VIII
LA MAISON DE LA PLACE DU
MARCHÉ
Jochum Hosewinckel et son épouse étaient gens craignant Dieu. Leur demeure était la plus somptueuse de la ville et la plus charitable envers les pauvres.
Mariés jeunes, ils avaient vécu heureux ensemble, mais, pendant de longues années, leur union était restée sans enfants.
Il était de tradition, dans la famille Hosewinckel, de vénérer le Seigneur à l’église le dimanche et de lui offrir, matin et soir, des prières à la maison. Mais jamais on ne se permettait d’intercéder auprès de Dieu pour obtenir quelque avantage personnel. Ce n’était que par leur vie honnête et juste que les époux exposaient leurs espérances au Tout-Puissant. Leur silence cachait parfois une question troublante, mais à peine formulée : Pourquoi le Seigneur restait-il sourd à leur secret désir ? Cependant, dix-neuf ans après leur mariage, la prière inexprimée des époux Hosewinckel fut entendue, et leur fils vint au monde. La reconnaissance des parents se manifesta ouvertement : au baptême de leur enfant, ils firent d’importantes donations qui, toutes, portèrent le nom d’Arndt Hosewinckel. Et, de ce jour, l’hospitalité de la maison de la place du marché devint proverbiale. Mais l’armateur et sa femme éprouvèrent peu à peu une sorte de gêne devant la fortune qui ne cessait de leur sourire.
Car, depuis sa plus tendre enfance, leur fils avait été doué d’une beauté si radieuse que les parents s’arrêtaient, muets d’admiration, pour le voir. En grandissant, il se révéla aussi fort intelligent, prompt à assimiler tout ce qu’on lui apprenait et d’une élévation de sentiments supérieure à celle de ses camarades. Dès qu’il eut l’âge voulu, on l’envoya à Lübeck et à Amsterdam, pour l’initier au secret du commerce maritime. Et, partout, son jugement était clair, ses manières agréables, et la rectitude de sa conduite lui gagnait la confiance et l’affection de ses supérieurs.
À vingt et un ans, il devint l’associé de son père dans la compagnie de navigation, et il y fit preuve d’une connaissance remarquable de tout ce qui se rapportait aux navires et à la navigation. Ce qu’il entreprenait, il le menait à bien : les marins et les employés étaient heureux de travailler sous ses ordres.
En outre, il aimait plus particulièrement la musique, jouait du piano et chantait.
Depuis quelques années, une ombre ternissait le bonheur de ses parents : Arndt Hosewinckel ne semblait pas d’humeur à se marier. Plusieurs membres de la famille étaient morts jeunes et célibataires, comme si leur nature eût été trop supérieure à celle de ce monde pour se mêler à lui. En serait-il ainsi de cet enfant unique né tardivement, et si précieux ?
Cependant les époux Hosewinckel ne s’inquiétèrent pas outre mesure. Après tout, leur fils était un homme droit, honorable, il se montrait chevaleresque à l’égard de toutes les jeunes filles de Christianssand, et il n’aurait qu’à choisir parmi elles dès qu’il en manifesterait le désir.
Tous ceux qui rencontraient Arndt Hosewinckel se réjouissaient de le voir si beau, admiraient sa force et les nobles proportions de son corps, la perfection de ses traits, et son expression à la fois ouverte et réfléchie. Ils se disaient que ce jeune homme avait été comblé, dès son berceau, de tout ce que peut désirer un être humain, et peut-être au-delà.
Et encore, les autres ignoraient tout ce qu’Arndt avait reçu. Sa nature réceptive et profonde avait connu une expérience personnelle.
Arndt était âgé de quinze ans quand la fille d’un pêcheur de Vatne entra chez les Hosewinckel en qualité de servante. Elle avait un an de plus que le fils de la maison, mais ce beau garçon, riche et admiré de tous, éveilla une passion irrésistible dans le cœur de la petite campagnarde à demi sauvage. Incapable de cacher ses sentiments, elle fut la maîtresse d’Arndt avant même que les deux enfants s’en rendissent bien compte. Arndt lui-même était trop jeune pour se sentir coupable. Il n’avait jamais éprouvé aucune crainte, de quoi aurait-il eu peur à présent ? Ce qu’il désirait naturellement ne pouvait être en conflit avec une noble conduite et une forme de pensée élevée. Un attrait, d’une suavité inconnue, le poussait vers Guro (c’était le nom de la jeune fille). Il se livrait avec elle à un jeu d’autant plus exquis qu’il était secret : ils se souriaient ; ils se désiraient du fond de leurs cœurs.
Lorsqu’il lui arrivait de songer à ses parents, et à cette époque il y pensait à peine, Arndt se disait : « Ils ne comprendraient rien à ce que j’éprouve ! »
Ils étaient tellement plus âgés que lui, alors qu’il se sentait lui-même plein d’ardeur et d’esprit d’entreprise. Son père et sa mère étaient à ses yeux des gens trop posés, incapables d’avoir jamais joué le jeu qui l’enchantait à ce moment-là.
Les amours secrètes, dont la maison de l’armateur fut témoin, durèrent six semaines. Puis, une nuit, Guro entoura de ses bras le cou de son jeune amant et s’écria en sanglotant : « Arndt ! Je suis une créature perdue parce que je t’ai rencontré et que j’ai levé mes yeux sur toi ! »
Le lendemain, elle avait disparu. Deux jours plus tard, on retrouva son corps dans le fjord.
Arndt revit Guro quand on transporta son cadavre glacé à la maison. L’eau salée ruisselait de ses vêtements et de ses cheveux. La raison de sa résolution désespérée fut bien vite connue. Elle attendait un enfant.
Pendant trois jours, le jeune garçon crut qu’il était responsable du malheur et de la mort de la petite servante. Mais, quand le père et la mère de Guro vinrent en ville pour chercher le corps de leur fille, on apprit que celle-ci avait eu une liaison à Vatne avant d’aller à Christianssand. Son amant lui avait été infidèle, mais, revenu à de meilleurs sentiments, il était venu la voir en ville, à deux reprises, pour demander à Guro de l’épouser. Mais elle ne voulait plus rien savoir de lui.
Les parents Hosewinckel furent désolés d’apprendre la sombre et triste histoire qui s’était passée sous leur toit. Ils répugnaient à en parler en présence de leur fils, mais ils jugèrent inévitable, et même de leur devoir, de lui dire brièvement la vérité. Ils ajoutèrent à leur récit quelques paroles solennelles au sujet du « salaire du péché ».
Cette vérité, qu’il entendit de la bouche de ses parents, délivra Arndt de ses remords, mais il sembla que, du même coup, elle emporta tout ce qui, pour lui, avait compté et le laissait les mains vides. Il ne lui restait plus qu’un regret poignant au cœur, regret non pas tant de la jeune fille et du bonheur qu’elle lui avait donné, mais de la confiance qu’il avait eue en ce bonheur et en Guro. Il avait eu la révélation d’une félicité secrète et la preuve de son bonheur, puis, brusquement, cette joie de vivre s’avérait inexistante et illusoire.
Les paroles de Guro résonnaient encore à son oreille, telle une prophétie fatale : il porterait malheur à qui le rencontrerait, à qui s’intéresserait à lui, et à ceux mêmes qu’il aimerait le plus : « Je suis une créature perdue parce que je t’ai rencontré » avait dit Guro en pleurant, son visage pressé contre celui d’Arndt.
Ces événements décisifs s’étaient succédé dans sa vie en l’espace de quelques mois, sans que personne s’en doutât.
Et cet enfant choyé avait été averti de la sorte, dans une absolue solitude, des réalités les plus importantes de ce monde.
Il y avait douze ans que Guro était morte, et depuis lors Arndt avait voyagé et s’était trouvé en face de circonstances et des gens de toute sorte.
Il s’était fait des amis dans divers pays ; il avait connu des jeunes filles, aussi jolies et aussi amoureuses de lui que la fille des pêcheurs de Vatne. Il ne pensait plus à Guro et se souvenait à peine d’avoir préféré jadis rester à l’écart de ses semblables, de peur d’être cause de leur perte.