LE FLEUVE FLINDERS

Je vous raconterai l’étonnante aventure de mon grand-père maternel, Bernhardt Klapperstorch, qui fit partie de l’énorme troupe d’émigrants allemands qui partit de Mannheim pour l’Australie, en une des années calamiteuses qui suivirent de près le grand incendie de Hambourg.

Bernhardt Klapperstorch, qui reçut aussitôt le petit nom de Berry, et ne le perdit plus jamais, dut interrompre d’excellentes études à Bonn par suite de graves revers de fortune.

En compagnie d’une centaine de solides paysans venant des provinces du Sud, hommes doux, robustes et honnêtes, il quitta la bonne et hospitalière cité de Mannheim, par une triste journée sans soleil, à bord d’un puissant bateau à vapeur descendant le Rhin. À Biebrich, puis à Coblence, et enfin à Cologne, d’autres émigrants s’ajoutèrent aux premiers.

Pendant une courte escale dans la ville prodigieuse du Dôme, il fit la connaissance du Dr Isemgrim qui, lui aussi, tournait à jamais le dos à la patrie, pour des raisons bien obscures et sans doute peu honorables. C’était un grand homme, maigre à faire peur, aux yeux jaunes de basilic et vêtu à la mode de 1830. Mais ses manières étaient courtoises et sa voix agréable à entendre ; il disait des choses sensées et son jugement, clair et net sur bien des sujets, séduisit mon grand-père en moins de temps qu’il ne faut pour le conter.

À Deutz, d’où un dernier trajet en convoi à vapeur devait, en quinze heures, les conduire à Brème, un petit homme, grassouillet et de mine plaisante, compléta un trio de compagnons d’aventure qui ne devait se dissoudre de longtemps.

Il se nommait Peter Holz, venait de Mecklembourg-Strelitz et avait connu Fritz Reuter aux jours où il composait à Neu-Strelitz son adorable roman « Sa petite Altesse ».

À l’en croire, il avait même fourni les principaux éléments de cette histoire amusante et tendre entre toutes.

Peter Holz, qui avait de la fortune, ne désirait que voir du pays, et s’il avait choisi la lointaine Australie pour les débuts de ses voyages, c’est qu’il l’avait tirée à la courte paille entre la Chine et le Mexique.

Ils auraient dû s’embarquer à Brème sur un superbe quatre-mâts, le « Tasmania », mais en lieu et place ils trouvèrent à quai un méchant trois-mâts, barque de 500 tonneaux, le « Flora Bushmann ».

C’était là jeu ordinaire de la part des compagnies d’émigration, qui n’en faisaient jamais autrement et s’entendaient parfaitement à tromper les pauvres gens promis aux lointaines terres de labeur et d’aventures.

Trois jours durant, qu’ils purent consacrer d’ailleurs à leur lamentable installation à bord, les matelots remplirent d’énormes tonneaux, posés à fond de cale, de l’eau trouble et vaseuse du Weser, boisson douteuse et de peu de goût, que la compagnie destinait aux émigrants au cours de l’interminable voyage.

Enfin, un toueur poussif les remorqua jusqu’aux bouches du Weseret ; une fois les premières vagues de la mer du Nord venues à leur rencontre, il abandonna la « Flora » à son sort marin.

Ah ! le lugubre voyage…

Trois cent soixante passagers se trouvèrent encaqués dans un entrepont où il n’y avait certes pas place convenable pour deux cents. La nourriture, assez convenable pendant la première semaine, ne tarda pas à devenir aussi détestable qu’insuffisante.

Un bout de biscuit de mer dur comme pierre, un petit morceau de lard rance, un litron de soupe et un pot de lavasse baptisée thé ou café, au caprice du cuisinier, étaient distribués comme ration quotidienne. Deux fois par semaine, une écuelle de pois chiches, de riz éventé, ou de lentilles rouges parsemées de cadavres de cancrelats, corsait cet horrible menu.

Heureusement pour le Dr Isemgrim et Berry Klapperstorch, le bon Peter Holz fit agir ses beaux thalers trébuchants auprès du quartier-maître. Les trois amis purent quitter l’enfer de l’entrepont pour un réduit à trois couchettes à hublots carrés, pompeusement nommé « cabine de première », et leur ordinaire s’amplifia de viande salée, de volaille au gros sel, de légumes secs, de beignets à l’huile, de rhum frais et même de vin rouge, un peu épais mais néanmoins buvable.

La traversée du Biscaye fut terrible ; on dut clouer les écoutilles de l’entrepont pour éviter de voir celui-ci envahi par les rudes paquets de mer. Quinze émigrants, dont deux femmes et six enfants, y moururent, littéralement asphyxiés ; un gabier fut enlevé de la hune par un mauvais coup de vent ; et un maître-voilier eut les hanches brisées par la chute d’une vergue basse.

L’eau, dite potable, grouillant de cirropodes et de gros vers rouges, on promit une escale à Rio de Janeiro pour refaire provision d’eau.

Mais, presque en vue des côtes du Brésil, de fortes pluies permirent à l’équipage de recueillir une quantité d’eau de pluie suffisante pour remplir une partie des réservoirs, et l’escale promise fut supprimée.

Cette eau, passable au début, ne tarda pas à devenir lourde, saumâtre et presque imbuvable.

Le navire avançait lentement sous un ciel torride et une soif affreuse tortura les infortunés voyageurs, dont trente moururent de fièvre et de maladies foireuses.

Berry, Isemgrim et le bon Peter Holz furent les moins à plaindre, car le quartier-maître les pourvoyait amplement de vin et même de bière et si, d’aventure, une grosse daurade se laissait capturer au bout d’une ligne, ils en avaient une large part.

Au mépris des craintes traditionnelles et des menaçantes prophéties, le Cap fut doublé dans d’excellentes conditions et l’Océan Indien, loin d’accueillir le navire avec un souffle de fournaise, se montra miséricordieux à la grande pitié du bord.

Un mois plus tard, la Terre de Van Diemen émergea des flots, triste et rougeâtre et, le sinistre rocher de King laissé à tribord, on vit les feux de Cap Otway faire signe de bienvenue.

L’Australie était là… Terre promise, faisant oublier les affres d’un infernal voyage.

Après cent trente jours de peines et de souffrances, les maisons blanches de Sydney, ses sept clochers et ses trois douzaines de hautes cheminées parurent, aux passagers du « Flora Bushmann », de merveilleux et paradisiaque accueil.

N’insistons pas pourtant… Je ne puis allonger mon récit par celui des déboires sans nombre qui attendaient mes compatriotes sur cette terre trop jeune.

La plupart d’entre eux furent dirigés sur les Montagnes Bleues, d’autres s’engagèrent pour défricher le « bush », la pouilleuse forêt australienne, et quelques-uns, attirés par les fallacieuses promesses des nouveaux placers de l’hinterland, se perdirent définitivement.

Peter Holz, sur la foi de quelques prospectus, traîna ses deux amis à sa remorque jusqu’à Port Macquarie, y loua un cottage et décida de prendre quelques semaines de repos.

C’est là qu’ils firent la connaissance de Rod Perkins.

*
* *

Berry Klapperstorch eut un mot heureux à propos de Rod Perkins, en disant qu’il entrait tout vivant dans la monotone mélancolie du paysage australien.

Perkins, posé dans le décor d’argile rouge de O’Connel Plains, ou dans celui, hâve et grêle, d’une forêt d’eucalyptus, ou dans la méandreuse grisaille du Macquarie, ne parvenait ni à l’animer ni à l’égayer quelque peu. Partout où il allait, Rod Perkins épousait de plein droit la mélancolie, la solitude et l’abandon.

Par la loi des contrastes, il s’attacha à Peter Holz dès leur première rencontre.

Celle-ci eut lieu au bout de la minuscule jetée de Port Macquarie, où Perkins péchait la langouste.

Il entreprit sur l’heure d’intéresser le brave Allemand à ce sport facile, et il lui vanta la finesse d’un curry aux queues de langoustes grillées et frottées de lombok.

Peter Holz donna la réplique en lui racontant les us et coutumes des bonnes gens de Neu-Strelitz et, pour la première fois de sa vie, Rod Perkins fit une affreuse grimace, qui avait pour lui la valeur merveilleuse d’un rire.

Ils se retrouvèrent le même soir, et ceux qui suivirent, devant le comptoir de l’unique auberge portuaire de la minuscule cité maritime ; Isemgrim et Berry Klapperstorch, étant de la partie, reçurent ample part de l’excellent vin d’Australie offert tour à tour par Perkins et par Holz.

Une quadruple confidence, que Rod Perkins résuma en peu de paroles, décida de la grande équipée.

— Moi, dit-il, tant qu’il y aura des langoustes qui se laisseront prendre à Port Macquarie, je serai un homme comblé par le sort.

» Vous, Meister Klapperstorch, vous ne demandez qu’à retourner en Allemagne avec un pécule honorable, produit d’un travail plus ou moins long, ou d’une heureuse trouvaille dans les champs d’or des Plains ou d’ailleurs.

» Un adage latin enclôt toutes les aspirations du docteur Isemgrim : Urbi bene patria.

» Mon ami Peter Holz, que j’estime particulièrement, désire voir du pays certes, mais il aimerait voir des choses qu’il n’est pas donné à tout le monde de voir.

» J’estime qu’en se ralliant aux vœux de Peter Holz, le docteur Isemgrim ne mettra pas en péril sa part de bonheur, et que Meister Klapperstorch courra la chance de réaliser le sien.

Perkins fuma quelques instants en silence et vida par trois fois son verre, avant de continuer :

— J’étais un tout jeune garçon quand Matthew Flinders arriva en Australie et se mit à en explorer les contrées les plus sauvages. Il limita ses audacieuses recherches au sud-est de la grande île, et ce fut par hasard qu’il atteignit plus tard le Carpantarie et l’estuaire de ce fleuve bizarre, le Guru-Gura, qui depuis reçut son nom.

» Flinders n’en vit pas grand-chose ou, plutôt, ce qu’il en vit suffit pour lui donner l’envie de rentrer en Angleterre.

» Guru-Gura signifie, dans le langage des derniers insulaires du nord, le Sorcier et la Sorcière. Ces indigènes étaient de pauvres sauvages d’industrie nulle et fort arriérés, vivant dans les cavernes marines et ignorant l’usage du feu. Plutôt géophages que mangeurs de poisson, ils vivaient de la façon la plus misérable. Ils furent exterminés jusqu’au dernier par une brusque inondation due aux caprices du fleuve Flinders.

— C’est vraiment regrettable, dit Peter Holz. J’aurais bien voulu les connaître.

— Vous le regretterez davantage, affirma Rod Perkins, quand vous saurez que ces tristes marmousets étaient détenteurs de secrets prodigieux.

— Bien regrettable, en effet, répéta pensivement Peter Holz.

— Les sauvages ne sont plus, dit brusquement Perkins, mais le fleuve Flinders existe toujours.

— Et… et les secrets ?

— Tous ne meurent pas avec les hommes qui les détiennent.

Et, de nouveau, un silence régna autour de la table chargée de flacons et des pipes chevelues de gros tabac de Tasmanie.

— Le fleuve Flinders… murmura Peter Holz à plusieurs reprises.

Puis il se versa du vin en quantité bien plus grande qu’il n’avait coutume de le faire. Ce ne fut cependant que quelques jours plus tard, dans le même décor, qu’il devait donner une forme plus précise à ses pensées.

— Je suis venu aux antipodes, quant à l’espace terrestre, dit-il, mais je voudrais également pouvoir atteindre les antipodes de ma vie première. C’est ainsi que je me représente les jours de plénière quiétude que j’ai vécus à Neu-Strelitz, parmi les personnages de mon cher Fritz Reuter, et ceux que je pourrais vivre parmi les mystères du fleuve Flinders.

Rod Perkins le considéra avec une attention grave.

— Nous attendons, à Port Macquarie, le skipper Snubbins et son schooner, le « Silver Blaze » ; un nom stupide, mais Snubbins ne manque pas de fantaisie. C’est un bon homme, qui n’a pas oublié que, dans le temps, je lui ai rendu service. Je ne pense pas qu’il vous demande bien cher pour vous conduire au Carpentarie et même jusqu’aux bouches du Flinders. Pour moi, je possède une pinasse démontable, pouvant porter quelque toile. Je m’en déferai sans remords à votre profit, Holz, et à celui de vos compagnons.

Ainsi, sans demander l’avis d’Isemgrim, ni celui de Berry, le voyage fut décidé. Pour être franc, il ne leur vint pas à l’idée de formuler la moindre objection : ils auraient trop souffert du départ solitaire de Peter Holz.

Restait l’adhésion du skipper Snubbins à ce projet.

Aha ! elle ne vint pas toute seule !

Pat Snubbins était un géant roux comme un feu, aux muscles de gorille, et avenant comme un boa constrictor.

À peine avait-on parlé du fleuve Flinders qu’une tempête de jurons fit trembler les murs de la taverne où Perkins et les trois Allemands traitaient le marin.

— Pourquoi ne pas vous pendre tout de suite au premier eucalyptus venu ? hurla-t-il. C’est le moyen le plus rapide et le plus direct pour descendre aux enfers et faire la connaissance de Satan et de ses cent mille démons.

Une heure plus tard, il murmurait d’une voix contrite qu’il n’avait rien à refuser à Rod Perkins, pas même un voyage sans retour au séjour des damnés.

La pinasse démontable fut embarquée, et quinze jours après, par bon vent, beau temps et marée propice, le « Silver Blaze » se détachait du quai de Port Macquarie, marchait sur Brisbane, Rockhampton et Cooktown, doublait sans peine le Somerset dans le détroit de Torrès, pour être accueilli sans mauvaise humeur par le Carpentarie et trouver un excellent mouillage dans une baie de la Grote Eilandt.

Alors, Pat Snubbins fit un discours à ses passagers.

— Gentlemen, le vent vient de l’Arafoura, ce qui est propice à vos discutables projets. D’ici deux jours, nous aurons atteint l’embouchure du Flinders. Pourtant, en courant des bordées un peu dures, il est encore temps de tourner rapidement le dos à l’inconnu qui vous attend. Le Ciel me garde toutefois de vouloir peser sur vos décisions. Si vous débarquez sur les rives de ce damné fleuve, je prierai tous les soirs pour vous et je demanderai à Dieu et à ses saints de ne pas vous faire payer trop cher votre curiosité. Dans cette espérance, je reviendrai croiser dans ces parages dans six semaines, le temps qu’il me faudra pour faire un tour dans les îles au large de la Nouvelle Guinée.

Peter Holz remercia chaleureusement le brave marin et voulut lui donner une forte récompense, mais Snubbins refusa d’accepter un farthing de plus que le prix convenu.

Le fleuve Flinders parut à tribord sous le vent, comme une eau bien innocente ; de maigres palétuviers poussaient, des berges, une pointe dans les flots tranquilles parsemés de macreuses et de foulques.

La pinasse fut montée en quelques heures, pourvue d’une livarde carrée, de deux paires d’avirons et de gaffes.

Snubbins présida lui-même à l’arrimage des caisses de vivres, particulièrement abondants et choisis, et il fit des adieux presque émus aux trois voyageurs. Peu après une brume de terre se leva, passa sur la mer et effaça le schooner glissant vers l’horizon.

On campa à terre, sur une petite plage de sable rouge bien abritée. La nuit était douce et, dans un massif de figuiers sauvages, un de ces mystérieux rossignols d’Australie chanta.

À l’aube, le vent continuant à souffler vers la terre, la pinasse remonta sans effort le courant paresseux du fleuve. Les berges verdoyaient, des collines piquées de micas étincelants barraient l’horizon, des canards bleus et de gros plongeons noirs faisaient grand bruit dans les roseaux des rives. Au loin parut une forêt de fougères arborescentes.

*
* *

Le troisième jour, le vent sauta et la navigation devint très lente ; Berry Klapperstorch et le Dr Isemgrim se mirent aux avirons et Peter Holz se chargea de la barre. On avait laissé tomber la livarde, car les trois amis, mauvais marins s’il en fût, ne s’entendaient guère à louvoyer par vent contraire.

Les rames d’une pinasse sont lourdes et longues, dures à manœuvrer, et elles ne permettent pas de faciles avances vers l’amont.

Mais les voyageurs ne s’en souciaient mie : ils n’avaient pas à compter avec le temps.

Et le fleuve Flinders ne se montra pas longtemps jaloux de ses mystères : le premier se manifesta au moment où le Dr Isemgrim réglait la montre du bord sur quatre heures piquées.

— Écoutez ! Écoutez ! cria-t-il tout à coup.

Au loin, dans les brumes légères qui ouataient les flots en amont, montait un appel d’une étrange douceur : « Gura ! Gura ! ». Peu après, un autre y répondait, plus grave, sur un ton de basse profonde : « Guru ! Guru ! ». Il se rapprochait avec vélocité et, soudain, retentit à proximité du bateau.

L’eau bouillonna et, à trois longueurs d’aviron, une monstruosité parut.

*
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C’était une tête énorme, effroyablement chevelue, ou plutôt hérissée de longs piquants de porc-épic, d’un noir terne ; deux yeux pâles, au regard dur et fixe, trouaient cette masse rebutante.

Isemgrim déposa sa montre et s’empara d’une gaffe, mais Peter Holz retint son bras.

— Pourquoi ouvrir les hostilités ? demanda-t-il doucement. Pour être fort laide, cette créature n’est peut-être pas méchante.

Le monstre regarda fixement les hommes et le bateau, plongea et réapparut presque aussitôt, tout près de la rive, où il se hissa péniblement.

— Ah ! par exemple ! s’écria le docteur, on l’aurait cru diantrement plus grand que cela !

Une boule de poils d’où sortaient deux bras musclés, aux mains énormes et palmées, et deux jambes ridiculement atrophiées, rampait à présent entre les brèves végétations du bord.

— Que vous ai-je dit ! s’exclama Peter Holz. Il nous invite à le suivre !

En effet, le singulier animal faisait, du bras, des gestes d’invite parfaitement compréhensibles, poussant de temps à autre son sempiternel « Guru ! Guru ! », mais sur un mode infiniment plus doux et plus bas que le premier appel.

D’un preste coup de barre, Peter Holz poussa la pinasse contre la berge, prit pied et se mit à suivre ce qu’il nomma aussitôt le « singe d’eau ».

Isemgrim et Klapperstorch hésitèrent bien un peu, mais ils ne songeaient pas à laisser Peter Holz seul à la merci de la bête inconnue.

Ils attachèrent la pinasse à un tronc de troène, se pourvurent d’armes à feu et emboîtèrent le pas à l’étrange guide.

Celui-ci, répétant à tout moment ses gestes, contourna une colline conique de sable rouge, traversa un bosquet d’azalées et déboucha dans une clairière circulaire entourée de petits arbres feuillus.

Les trois Allemands poussèrent un même cri de stupeur : une belle maison de pierres blanches et roses se dressait devant eux.

Le simiesque guide traversa en quelques bonds la plaine herbue, gravit le perron, poussa une porte et se tourna vers les hommes.

D’un geste habile, il lissa ses poils luisants d’eau, considéra quelques moments, en silence, les trois amis qui ne faisaient plus mine d’avancer, et dit lentement, comme en cherchant ses mots :

— Veuillez entrer, et soyez les bienvenus.

— Par le Seigneur ! cria Isemgrim. Il a parlé en allemand.

— Vous êtes chez vous, continua le monstre. Je vous souhaite du bon repos.

Et, brusquement, il bondit vers les arbres et disparut.

… La maison était pourvue d’un confort frisant le luxe ; sur une des tables, un repas était servi avec beaucoup de recherche ; les vins de France et d’Allemagne étaient du meilleur cru.

— Non, non, je vous assure que l’on ne rêve pas, grommela Isemgrim en se servant largement de spickgans et en remplissant pour la troisième fois son verre d’un Hocheimer jaune comme de l’or liquide.

Ils dormirent dans des lits de prince et, au matin, ils furent réveillés par l’appétissante odeur du café et du pain chaud.

Isemgrim avala six petits pains mollets aux saucisses et Peter Holz tailla une brèche monstrueuse dans un gros fromage de Munster, pendant que Berry Klapperstorch se confectionnait d’énormes tartines au miel.

Le « singe d’eau » ne réapparut pas.

*
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— Souvenons-nous des délices de Capoue, dit Peter Holz quand, au bout d’une huitaine, ils eurent digéré leur trente ou quarantième repas magique. Voici plusieurs jours que je prélève des heures sur mon sommeil pour apprendre comment notre table est servie, et j’en suis toujours aux premières stupeurs. Il me semble qu’une pareille Cocagne a d’autres choses à nous apprendre.

Ainsi fut décidé le retour vers le fleuve Flinders et la continuation de l’inexplicable aventure.

Quand ils eurent atteint le bord de la clairière, Berry se retourna. La mystérieuse et hospitalière maison avait disparu.

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— Certes, déclara le Dr Isemgrim, il arrive que marins et voyageurs soient atteints, sous les cieux étrangers, de dangereuse calenture, mais jamais fièvre du Capricorne n’a nourri ses victimes de saucisses chaudes, de lapin de garenne et d’oie fumée, ni ne les a abreuvées, de vin de riche treille.

— Gura ! fit une voix très douce.

Deux bras d’un blanc de nacre jaillirent hors des eaux, et la plus belle créature de Dieu se hissa avec une rare souplesse dans le bateau et prit place sur le banc d’avant.

— Vous êtes chez moi, dit-elle en allemand.

Vêtue d’une courte tunique soyeuse collant, toute humide encore, sur un corps de statue grecque, elle riait d’un beau rire clair.

Berry a dit depuis qu’il n’aurait pu décrire son visage qu’en se servant des plus poétiques comparaisons.

— Regardez ! dit-elle en levant la main.

— Un mirage ! s’écria Peter Holz.

Les voyageurs virent dans le ciel, d’où fuyaient les nuages, des rues et des maisons et, comme la vision s’approchait, des gens vaquant à leurs quotidiennes besognes.

— Neu-Strelitz ! s’écria encore Holz ; et soudain des larmes lui jaillirent des yeux.

La fée – on n’aurait pu lui donner d’autre nom – fit un rapide mouvement des bras et les trois hommes eurent une sensation de vertige, se terminant par un léger heurt.

Ils étaient assis dans une taverne au plafond bas, fraîche et un peu sombre. Devant eux, un gros homme hilare, en manches de chemise, posait de grands cruchons de bière mousseuse.

— Kunz ! s’écria Peter Holz.

— Ah ! Monsieur Holz, répondit le tavernier, je suis bien content de vous revoir parmi nous et bien honoré de la compagnie que vous amenez avec vous. J’espère bien que vous resterez jusqu’au soir ; nous donnons un punch, et le correcteur Aepinus, le conseiller Altmann, le joyeux docteur Hempel, Rand et le boulanger Schultz seront des nôtres, ainsi que l’avocat Kägebein qui nous a promis la lecture de ses derniers poèmes.

— Les… personnages… de Fritz Reuter ! balbutia Holz.

Ils restèrent, et jamais soirée de fête ne fut mieux passée à Neu-Strelitz.

— Mes amis, dit Peter Holz, comme les trois compagnons d’aventure se dirigeaient au petit jour vers l’« Hostellerie Rouge », où de bons lits les attendaient, mes amis, je crois qu’il me serait dur de quitter encore Neu-Strelitz. Pensez donc, le conseiller Altmann m’a promis de me présenter à Son Altesse Adolphe-Frédéric, quatrième de ce nom, et à sa charmante sœur la princesse Christine.

» Pour être franc, j’ai toujours été amoureux d’elle et si Son Altesse me confère des titres de noblesse, comme Altmann me le fit entrevoir, bien des espoirs me sont permis…

Quelque chose siffla dans les airs, comme une fronde qui se détend.

Isemgrim et Berry se trouvaient à bord de la pinasse, et la fée mystérieuse les aspergeait en riant aux éclats.

Peter Holz n’était plus parmi eux.

*
* *

Le jour suivant, l’ondine resta à bord jusque vers le soir.

Tout à coup, elle se leva, ses traits charmants se durcirent ; elle eut un geste d’effroi et sauta dans le fleuve.

Un appel rauque monta : « Guru ! Guru ! » – et le monstre hirsute parut sur la berge.

Comme la première fois, il invita les voyageurs à le suivre sur la terre ferme.

Mais un sentiment nouveau venait de naître dans le cœur de Berry Klapperstorch ; il tenait les yeux rivés sur l’endroit où la fée venait de plonger dans le fleuve, et un étrange tourment l’envahit. Il laissa Isemgrim partir seul, à la suite du « singe d’eau ».

Il se passa alors un drame aussi rapide qu’étrange.

Soudain Isemgrim réapparut, portant un objet très lourd qu’il jeta dans le fond du bateau.

— Vite, dit-il, passez-moi le fusil !

À ce moment, des cris de fureur s’élevèrent sur la rive.

Isemgrim fila comme une flèche et, peu d’instants plus tard, une détonation déchirait l’air.

Quelques secondes s’écoulèrent, puis une longue plainte d’agonie monta du lointain, se tut et fit place à un silence énorme, plein d’angoisse et de mystère.

Berry s’apprêtait à gagner la rive, quand la fée émergea brusquement du fleuve et bondit dans l’embarcation.

— Regardez, dit-elle en montrant le ciel assombri.

Un mirage magnifique envahissait la voûte céleste.

— Mannheim ! s’écria Berry Klapperstorch.

Il ressentit le bizarre vertige, suivi d’une brève sensation de chute, et se trouva dans la Weserstrasse, tenant dans les bras un paquet dont le poids lui brisait les membres.

Quand il reprit tous ses esprits, il se trouvait dans un coin discret de la Hofbrau, derrière une haie de palmiers. Sur la banquette de velours, à ses côtés, se tenait une jeune dame simplement mais élégamment mise, qui lui souriait.

— N’oubliez pas le paquet, dit-elle.

Il contenait un fort vilain objet : une grosse tête humaine aux yeux caves et d’une hallucinante laideur, mais elle était en or pur.

Berry en tira une véritable fortune auprès des joailliers juifs.

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* *

Ici, Monsieur Kupfergrun garda un assez long silence.

— Mon grand-père est devenu un des hommes les plus riches de Mannheim, et peut-être des plus heureux.

» Ma grand-mère était une femme d’une beauté éblouissante, qui lui donna de beaux enfants et qui lui fit une vie très heureuse.

» Malheureusement, au cours d’une excursion en bateau sur le Weser, elle passa par-dessus bord et ne reparut plus à la surface.

» Et, bien que mon grand-père eût promis des sommes énormes à ceux qui repêcheraient son corps, on ne le retrouva pas.