L’ASSOMPTION DE SEPTIMUS KAMIX
Tout à coup, la danseuse poussa un cri de bête blessée, et ses deux mains lacérèrent la soie rose de sa tunique.
— Seigneur, je n’en puis plus !
Le barman saisit un verre à moitié rempli de whisky et lui en lança le contenu en pleine figure.
L’alcool lui brûla les yeux, qu’un spasme de douleur avait écarquillés, et la malheureuse hurla plus fort.
— Ça n’est pas bien, dit Septimus Kamin.
Et sa main formidable cueillit le barman derrière le comptoir, le balança une minute en l’air, puis l’envoya sur un groupe de consommateurs hostiles.
Il y eut des cris, des jurons, des plaintes et un beau bruit de verre cassé.
Des menaces de mort grondèrent comme des hyènes terrées.
— Si l’on n’est pas sage, dit une voix très douce, presque triste, je cognerai sur vous tous avec une table en fer.
À côté de Septimus Kamin, un être herculéen venait de se dresser en ami.
On reconnut Jim Holloway, le géant de la Row, et le silence qui suivit fut presque respectueux.
— Si donc vous ne fichez pas la paix à cette petite dame et ne la laissez pas soigner son bobo, je vous frotterai à tous le museau avec une poignée de verre cassé, dit Septimus Kamin.
Alors quelqu’un remonta le gramophone.
*
* *
Cela se passait sur la « Mermaid », la flottante saleté de dancing dont je vous ai déjà parlé.
Il n’y avait pas de monde, parce qu’un brouillard noir, gras comme une coulée de suie, stagnait sur la mer.
Le yoles ne s’y aventuraient pas, car les transatlantiques meuglaient ferme dans la nuit épaisse comme un sirop de pommes brûlées, et par deux fois en ce jour on avait entendu ce craquement formidable, suivi d’atroces clameurs de mort et du bruit ironique et satisfait des larges pales d’hélices brassant de l’eau, de l’écume, du brouillard et du sang.
Tout cela résume le drame bref d’une collision, dans le brouillard, d’un schooner et d’un grand courrier de la mer…
— Ce n’est pas parce qu’on fait de mauvaises affaires qu’on doit être malhonnête avec les dames, opina Septimus Kamin en déposant la danseuse sur l’étroite couchette d’une cabine de machiniste.
— Oh ! Oh ! gémit la malade. Ne me quittez pas… Je vais…
— Ben, si ça peut lui faire plaisir, grogna Holloway.
— Ah ! Oh ! Oh ! Aïe…
— En voilà une chanson, dit Septimus. Voulez-vous boire quelque chose ?
La malheureuse fit non de la tête, puis elle poussa un cri tellement aigu que les deux matelots sursautèrent.
— C’est sérieux, dit Holloway.
Septimus ne dit rien, lui, sidéré par une étrange chose qu’il venait de voir, et qui, après dix secondes d’un silence étonné, lui fit pousser une série de Goddam et de Verflucht des plus retentissants…
Car ses yeux venaient de se fixer sur une petite chose rose et gluante, qui ensanglantait les bas beiges de la danseuse et se mit soudain à geindre doucement.
— C’est… murmura Jim.
— C’est mon gosse, pleura la malade. Il est venu plus tôt… que je ne l’attendais… Dieu ! comme je souffre.
Sa pauvre figure se crispait en un masque de suppliciée.
— J’ai voulu danser… jusqu’à la dernière minute, sanglota-t-elle. Il nous faudra de l’argent pour deux maintenant…
— Eh ! La danseuse ! La danseuse ! braillèrent des voix de l’autre côté de la cloison.
— Attendez une minute, dit doucement Septimus.
*
* *
— Alors, c’est entendu, n’est-ce pas ? Une tranquillité de souris dans une maison bourgeoise, et maintenant je vais faire la quête pour la dot du nouveau-né, car c’est une fille. On donne ce que l’on veut, mais à celui qui mettra moins de cinq dollars dans ma casquette, je casserai quelque choses, son nez… ou peut-être toute la figure.
— Hurrah pour la petite fille !
— On l’appellera Mermaid !
— Tu entends, patron, triompha Septimus, c’est bien de l’honneur qu’on fait à ta futaille flottante. Mais je suis d’accord.
— Vive l’enfant de la Rum-Row !
— C’est un porte-bonheur !
La quête fut belle malgré le peu de monde ; la pauvre petite loque humaine, où palpitait la divine étincelle de la vie, apportait un grand frisson de douceur parmi ces cœurs trempés à la peine des jours.
— Septimus ! Eh ! Septimus ! Que faut-il faire de cela ?
Tout effaré, Holloway venait de tirer Septimus par la manche.
— Elle veut qu’on baptise tout de suite la petite, parce qu’elle est catholique.
— Diable ! dit Septimus. Voilà une autre histoire.
— Oui, dit un matelot, si le mioche meurt et s’il n’est pas baptisé, il n’ira pas au ciel, et sa petite âme viendra tout le temps se plaindre à bord des bateaux de la Row. Voilà ce que je dis, moi.
— Ce gentleman a raison, affirma Jim Holloway.
— Et comment faire ? demanda Septimus Kamin au barman.
— On lui verse de l’eau sur la tête et l’on dit : Je te baptise au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit.
— De l’eau ? dit Septimus, méfiant.
— De l’eau ! répéta le barman.
— Pas possible ? grogna Holloway.
— Je sais ce que je dis !
— Si tu le dis, c’est par avarice et méchanceté, trancha Holloway, pour que notre filleule soit mal baptisée et que cela ne te coûte rien. Voilà toujours pour toi, cul de bouteille.
La figure du barman craqua telle une coquille de noix. Il disparut derrière le comptoir comme un épi fauché.
— Bien fait, dit Septimus Kamin, mais cela ne baptise pas la gosse. À mon avis, rien n’est trop bon ni trop beau pour la gloire de Dieu et pour notre filleule.
— Bravo ! cria-t-on.
— Alors, je commande la bouteille de whisky la plus chère qu’il y ait à bord, cria Septimus au waiter. Et ne me trompez pas ! La meilleure et la plus chère, entendez-vous ? Ou vous irez dans l’eau comme une tête de morue.
— Et tout le monde dira ce qu’il connaît de prières et chantera des hymnes, dit Holloway, car on ne me fera pas accroire qu’un baptême cela se fait en deux ou trois mots.
— Très juste, dit Septimus Kamin.
Il versa jusqu’à la dernière goutte de whisky sur le nouveau-né en prononçant les paroles sacramentelles, et tout le monde pria et chanta des hymnes, puis quand l’aube mit quelques misérables traînées jaunes dans la purée sale de la brume, ils posèrent tous un maladroit baiser sur le petit être qui vagissait aigrement dans les bras de sa maman, pâle, épuisée, mais si heureuse.
*
* *
Comme Septimus Kamin et Holloway regagnaient leur bord, un immense monstre jaillit soudain devant eux de la muraille ténébreuse du brouillard. L’éclatement sec d’une amande broyée, une double clameur, une ombre géante trouée de mille hublots lumineux qui fuit dans la brume, la mer… la mort.
*
* *
Hello ! compagnons de la Row. Un bout de pavillon à mi-mât ; deux des nôtres sont morts !
*
* *
Et leurs âmes montèrent droit au ciel.
— Est-ce toi, Septimus Kamin ?
— C’est moi, Holloway.
La terre fuyait sous eux, bulle terne et lente ; des astres nouveaux palpitèrent.
Des ombres aux yeux suppliants ou terrifiés les croisaient, muettes et rapides.
— Des âmes, murmura Holloway.
— Comme nous, Septimus.
L’Infini était bleu, d’un azur éperdu.
— Regarde, dit Holloway.
— Je crois que nous y sommes, répondit son compagnon.
À même l’immense saphir sidéral, des portes d’or géantes brisaient le vol obstiné et douloureux des âmes.
Oh ! elles s’effondraient comme des pluviers sous le plomb d’un chasseur… Elles tombaient rapides et lourdes vers un point de ténèbres de cette immensité bleue, point que les deux marins n’osaient regarder et qu’ils devinaient terrible.
Et voilà que devant eux les portes d’or s’ouvrirent.
*
* *
Oui, elles s’ouvrirent sur un nouveau gouffre plus bleu que jamais, d’où montaient des harmonies.
— C’est le paradis, dit Holloway.
— Faut le croire, dit Septimus Kamin.
Et il salua très bas l’immensité vide de toute présence visible.
Les hymnes montaient toujours en marées de sons et de mélodies ; des ailes diaphanes palpitèrent.
— C’est beau, dit Holloway. Qu’est-ce qu’on joue là-bas ?
— C’est un opéra, dit Septimus.
— On pourra peut-être aller voir, dit Holloway. Pour moi, voyez-vous, je préfère le dancing, mais…
— Tais-toi, raclure, interrompit son compagnon. Voilà du nouveau.
Du fond de la sidérale splendeur, immuable et muette, une lueur naissait. Elle trembla d’abord comme une larme à un cil, puis elle grandit, affermit sa puissance et son éclat.
— C’est… murmura Holloway.
Mais il ne continua pas ; les deux pauvres bougres sentaient que la Minute allait être Suprême. Éternelle.
La lumière fut soudain un chatoiement de toutes les couleurs et des plus impossibles nuances, et avec elle les chansons précipitèrent leur rythme. Chaque atome de l’Infini sembla soudain vibrer de clartés et de sons.
— Je reconnais cette chanson-là, dit Septimus Kamin. Ma mère me la chantait autrefois… Mais tiens, c’est la voix de ma mère…
— Non, dit Holloway, c’est la chanson du vieux maître d’école de Cricklewood. Ma première chanson… Je l’ai apprise…
— Mais non, c’est le chœur que nous chantions tous les soirs, dans notre petite rue tranquille. J’étais encore un petit enfant. Ah ! j’aimais chanter.
— Impossible ! Habitais-tu Cricklewood ? C’est le couplet de mon père quand il couvrait de peinture verte la petite grille du jardin.
— C’est…
— C’est…
— Tu pleures, Septimus ?
— Et toi, âne, as-tu craché sur tes joues pour les mouiller ainsi ?
— Mais… Oh ! Septimus, regarde donc la lumière.
— Diable ! s’exclama l’interpellé.
Mais il se retint d’en dire davantage, sentant l’inconvenance de pareille évocation en ce lieu.
Il y avait pourtant matière à s’étonner pour les deux marins.
La lumière s’était soudain figée… Et, sur l’écran azuré de l’Infini, se profilait, immense, radieuse, taillée dans le flanc ardent de mille soleils… une bouteille de whisky !
*
* *
Alors une voix monta.
Hymne des hymnes, mélodie des mélodies, cantique des cantiques.
— Pour cette seule bouteille de whisky que vous n’avez pas bue, Septimus Kamin et Jim Holloway.
» Pour cette bouteille de whisky qui gagna une petite âme à mon ciel.
» Pour cette bouteille offerte par vos cœurs simples à ma gloire, vous entrerez chez moi, ce soir, et vous serez mes hôtes aimés jusqu’à la fin des siècles.
» En vérité, les ex-voto les plus fastueux de mes églises seront poussières pauvres sur le col de cette bouteille d’or et de soleil.
» Pendant des millénaires, des rois, des cardinaux, des princes et des grands de la terre se prosterneront désespérés devant les portes de ce ciel, qui en un millième de seconde s’ouvrirent devant vous.
Et, à travers leurs larmes heureuses, les deux mauvais garçons virent s’avancer au-devant d’eux la divine silhouette du Christ, qui leur tendait des bras de lumière.
Alors, Septimus Kamin, montrant la bouteille, demanda d’une toute petite voix qui tremblait fort, terrifié par sa propre audace :
— Est-ce que parfois, Seigneur Jésus-Christ, on pourrait en boire… un petit peu ?
*
* *
C’est le Krol qui m’a raconté cela.
Il avait bu énormément, ce qui ne change rien à l’histoire.
Le Krol est un homme éminent et qui connaît bien des choses ; toutefois, je doute fort que le Bon Dieu le tienne au courant de ses affaires.
Pourtant, il est absolument vrai que Septimus Kamin et Holloway moururent dans le brouillard fuligineux, happés par l’étrave meurtrière d’un transatlantique.
Mais les prières d’une pauvre girl, d’une douloureuse maman qui, par un soir d’affreuse détresse, rencontra un peu de sympathie dans l’enfer de sa vie, ces prières n’auront-elles pas aidé beaucoup à entrebâiller les lourdes portes du ciel devant les âmes des deux mauvais garçons ?