XIV
 
LA SÉPARATION

Lorsqu’il finit par s’endormir, il la tenait serrée comme dans un étau ; son visage se pressait contre celui de Virginie et il respirait paisiblement.

Virginie, qui avait pensé à tant de choses en ces derniers temps, ne dormait pas et ne pensait à rien. Jamais encore elle n’avait rencontré pareille force. Il eût été inutile et vain pour elle d’agir par elle-même. Cette puissance, qui l’enveloppait toute, lui apparaissait comme une sorte de réalité inconnue jusqu’alors et auprès de laquelle tout le reste semblait vide et artificiel.

Elle s’était souvenue tout à coup au milieu de la nuit des récits que lui faisait sa mère, sur sa propre famille, tous des marins de Bretagne. De vieilles chansons françaises, relatant les dangers qui attendent le navigateur et ses retours au foyer, lui revenaient à la mémoire. À la fin, elle se rappela, comme venant de très loin, la chanson de la femme du marin, qui chante près du berceau de son nourrisson.

Dans la nuit, lorsque le jeune garçon se réveilla, il se comporta, à l’égard de Virginie, comme un ours devant un rayon de miel. Il poussa de véritables grognements de concupiscence et d’extase. Ils échangèrent par deux fois quelques paroles :

— Sur le bateau, j’ai parfois composé une chanson, dit-il.

— De quoi parlait votre chanson ?

— De la mer, de la vie des marins et de leur mort.

— Dites-moi une strophe.

Il hésita un peu, puis se mit à réciter :

Pendant que j’étais de quart au milieu de la nuit

Il faisait froid

Trois cygnes volèrent vers la lune,

Ils passèrent devant son visage d’or.

Il répéta, un peu gêné, d’or... et, après un court silence, il dit :

— Une pièce de cinq guinées est pareille à la lune, et pourtant, elle n’est pas pareille.

— Avez-vous composé d’autres chansons ? demanda Virginie, qui ne comprenait pas ce qu’entendait le marin, mais ne voulait pas l’ennuyer par ses questions.

— Oui, j’en ai composé d’autres sur mon bateau.

— Récitez-m’en quelques-unes.

Il récita encore :

Quand le ciel est brun et que la mer bâille,

Creusant des abîmes de trois mille brasses

Et que le bateau s’enfonce comme une baleine,

Paul Velling ne pâlit pas.

— Est-ce votre nom ?

— Oui, je m’appelle Paul. Ce n’est pas un vilain nom. Mon père s’appelait Paul et son père aussi. C’est le nom de braves marins fidèles à leurs bateaux. Mon père s’est noyé six mois avant ma naissance. Il est au fond de l’eau.

— Mais vous n’allez pas vous noyer, vous, Paul ?

— Peut-être que non, mais je me suis demandé souvent à quoi avait pensé mon père quand la mer a fini par le prendre.

— Aimez-vous vous représenter ce genre de choses ? interrogea Virginie, un peu effarée.

Il réfléchit à la question, puis il dit :

— Oui ! Il est bon de penser à la tempête et à la mer démontée, l’idée de la mort n’a rien de pénible.

Un peu plus tard, le marin poussa une exclamation, mais presque sans élever la voix :

— Il faut que je regagne le navire dès l’aube : il fait voile ce matin.

Ces mots éveillèrent une résonance douloureuse dans le corps même de Virginie, mais, l’instant d’après, elle fut à nouveau comme annihilée par la violence du marin et ils se rendormirent dans les bras l’un de l’autre.

Elle se réveilla aux premières lueurs grises qui filtrèrent entre les rideaux. Le jeune garçon avait desserré son étreinte, mais dans son profond sommeil, il gardait encore entre les siennes une des mains de Virginie.

Une seule pensée s’empara de l’esprit de Virginie dès son réveil. Jamais encore elle n’avait été absorbée à ce point par une préoccupation unique, à l’exclusion de toute autre :

« Quand il le verra à la lumière du jour, se dit-elle, mon visage lui apparaîtra vieux, poudré, fardé : c’est le visage d’une vieille femme perverse. »

Elle suivait anxieusement les progrès de la lumière : « Il me reste encore dix minutes... encore cinq minutes », pensait-elle, et elle sentait son cœur s’alourdir de plus en plus dans sa poitrine. Et puis ce fut l’heure ! Elle appela par deux fois le dormeur.

Quand il se réveilla, elle lui dit de se lever, s’il voulait retrouver son bateau avant qu’il mît à la voile. Lui, sans répondre, prit la main de Virginie et l’appuya contre sa joue avec un sanglot étouffé. Un oiseau chanta dans le jardin et Virginie dit :

— Écoute, Paul, un oiseau chante ; les chandelles sont toutes consumées, la nuit est finie.

Soudain, comme un animal qui bondit sur sa proie, il la tira hors du lit, la prit dans ses bras et l’emporta :

— Viens ! cria-t-il. Viens avec moi loin d’ici !

Le son de sa voix était à la fois mélodieux comme un chant et terrible comme le hurlement de la tempête. Il la soulevait plus haut que ses bras. Il cria encore :

— Je t’emmènerai dans le navire, je t’y cacherai dans la cale et je te conduirai chez moi.

Elle s’appuya des deux mains contre la poitrine du jeune homme pour le repousser et le sentit haleter comme un soufflet de forge ; mais, elle-même, ne parvint qu’à le faire vaciller un peu, comme un arbre au souffle du vent, tant il la tenait étroitement embrassée. Il resserra encore davantage son étreinte et la souleva très haut, comme s’il eût voulu la jeter sur son épaule.

— Je ne te quitterai pas, fit-il d’un ton qui n’admettait pas de réplique. Te quitter maintenant que tu es à moi ? Jamais, jamais, jamais !

À ce moment-là, Virginie aperçut leurs deux silhouettes imprécises dans un des miroirs. Elle n’aurait pu souhaiter vision plus dramatique. Le jeune garçon, d’une taille dépassant toute mesure humaine, apparaissait formidable, comme un ours furieux dressé sur ses pattes de derrière, et balançait son bras droit eh l’air. Et elle, Virginie, ses longs cheveux flottant derrière elle, restait captive comme une proie sans défense dans son bras gauche. En se débattant, elle réussit à poser un de ses pieds par terre. Le marin la sentit trembler, il ne la lâcha pas, mais la laissa reprendre son équilibre.

— De qui as-tu peur ? fit-il, en l’obligeant à le regarder. Crois-tu donc que je permettrai à qui que ce soit de t’arracher de mes bras ? Tu viendras chez moi. Tu ne craindras ni les tempêtes ni les tourmentes de neige quand je serai avec toi. Tu n’auras jamais rien à craindre au Danemark. Nous dormirons l’un près de l’autre toutes les nuits, comme cette nuit... comme cette nuit.

La terreur mortelle de Virginie n’avait rien à voir avec les tempêtes, les tourmentes de neige ou les vagues en furie. En cet instant, la mort elle-même ne l’effrayait pas : elle ne craignait qu’une chose, c’est qu’il aperçût son visage à la lumière du jour. Au début, elle n’osa pas parler, car elle n’était pas sûre d’elle et savait qu’elle pourrait se trahir. Mais, quand elle se retrouva les deux pieds par terre, elle chercha désespérément le moyen de s’enfuir :

— Tu ne peux m’emporter, dit-elle. Il t’a payé !

— Quoi ? s’écria-t-il effaré.

— Le vieux t’a payé ; il t’a payé pour partir à l’aube. Tu as accepté son argent !

Quand il saisit le sens de ces paroles, il pâlit et lâcha Virginie avec une telle soudaineté qu’elle chancela.

— C’est vrai, fit-il lentement ; il m’a payé et j’ai pris son argent. Mais, s’écria-t-il, à ce moment-là, je ne savais pas.

Il fixait le vide devant lui et au-dessus de la tête de Virginie en murmurant avec effort :

— Je le lui ai promis !

Sa tête tomba lourdement sur l’épaule de la femme ; il enfonça son visage dans ses cheveux et dans sa chair, en gémissant. Puis il la reprit dans ses bras, la porta sur le lit et s’assit à côté d’elle en fermant les yeux. À tout instant, il la soulevait, pressait son corps contre le sien et la recouchait à nouveau.

Virginie était plus calme tant qu’il gardait ses yeux fermés. Elle repassa par la pensée les courts instants de leur intimité pour trouver que lui dire :

— Tu auras ton bateau, fit-elle enfin.

Il répondit après un long silence :

— Oui, j’aurai mon bateau !

Mais, un peu plus tard, il lui demanda :

— Ne m’as-tu pas dit que j’aurais mon bateau ?

Il la souleva un peu plus et la prit longuement dans ses bras ; puis il reprit :

— Et toi, qu’auras-tu ? Et toi ? Que va-t-il advenir de toi, mon amour ?

Virginie se tut.

— Il faut donc que je parte. Il faut que je rejoigne le navire, dit-il, paraissant écouter une voix, et il murmura :

« Un oiseau chante, les bougies sont consumées ; la nuit est finie, il faut partir. »

Mais il ne partit qu’un peu plus tard.

— Adieu, Virginie ! Tu t’appelles Virginie. Mon bateau portera ton nom. Je lui donnerai nos deux noms : Paul et Virginie. Nos deux noms se liront sur sa coque, quand il naviguera dans le Storstrœm et la baie de Kœge.

— Te souviendras-tu de moi ? dit Virginie.

— Oui, dit le marin, toujours ; pendant toute ma vie.

Et il se leva en répétant :

— Je penserai à toi pendant toute ma vie. Comment ne penserais-je pas à toi dans mon bateau. Je penserai à toi en étarquant la voile, et quand je lèverai l’ancre, et aussi quand je jetterai l’ancre. Je penserai à toi le matin, en entendant chanter les oiseaux. Je penserai à ton corps, à ton parfum. Jamais, je ne penserai à une autre fille, parce que tu es la plus belle fille du monde.

Elle l’accompagna jusqu’à la porte et lui entoura le cou de ses bras. Cette partie de la pièce, loin de la fenêtre, restait sombre. Et, tout à coup, Virginie s’entendit pleurer.

« Il me reste une minute », pensa-t-elle pendant qu’ils s’embrassaient, et elle dit :

— Regarde-moi, regarde-moi, Paul !

Il la contempla gravement.

— Rappelle-toi mon visage, dit-elle encore ; regarde-le bien et ne l’oublie pas. Rappelle-toi que j’ai dix-sept ans. Rappelle-toi que je n’ai jamais aimé que toi.

Il répondit :

— Je me souviendrai de tout. Je n’oublierai jamais ton visage.

Elle se cramponnait à lui, le visage levé vers celui du marin ; puis elle sentit qu’il se dégageait de ses bras :

— Il faut que je parte ! dit-il.