XV
 
HISTOIRE DE JENS AABEL ET D’UN SAGE CONSEIL

La lumière de la lampe n’éclairait pas les traits de Jochum Hosewinckel, mais tombait sur ses grandes mains jointes quand il commença son récit.

— Le vieux Jens Guttormsen Aabel, dit-il, était arrivé à Christianssand, venant de Saerterdalen, dont les habitants étaient encore à moitié païens, à cette époque-là. Mais lui était un bon chrétien. Il possédait une large aisance, et toute la ville le respectait. Il prenait déjà de l’âge quand au mois de février 1717, le grand incendie éclata à Christianssand. Ce fut un terrible désastre. En l’espace de six heures, le feu réduisit en cendres trente maisons. On apercevait les flammes depuis Lillesand et du pont des bateaux amarrés au large de Mandai. Cette nuit-là, le vent soufflait du nord-ouest, de sorte que l’incendie, qui avait débuté dans Lillegade (la petite rue), s’étendait droit en direction de la maison et des entrepôts de mon trisaïeul, situés dans la Vestergade (rue de l’ouest). Il semblait déjà que ces bâtiments fussent voués à la destruction, aussi les domestiques et les employés de Jens Guttormsen s’apprêtaient-ils à sortir les coffres-forts et les casiers.

Une foule assez nombreuse s’était massée à l’autre extrémité de la rue. Quelques personnes pleuraient à la pensée du vieillard qui allait perdre tous les biens amassés au cours de sa vie.

On raconta plus tard que l’incendie s’approchait au point qu’en plein hiver il faisait chaud comme dans un four.

Alors, ma petite, poursuivit le vieil armateur, Jens Aabel sortit de chez lui ses balances dans une main et sa toise dans l’autre. Il s’arrêta au milieu de la rue, et dit à haute voix, de manière à être entendu de tout le monde : Me voilà, Jens Guttormsen Aabel, marchand dans cette ville, avec mes balances et ma toise. Si durant ma vie j’ai fait tort à qui que ce soit, accourez vents et flammes pour assaillir ma maison ! Mais si j’ai usé avec droiture de ces instruments de précision, épargnez mes biens, impétueux serviteurs de Dieu !, de sorte qu’ils puissent encore être au service des hommes et des femmes de Christianssand, dans les années à venir, comme dans celles qui sont passées !

« Au même moment, dit Jochum Hosewinckel, tous ceux qui étaient réunis dans la rue virent que le vent semblait hésiter. Il s’arrêta de souffler, de sorte que la fumée et les étincelles s’abattirent sur la foule. Mais, aussitôt après, il tourna, et souffla cette fois en plein du nord. Alors le feu changea de direction : de Vestergade il gagna la place du marché. La maison de Jens Aabel était donc hors de danger, et l’on put y rapporter tous les objets qu’on en avait sortis. »

La grosse horloge du salon sonna huit heures, et le vieux narrateur, ainsi que la jeune fille qui l’écoutait, demeurèrent silencieux, tout absorbés encore par cette histoire du passé, comme s’ils s’étaient trouvés au milieu de la foule qui se pressait dans la Vestergade en cette nuit d’hiver. Jochum Hosewinckel cependant, incapable de se replacer immédiatement dans l’atmosphère de la vie courante, reprit la parole peu après.

— Tu as remarqué, n’est-il pas vrai, Malli, la grosse Bible posée sur la table de mon bureau.

C’est la Bible de Jens Aabel, que ma famille a héritée de la mère de ma mère. Cette Bible possède une qualité particulière. Lorsqu’un de nous, hésitant sur ce qu’il doit faire, consulte l’Écriture sainte, le livre s’ouvre de lui-même à la page qui répondra à sa requête.

Mme Hosewinckel jeta un regard à Malli par-dessus la table, et elle eut brusquement l’impression que sa prière avait été exaucée. Cependant elle resta silencieuse, se contentant de suivre attentivement la conversation. Son mari disait :

— Sais-tu bien, Malli, que moi-même j’ai demandé conseil à cette Bible ? Mais cherche-moi une chandelle et viens m’apporter le livre pour que je puisse retrouver le texte. La Bible est lourde : il faut la tenir à deux bras et laisser la chandelle sur la table jusqu’à ce que tu aies remis l’Écriture sainte à sa place.

Malli s’en alla avec la chandelle et revint portant le livre dans ses deux bras ; elle le déposa sur la table devant le vieillard qui l’attendait. Il mit ses lunettes, puis, après avoir un peu hésité, il se réinstalla dans son fauteuil et commença son récit.

— Il y a bien des années, mon cousin Jonas vint me voir pour me proposer de contribuer pour moitié à l’achat d’un navire. J’hésitais à refuser par affection pour ma bonne tante, la mère de Jonas ; mais j’avais encore moins envie de dire : oui, en pensant à Jonas lui-même, car c’était un homme auquel on ne pouvait se fier, et il m’avait déjà trompé autrefois. Ce jour-là, il était assis sur le canapé, attendant ma réponse avec impatience. Moi, j’allais et venais dans la pièce, dans une pénible incertitude quand, tout à coup, la Bible attira mon regard, et je dis, en mon for intérieur : « Pourquoi ne me donnerais-« tu pas un conseil, Jens Aabel ? »

« Aussitôt, j’allai ouvrir le livre, comme si je cherchais quelque chose parmi les papiers épars sur la table.

« Cette fois, la Bible s’ouvrit au chapitre 29 du livre de l’Ecclésiastique. Je vais te lire ce que j’ai lu moi-même ce soir-là, il y a plus de trente ans. »

Jochum Hosewinckel ajusta ses lunettes, et humecta ses doigts pour tourner les pages, puis il lut lentement le texte :

Beaucoup traitent un prêt comme une aubaine

Et mettent dans la gêne ceux qui les ont [aidés.

— Je pensais : « Voilà qui convient parfaitement au cousin Jonas, qui est assis derrière moi. » Mais je continuai ma lecture :

Au jour de l’échéance, on tire en longueur On s’acquitte en récriminations On s’en prend aux circonstances.

Je me dis encore : « C’est exactement ce qu’il me faut. »

J’étais sur le point de fermer la Bible et de me retourner vers Jonas, quand le dernier verset s’imposa comme de lui-même à mon attention :

Pourtant, sois indulgent pour les malheureux, Ne leur fais pas attendre tes aumônes Sacrifie ton argent pour un frère et un ami, Cela te sera plus utile que l’or.

(Ecclésiastique, XXIX.)

Je restai un moment comme frappé de la foudre, puis je murmurai à part moi : « C’est bien là le conseil que tu me donnes, Jens Aabel ? »

Et maintenant, ma petite, je finirai mon histoire, en te racontant que le bon bateau, que nous avions acheté ensemble, Jonas et moi, a rencontré, à son premier voyage, un banc de harengs d’une importance exceptionnelle, et le profit que je tirai de cette pêche dépassa infiniment mes débours.

Mais, à son second voyage, conclut le vieillard après un court silence tandis que l’expression de ses traits changeait, ou plutôt qu’il prenait le vrai visage du conteur, au second voyage du bateau, il advint au cousin Jonas de passer par-dessus bord, au large de Bodô, après une joyeuse soirée à terre, et de cette manière de nouveaux soucis à son sujet furent épargnés à sa mère.

Le vieillard resta plongé dans ses souvenirs pendant un moment, puis il reprit :

— Remets ce livre à sa place, Malli, car Arndt, lui aussi, pourrait une fois ou l’autre avoir besoin de recourir à ses conseils, si quelqu’un avait envie de lui jouer un tour.

Mme Hosewinckel leva la tête pour suivre du regard la jeune silhouette quand elle franchit la porte... Quelques minutes plus tard, le mari et la femme entendirent le bruit d’une chute dans la pièce voisine. Ils s’y précipitèrent pour trouver la jeune fille étendue comme une morte sur le parquet, devant la table où la Bible était ouverte.

Mme Hosewinckel ne devait jamais oublier qu’à l’instant même elle crut entendre la voix de son fils qui disait :

— Est-ce cela que tu désirais ?

Les deux époux soulevèrent Malli, et la couchèrent sur le canapé recouvert de crin ; elle ouvrit les yeux, mais ne semblait rien voir. Un peu plus tard, elle leva la main et caressa le visage du vieillard en murmurant :

— J’ai eu un vertige, Arndt ! Mme Hosewinckel sonna les servantes et, avec leur aide, porta Malli dans son lit situé à l’étage supérieur.

Quand elle redescendit au salon, son mari était resté debout à la place même où elle l’avait laissé ; il regardait la page de la Bible.

À l’arrivée de sa femme, il leva les yeux et ferma le livre. Elle fit un geste pour l’arrêter, mais il n’y prit pas garde, et ajusta le lourd fermoir.