Le lendemain, Malli se leva de très bonne heure, s’habilla sans faire de bruit, descendit l’escalier de service et sortit de la maison par la porte de derrière.
La veille encore, elle aurait été forcée de s’orienter pour trouver le chemin de l’hôtel de M. Sörensen, mais aujourd’hui elle se dirigea tout droit vers lui, comme un pigeon qui revient au nid. Elle avait attendu l’aube pendant de longues heures, et pendant qu’elle courait vers son but, elle vit le jour colorer lentement la ville. Des bouffées de senteurs lui parvenaient par instants ; une brise légère caressait son visage et elle pensait : « Tout a changé depuis mon arrivée ici ; c’est à cause de la venue du printemps, plus tard viendra l’été. »
Et, tout à coup, elle se rappela presque mot pour mot ce que lui avait dit Arndt au sujet d’un voyage qu’ils feraient, elle et lui, sur un des navires de son père : « Cet été, vers le nord, où le soleil ne se couche jamais. »
Tandis que ses pensées vagabondaient ainsi, elle était arrivée à la porte de l’hôtel. Elle escalada l’étroit escalier qui menait à la chambre de M. Sörensen et, sans frapper, comme si elle savait qu’elle était attendue, elle ouvrit la porte. Selon son habitude, M. Sörensen était debout avant les autres gens, et déjà en train de faire sa minutieuse toilette du matin. En voyant entrer Malli, il se retira derrière un paravent et, de là, il lui indiqua une chaise près de la fenêtre. Cependant, elle n’obéit pas tout de suite, mais s’arrêta à considérer la pièce où elle se trouvait.
Un tableau, pendu au mur, représentait le couronnement de Charles-Jean Bernadotte. Le vieux sac de voyage de M. Sörensen était posé par terre, près de l’armoire. Après cette rapide inspection, Malli ôta lentement son chapeau et son manteau, comme pour montrer qu’elle s’installait ici ; puis elle se laissa tomber sur la chaise désignée par M. Sörensen. La tête du vieux maître apparut trois fois au-dessus du paravent pour regarder Malli et, à chaque coup, son aspect différait, sous les effets successifs du rasoir et de la mousse de savon. Mais il ne dit pas un mot.
Il finit par sortir de son petit réduit, rasé de frais, portant perruque, et vêtu d’une robe de chambre, dont le ouatage s’échappait par endroits. Malli se leva pour se précipiter dans ses bras. Elle était incapable de parler, tant elle tremblait. M. Sörensen n’essaya pas de la calmer ; il ne l’entoura même pas de ses bras, mais la laissa se cramponner à lui comme une personne qui se noie se raccroche à une planche.
Pendant la conversation qui suivit, tantôt elle s’écartait de son interlocuteur pour observer son visage, tantôt elle se serrait contre sa poitrine. Elle paraissait alors chercher un obscur refuge, où elle ne verrait plus rien. Ses premières paroles furent un cri :
— Ferdinand est mort !
— Oui, fit doucement M. Sörensen. Oui ! Il est mort !
Elle s’écria du même ton :
— Le saviez-vous ? L’aviez-vous appris ? Avez-vous cru que c’était vrai ?
Il lui répondit d’un ton grave et triste :
— Je l’ai cru, en effet.
Malli se ressaisit un peu, recula d’un pas et, ayant retrouvé le contrôle de sa voix, elle dit avec force :
— Arndt Hosewinckel m’aime !
M. Sörensen remarqua le changement de ses traits, et une question monta à ses lèvres :
— Mais, toi, l’aimes-tu ?
Cette question lui rappela aussitôt ce vers d’une tragédie bien-aimée et il le répéta, mais, cette fois, dans les termes mêmes :
Et toi l’aimes-tu, pure jeune fille ?
Le mot final de la tragédie restait gravé également dans le cœur de Malli, et elle termina la strophe avec une sorte d’emphase :
Puissent l’entendre le soleil, la lune, la cohorte des étoiles. Les anges, Dieu lui-même et les hommes ! Je serai fidèle à mon amour pour lui.
— Et alors ? dit M. Sörensen.
Comme elle restait silencieuse, il répéta un peu après :
— Et alors ? Que vas-tu faire, Malli ?
Elle répondit par une exclamation de détresse :
— Ce que je vais faire ? Il faut que je m’en aille ! Mon Dieu ! Il faut que je m’en aille avant de faire leur malheur à tous.
Elle se tordait les mains en parlant.
— Je ne veux pas rendre les autres malheureux ; je ne veux pas ! Je ne veux pas ! Dieu m’est témoin que je ne savais pas que je faisais leur malheur. Monsieur Sörensen, je croyais n’avoir dit aucun mensonge, je n’avais fais aucune erreur. Mais maintenant, je dois partir ; je ne peux pas rester ici dorénavant.
Elle paraissait vouloir lui annoncer avec véhémence une décision prise à l’instant.
— Je ne peux pas, vous comprenez bien que je ne peux pas rentrer dans cette maison sur la place, sans être certaine que je la quitterai bientôt, aussitôt que ce sera possible ; car quelqu’un m’a montré la porte, monsieur Sörensen ; un homme juste, qui n’a jamais fait un mauvais usage de ses balances ou de ses toises, m’a montré la porte hier soir.
Celui qui est juste et honnête est capable d’arrêter un ouragan et de le faire changer de direction, mais moi..., gémit-elle. Notre tempête du Kvaasefjord est venue droit vers moi ; pourtant, je n’ai jamais prié Dieu de l’envoyer. Je jure que je ne l’ai pas fait. La sœur de ma grand-mère dit tout à coup Malli, comme si elle cherchait à orienter sa pensée vers un autre sujet, mais se heurtait toujours à la triste réalité du sujet précédent ; la sœur de ma vieille grand-mère en avait tant voulu à ma mère d’avoir épousé mon père, qu’elle ne mit plus les pieds dans notre maison. Mais un jour, elle me croisa dans la rue et m’emmena chez elle pour me parler de mon père. Elle me dit :
— Ton père, Malli, n’était pas Écossais ; ce n’était pas non plus un marin comme les autres. Il était l’un de ceux dont bien des gens ont entendu parler, et auxquels ils ont donné un nom. Il était The flying Dutchman. Il était le capitaine ou un membre de l’équipage du Vaisseau fantôme.
« Croyez-vous que ce soit vrai, monsieur Sörensen ? »
Après avoir réfléchi pendant quelques secondes, M. Sörensen répondit :
— Non, je ne le crois pas !
Malli parut trouver quelque consolation dans cette réponse ; puis une nouvelle vague de désespoir la submergea :
— Et pourtant, s’écria-t-elle, je les trompe tous, comme mon père a trompé ma mère !
M. Sörensen réfléchit une fois de plus, puis il dit :
— Qui as-tu trompé, Malli ?
La réponse vint, impétueuse et désespérée :
— Ferdinand ! Arndt !
Et avec plus de calme, Malli ajouta :
— Quand je serai bien loin, j’aurai le courage d’écrire la vérité à Arndt. Je n’ose pas la lui dire en face.
Et, comme si elle se représentait le visage d’Arndt, elle se tut en se tordant de nouveau les mains, et cria :
— Je dois partir ! Si je ne pars pas, je ferai son malheur. Il connaîtra à cause de moi le malheur et la détresse, monsieur Sörensen !
Malli recula d’un pas et regarda le directeur bien en face :
— Il faut me croire, monsieur Sörensen, disaient à la fois sa voix et son clair regard. Je parle comme quelqu’un qui est inspiré par les puissances invisibles.
Il y eut un long silence.
Ce fut M. Sörensen qui reprit la parole :
— Je te comprends parfaitement, Malli ; car, sache-le, petite Malli, j’ai été marié moi-même.
— Marié ? Vous ?
— Oui ! Au Danemark, avec une brave femme digne d’être aimée.
— Où est-elle à présent ?
Malli promenait dans toute l’étroite pièce un regard déconcerté, on aurait pu croire qu’elle y cherchait la pauvre Mme Sörensen perdue.
— Dieu soit loué ! dit M. Sörensen ; elle s’est remariée. Elle a un bon mari au Danemark et trois enfants. Nous n’avons pas eu d’enfants ensemble. Je l’ai quittée sans la prévenir. Le dernier soir, nous étions encore assis l’un près de l’autre dans notre petite maison. Nous avions une jolie maison, Malli, avec des rideaux et un tapis... Elle m’avait dit : « Tout ce que tu fais, « Waldemar, tu le fais pour me rendre heureuse... tu es si bon pour moi... »
— Oh ! Que c’est vrai ! s’écria la jeune fille, comme si elle avait été frappée au cœur. C’est bien ainsi qu’ils parlent de nous ; c’est ainsi qu’ils se figurent que nous sommes.
Pour la troisième fois, M. Sörensen resta plongé dans ses pensées. Enfin, il prit la main de Malli, mais ne prononça que ces seuls mots :
— Ma petite fille ! avant de tomber dans le silence.
Quand il sortit de sa longue méditation, il fit asseoir Malli à côté de lui sur un petit canapé recouvert d’un tissu déchiré en disant :
— Il faut que nous ayons un sérieux entretien.
Mais ils restèrent longtemps sans ouvrir la bouche. Cependant, Malli, dans son besoin de sympathie, laissait errer sa main sur l’épaule, le cou, la tête de M. Sörensen. Ce geste implorant avait-il pour but d’apaiser un juge, ou de réconforter un autre être, menacé de la même condamnation qui la frappait elle-même ? Ses doigts dérangèrent les boucles de la perruque, mais elle ne regardait pas son vieux maître, et M. Sörensen, pour empêcher les doigts suppliants de s’enfoncer dans ses yeux ou sa bouche, inclinait doucement la tête d’un côté, puis de l’autre. Le directeur, qui avait l’habitude d’être obéi et admiré, mais non pas d’être caressé, laissa la situation se prolonger pendant quelques minutes et ne bougea pas de sa place, même quand les mains de Malli cessèrent leur jeu.
Au début, il avait pensé que le groupe qu’il formait avec son élève rappelait celui du vieux roi malheureux et de sa fille dévouée. Mais, à présent, le centre de gravité avait changé de place, et M. Sörensen reprenait entièrement conscience de son autorité et de sa responsabilité : ce n’était pas lui le fugitif ; c’était sa jeune élève qui s’était enfuie pour venir lui demander aide et protection. Une fois encore, il reprenait son pouvoir sur les autres. Il était Prospero.
Et, le manteau de Prospero sur ses épaules, il se sentait envahi par un heureux sentiment de plénitude, sans que la pitié qu’il éprouvait pour la jeune désespérée, assise à ses côtés, en diminuât pour autant. Il n’allait pas être forcé de renoncer à ce bien précieux qu’était Malli. Elle restait sienne ; elle ne le quitterait pas, et il verrait la réalisation de son grand projet. Alors, il parla :
— À présent, je me lève. Écoute ! Reste assise, et entends la fin de nos peines marines.
Puis il se leva, et alla d’un pas ferme jusqu’à une petite table branlante, placée dans l’embrasure de l’autre fenêtre, et qui lui servait de bureau. Il tira des papiers d’un tiroir, et se plongea dans l’examen de leur contenu, triant des notes, en remettant quelques-uns à leur place, en sortant d’autres du tiroir. Cette occupation l’absorba pendant longtemps, et quand Malli lui fit un petit signe de la main sans le regarder, il finit par mettre de côté ses paperasses et son crayon, mais resta assis, tournant le dos à la jeune fille, et dit :
— Je renonce à donner des représentations à Christianssand.
Malli ne répondit pas. Et M. Sörensen continua d’une voix ferme :
— Il faudra que je fasse savoir en ville que j’annule les représentations, et que je pars pour Bergen. Bien sûr, fit-il, comme si Malli avait fait une objection, cela nous coûtera cher ; nous aurions pu avoir ici un énorme, un unique succès. Toi, ma pauvre petite, tu y perdras ; mais la perte ne sera pas aussi importante que je le craignais. La collecte des habitants de Christianssand compensera cette perte en grande partie. Et, dans la vie, ma petite, il faut savoir ouvrir un compte de profits et pertes. Nous partirons d’ici les premiers, toi et moi ; les autres suivront plus tard, d’après mes instructions.
Il entendit Malli se lever, faire un pas vers lui, puis s’arrêter.
— Quand avez-vous l’intention de partir ? dit une voix tremblante derrière son dos.
M. Sörensen répondit :
— Je suis à peu près sûr d’avoir un bateau mercredi.
Et il répéta brièvement, avec l’autorité d’un amiral à son bord :
— Ce sera : mercredi.
— Mercredi ? murmura Malli, comme un triste écho.
— Oui, mercredi.
— Après-demain ?
— Après-demain.
En donnant ses ordres, M. Sörensen sentait sa personne prendre de l’ampleur, mais il restait cependant sensible à ce profond silence de Malli, et de tout temps il avait mal supporté le silence. Comme s’il avait été gratifié de deux yeux derrière la tête, il voyait Malli debout au milieu de la petite chambre, telle qu’elle était après le naufrage, pâle comme une morte d’avoir passé par trop d’épreuves. Le conflit entre sa pitié et la satisfaction d’exercer son pouvoir le troubla pendant quelques instants, et il bougea un peu sur sa chaise. Finalement, il se retourna, appuya ses bras contre le dossier, et, le menton sur ses bras, il fut prêt à faire face à toute la détresse du monde.
Malli, qui avait été réellement clouée au sol, se dirigea alors vers lui tardivement, mais avec une force irrésistible, telle la vague qui roule vers la côte ; elle dit, de plus en plus lentement à chaque phrase, et d’une voix basse et claire, comme le son d’une cloche :
Souviens-toi que je t’ai servi diligemment Sans mensonges ni bévues, sans récriminations ni murmures.
M. Sörensen restait immobile et silencieux ; il pensait : « Grand Dieu ! que les yeux de cette jeune fille sont lumineux ! Elle ne me regarde pas ; elle ne me voit même pas, mais ses yeux brillent. »
Il y eut une courte pause, puis elle reprit :
Salut ! Grand Maître ! Puissant Seigneur, salut !
Je viens répondre à ton bon plaisir.
Devrais-je voler, plonger dans le feu,
Chevaucher les nuages bouclés ?
Par tes ordres impérieux
Dispose d’Ariel et de ses dons !
Une autre pause, et une autre reprise :
Les éléments dont vos épées sont faites
Blesseraient les vents sonores
Vos coups grotesques tueraient les eaux
Qui toujours se referment,
Plutôt que de soustraire
Un brin de duvet à mon plumage.
M. Sörensen ne fut nullement surpris d’entendre Malli sauter d’un passage du texte à l’autre. La pièce lui était tout aussi familière qu’à Malli, et il n’éprouvait aucune difficulté à la suivre. À présent, elle le regardait bien en face ; ses regards et sa voix avaient repris leur fermeté, et quand elle se remit à parler, ce fut avec une telle douceur, une telle simplicité, que M. Sörensen sentit fondre son cœur dans sa poitrine, tandis que des larmes montaient à ses yeux :
Par cinq brasses sous les eaux
Ton père, étendu, sommeille.
De ses os naît le corail,
De ses yeux naissent les perles,
Rien, chez lui, de périssable
Que le flot ne change,
Et les nymphes océanes
Sonnent son glas d’heure en heure :
Entendez-vous ding dong dong !
Un long et dernier silence succéda à cette strophe ; mais M. Sörensen ne pouvait accepter d’être mis hors de jeu de cette manière-là. Il releva la tête, tendit le bras droit vers Malli par-dessus le dossier de sa chaise, et se mit à réciter lentement, comme avait fait Malli :
Mon bel Ariel ! Ne dépends plus des éléments ! Sois libre ! Adieu !
Malli s’attarda encore un moment, après quoi elle chercha son manteau du regard, et l’enfila. M. Sörensen remarqua que c’était le vieux manteau, qui venait de chez elle. Après l’avoir boutonné, elle se tourna vers son directeur, et dit :
— Pourquoi faut-il qu’il en soit ainsi pour nous ?
— Pourquoi ? répéta M. Sörensen.
— Pourquoi un tel désastre, monsieur Sörensen ?
Une vive exaltation s’était emparée de M. Sörensen dès l’instant où il avait prononcé les paroles de Prospero : il était comme inspiré, et ce fut à la lumière de la longue expérience de sa vie qu’il répondit à Malli, conscient d’agir comme il le fallait :
— Enfant ! Tais-toi ! Il ne faut jamais poser de questions. C’est aux autres à venir nous questionner ; et nous avons le noble privilège de leur répondre. Oh ! Belles et claires réponses ! Oh ! Merveilleuses réponses à des questions d’une humanité déçue et divisée. Et nous ne sommes jamais appelés à en poser.
Malli réfléchit un peu avant de dire :
— Qu’est-ce que nous obtenons en retour ?
Il répéta :
— Qu’est-ce que nous obtenons ?
— Oui ! Quelle est notre compensation, monsieur Sörensen ?
M. Sörensen repassa en esprit toute leur conversation, et puis il se remémora sa longue vie, qui devait lui fournir la réponse demandée par Malli, et il dit d’une voix changée, sans même se rendre compte qu’il s’exprimait dans la langue sacrée :
— « Notre compensation est d’obtenir la méfiance du monde, et la cruelle solitude. Il n’y en a pas d’autre. »