Le gros homme raconte
À ce moment, les chandelles arrivant à fond de course et leur lumière se faisant sautillante et trop incertaine, le gros homme, qui semblait avoir la garde du bouge des ombres, les remplaça par une verrine pansue à flamme paisible et jaune.
— Eh, Falstaff ! cria une voix méchante.
Le gros homme secoua la tête d’un air mécontent.
— J’espérais passer inaperçu, grommelait-il. Depuis des siècles que l’on me malmène au mépris de mon ancienne gloire militaire, je méritais un peu d’oubli de votre part.
» Falstaff, dites-vous ? Voilà encore une faute dont on est redevable au grand Will, un chenapan de scribe et d’histrion, qui vola impunément la réputation des morts.
» Mon vrai nom est Fastolf, car c’est ainsi qu’il fut couché sur les registres de Caister Castle en l’année heureuse 1378, celle de mon auguste naissance.
— Parlez-nous de la Journée des Harengs, gros sire, railla la voix, sans égards à cette juste plainte.
— Je n’en ferai rien, bien qu’elle fût glorieuse, pour ma personne comme pour nos armes, au siège d’Orléans. Pourquoi me poursuivre au-delà de ma tombe oubliée ? J’espérais avoir acquis du mérite après ma mort, car jamais mémoire ne fut plus lourdement accablée d’injures et de moqueries que la mienne… Pourquoi ma douce contemporaine, la très noble Christine de Pisan, qui écrivit le « Livre des faits et des bonnes mœurs du roy Charles V », n’a-t-elle laissé aucun écrit de nature à sauvegarder ma mémoire ? On raconte pourtant qu’elle gardait, à mon endroit, quelque obscure tendresse… Il a fallu bien des années à ce misérable Will et à son plus misérable interprète, Garrick, pour m’accuser de goinfrerie sans bornes et de déplorables mœurs… Moi qui, tant de fois, me suis contenté au souper de l’exécrable chair d’un harle et d’une fade grillade de gravelet ! Moi qui me contentais de gras-cuit et qui acceptais sans colère un gigot piqué encore de grateron ! Moi qui avais droit à un furlong de belle haute laine pour garnir ma tente ; moi, dynaste royal, j’usais sans murmures de méchante drapade mal décatie. Ah ! Seigneurs, plaignez-moi et laissez la paix à ma personne restée encore grossette, il est vrai, en dépit de ma subtile essence d’outre-tombe.
— Qui ne vous empêche pas, lardon, de vous goberger, dans les coins, de bonne bière et d’honorable mangeaille non fantôme !
— Il est vrai, concéda Falstaff, que les fantômes jouissent en cette nuit de quelques privilèges bien agréables.
— Jadis, Seigneur de la haute graisse, vous étiez grand amateur et même conteur d’histoires affriolantes, piquantes, sinapisées et à souhait faisandées et truffées.
— Je les ai quelque peu oubliées et si, d’aventure, elles réapparaissent à ma mémoire, je n’y prends plus que faible plaisir ; pourtant, si vous voulez en écouter une qui m’est de douce souvenance, je veux bien prendre place parmi vous, pour la raconter.