouse Reach, et qui retenait captifs merlans, turbotins, carrelets et émissoles en rupture d’eau salée.
Je m’étais pris d’amitié pour le « Chinck », dont la conversation n’était pas sans charme et contenait pas mal d’enseignements.
Je lui racontai mon aventure dans les grandes lignes.
Su hocha pensivement la tête, suça sa petite pipe noire et dit :
— Mister Weep, le plus grand conteur d’histoires, c’est le diable. Ainsi, méfiez-vous. Je crains que vous n’ayez pas fait œuvre pie en usant encre, plumes et papier à raconter des choses nées de la nuit et de la peur.
— Bah ! répondis-je, le Club Littéraire en décidera.
*
* *
À la taverne de la « Pie Savante », tous les membres étaient présents quand je fis mon entrée, bien que je fusse légèrement en avance sur l’heure fixée pour la réunion.
Le président Milton Shield avait posé mon manuscrit devant lui et fumait gravement sa longue pipe de Gouda.
— Monsieur Weep, dit-il, voudriez-vous me dire ce que vous entendez par la fondation Dan Creswell ?
J’ouvris des yeux ronds de stupeur, quand Mr. Herbert J. Pains, prenant la parole à l’encontre des règlements, se mit à vociférer :
— C’est une injure… à en croire Tobias Weep. Nous buvons ici de l’ale, mangeons du saumon mariné et du mouton froid, fumons du tabac de Hollande aux frais d’un vieux fou qui n’a jamais existé que dans sa coupable imagination. Non, Monsieur Weep, il n’y a que vous pour vous goberger ici sans bourse délier, et cela parce que nous avons commis la bêtise de vous choisir comme secrétaire.
— Bon, grommelai-je, il est devenu fou… fou de jalousie.
Et, du regard, je cherchai Reid Unthank, de qui j’attendais un appui immédiat ; mais, à mon regret, il n’était pas là.
— C’est une injure, continua Pains sur un mode plus rageur encore, que de nommer notre club le « Club Littéraire d’Upper-Thames »… Qu’a-t-il donc de commun avec la coûteuse et inutile sottise qui s’appelle « littérature » ? Nous sommes ici, tous gens honorables et sérieux, ennemis des billevesées, à l’exception de M. Tobias Weep, cela s’entend !
Pour le coup, je me fâchai.
— Vous oubliez donc… m’écriai-je.
Et d’une haleine, en résumant quelque peu, je leur rappelai ma mission.
— Que le Cric me croque, ricana fort incivilement Samuel Jobson, si jamais j’entendis débiter pareilles loufoqueries !… Mais je demande ici la parole pour un fait personnel, auquel je compte bien donner une suite devant les tribunaux. Qui donc, jeune Weep, vous a permis de me traiter de traducteur d’un ouvrage allemand ou chinois ? Et je voudrais bien vous voir prouver que j’en fis tirer deux cents exemplaires à mes frais.
Une tempête de cris et de protestations accueillit ces vilaines paroles, mais leur colère était tournée contre moi, et contre moi seul.
— Il m’accuse d’avoir écrit des vers, d’avoir célébré en une chanson la mort de Caligula ! rugit Littleton. Je lui demanderai raison de cette calomnie !
— Et moi donc !… Laissez-moi me plaindre de l’insolence de ce morveux, reprit Pains. Qu’ai-je à faire avec la naissance d’un certain Chaucer ? Je ne le connais pas… Il est vrai que je traite quelquefois avec la maison Chaucer et Bell, graines et semences en gros…
» Weep a-t-il voulu me faire tort dans mes affaires en insinuant que je m’occupe de choses qui ne me regardent pas au sujet de mes correspondants ? Vous me payerez cela, mon petit Weep, je vous le promets.
Le président parvint enfin à faire taire ces énergumènes et prit la parole ; il avait l’air las et triste.
— Monsieur Weep, dit-il, vous avez bien voulu dire que je ne suis pas un méchant homme ; c’est là en effet la seule vérité enfermée dans les étranges écrits que vous m’avez fait parvenir.
» Je ne me sens pas, personnellement, froissé de m’y voir traité d’ancien professeur de beau langage. Allons, Monsieur Weep, vous ne devriez pas ignorer que je suis à la tête d’un honorable commerce de chapeaux et de casquettes dans Lambeth Walk, et que je n’ai jamais écrit que des factures et des lettres d’affaires ; encore mon comptable se charge-t-il généralement de cet ouvrage. Je prends ces Messieurs à témoin que jamais il ne fut question ici d’une taverne dans Southwark, la « Cotte d’Armes », que jamais vous ne fûtes chargé par moi de composer un ouvrage… hm… littéraire, sur un gentleman nommé Chaucer… Un bon mouvement, Weep, mettez votre folie sur le compte de l’ivresse, si vous le voulez, et j’essayerai de vous absoudre aux yeux de mes amis ici présents, qui, je l’espère, accepteront vos excuses… Vous avez manqué beaucoup à l’honneur de notre club, une estimable société de joueurs de dames, représentée aux championnats les plus difficiles d’Angleterre, en la traitant de club littéraire ! Comme vous me faites de la peine, Monsieur Weep, et comme mon cœur s’est serré à la lecture de vos écrits certainement inspirés par le Malin !
— J’aurais voulu connaître l’avis de notre membre Reid Unthank, dis-je d’une voix défaillante ; malheureusement, il est absent.
Mr. Milton Shield sourit plus tristement encore.
— Et il le restera sans doute, Tobias Weep, car jamais un Reid Unthank n’a fait partie de notre club, comme jamais des étrangers du nom de Kupfergrun et de Canivet n’ont été admis à nos séances.
Pour le coup, je m’effondrai, anéanti par tout ce que je venais d’apprendre.
— Messieurs, dis-je, je regrette de vous avoir fait de la peine, je fais mes excuses à ceux qui se sont crus blessés par mes écrits, et je prie Monsieur Shield de vouloir accepter ma démission.
Comme je me dirigeais vers la porte, Mr. John Sapsoon, qui n’avait pas soufflé mot, me prit par le bras et me dit doucement :
— Mon pauvre Weep, vous savez que je suis médecin. Venez donc me voir à mon cabinet de consultation. Je pourrai faire quelque chose pour vous… Non, ne me remerciez pas encore ; j’espère bien pouvoir vous guérir.
Et, de nuit, errant lamentablement aux confins de Southwark et de Borough, je ne retrouvai pas la « Cotte d’Armes ».
*
* *
C’est dans une des rues traversières de Lower Kennington. Lane, qui mènent vers Drill Hall, que je retrouvai Reid Unthank.
Vous connaissez ces rues étroites et bourgeoises, aux boutiques profondes, mal éclairées, mais fournies avec abondance, cette sorte de Cocagne désordonnée à l’abri de façades suiffeuses et suintantes.
Dans un étalage aux vitres en losange, se tenaient, assises en grave cénacle, une douzaine de poupées noires coiffées de huppes écarlates et brandissant un trident doré. Une pancarte les désignait à l’attention des acheteurs comme la dernière nouveauté de la maison enfantine : « Achetez le Old Nick ».
— Oh ! Daddy, achète-moi le diable !… Vois comme il est beau !
Un ouvrier proprement mis considérait la bizarre pacotille d’un œil penaud.
— C’est bien trop cher, petite fille ! finit-il par dire.
La chère petite fille avait de grands yeux noirs et une magnifique chevelure bouclée.
— Trop cher un si beau diable ! pleurnicha-t-elle.
— Votre fillette a raison, mon ami, le diable est beau et on ne pourrait le payer assez cher, aussi je vais me permettre de le lui offrir.
Un passant glissa un billet de dix shellings dans la main de l’enfant et s’éclipsa en riant.
— Voilà un beau geste qui va droit au cœur du monde, me dis-je. Au regard de Dieu, ces dix shellings sont d’un très bon placement.
Pressant le pas, je rejoignis l’homme généreux et je répétai, cette fois à haute voix :
— Au regard de Dieu, vos dix shellings sont d’un très bon placement, sir !
— Ah ! répondit-il avec tristesse, si c’était vrai !
— Unthank ! m’écriai-je.
— Weep, dit-il sans s’étonner, je vous remercie pour cette bonne parole ; il est vraiment dommage qu’elle soit venue de vous, sinon je me serais repris à espérer un peu. Mais, sur les lèvres des poètes et des sots ne poussent que des paroles vaines, que Celui qui est évoqué par vous n’accepte plus depuis longtemps.
— Donc, vous voici, grondai-je, toute ma rancœur revenue. Il me semble que vous me devez une explication.
— Mon vieux Weep, vous me retrouvez en une journée assez exceptionnelle en ce qui me concerne ; je me sens un peu triste, c’est-à-dire qu’un reflet de bonheur est en moi.
— Le temps est passé où je croyais vous comprendre, Reid Unthank !
— J’ai vu trois choses aujourd’hui, continua-t-il sans paraître m’écouter. Deux amoureux qui se séparaient sur le perron d’une gare et qui pleuraient ; une vieille maman qui bavardait, appuyée sur le bras de son fils, un splendide garçon allez ; et ce papa avec sa petite fille s’amusant comme des fous avec le « Old Nick ».
— Je vois cela tous les jours, dis-je d’un air revêche.
— C’est possible, mais il n’en est pas de même pour moi.
— Pourquoi ?
— Parce que… le mot est terrible, Weep, et il s’écoule parfois des millénaires avant qu’il me soit permis de le concevoir et de le prononcer… parce que ces trois choses sont… divines. Entendez-vous ?
— J’entends, mais…
— … Ne comprends pas. C’est juste ! S’il en était autrement, votre connaissance ferait frémir les étoiles de terreur.
Il parlait si bas que ses paroles étaient à peine perceptibles ; elles me semblaient venir du fond d’un gouffre ouaté de brumes noires.
— En de pareils moments, je pense que l’Autre a oublié… Des amoureux qui laissent couler des larmes parce qu’un temps et un espace infimes vont les séparer quelque peu ; une maman qui vit dans l’orgueil de son fils ; un papa qui fait d’une joie de sa fillette un bonheur sans bornes… Eh bien ! Weep, j’ai senti l’immense valeur de ces larmes, de cet orgueil, de ce bonheur, et j’ai ressenti une des plus profondes félicités humaines : la tristesse.
— Unthank, je renonce à vous suivre, dis-je fort mécontent du tour de l’entretien. Vous n’êtes décidément pas fait comme les autres et…
— … Et cela est la première des vérités, parce que…
— Parce que ?
— Je suis le diable.
Je poussai un éclat de rire insultant.
— Nous y sommes, Unthank. Il fut un temps où je l’ai cru, mais cela m’ennuyait fort, et me mettait en désaccord avec moi-même. Je ne crois pas au diable.
— Il sera dit, ricana Unthank, que je devrai, une fois encore, recourir à des moyens éternels.
Je me mis à hurler d’épouvante.
Mon compagnon venait de se muer en une monstruosité : un mufle de ténèbres crachait des flammes bleues à un pied de mon visage, une immense queue de dragon déchirait l’air, des griffes menaçantes étaient brandies et un masque biscornu s’auréolait de soufre et de phosphore.
— C’est cela que vous vouliez ?… Monsieur Weep fut-il servi selon ses désirs ? demanda Reid Unthank ayant repris ses formes premières.
Je sanglotais d’horreur, mais Reid me tapota amicalement l’épaule.
— N’en parlons plus, Tobias, ou plutôt oublions cette très mesquine prouesse de thaumaturge, dont je suis le premier à reconnaître l’insanité. Rappelez-vous, Weep, qu’aux premiers âges du film, on représenta sur l’écran une fantaisie comique « Satan s’amuse ». Le Malin, venant sur la terre, s’y complaisait à faire fonctionner les siphons à rebours, à enflammer les boissons dans les verres et à escamoter une noce tout entière. Comme si l’Intelligence de la Nuit pouvait trouver quelque joie à des espiègleries de potache ! Pourtant, le titre de cette pantalonnade ne fut pas mal choisi… Quelquefois Satan s’amuse, en effet. Et je vous avoue, Weep…
— Qu’il le fit un jour à mes dépens ?
— Bien dit, camarade !
— Satan me fit perdre une place de secrétaire qui n’était pas si mauvaise après tout.
— Mais vous fit présent d’un livre, sans même vous demander votre âme en échange. Weep, la jolie petite fille brune me fit plaisir en affirmant que le diable était beau ; ne vous montrez pas inférieur à cet enfant, en reconnaissant que la vieille expression « un bon diable » n’est pas toujours mensongère…
Un large porche béait, ombreux et solitaire à nos côtés ; Reid Unthank s’y engouffra brusquement et disparut.
Je restai un moment tout pantois puis, reprenant courage, je criai :
— Unthank, vous n’êtes pas le diable !
J’attendais de pied ferme la réapparition du monstre ardent, mais le porche resta vide et noir ; seule une bonne et solide odeur de pommes de terre rôties vint au-devant de moi, et quelques bribes lointaines d’une chanson écolière :
Aujourd’hui, jour des prix,
Le maître d’école a mis
Sur ma tête une couronne
De feuillage et d’iris…