Le dîner de Babette était restée dans le fond de la barque, écoutant la conversation de ces hommes, qui semblent avoir été pieux et pleins de sagesse. Mais, au matin, quand on releva le filet pour le porter sur le rivage, la morue passa au travers des mailles et fila vers le large.

« Depuis lors, elle sourit lorsque les autres poissons se méfient des hommes, car elle prétend que lorsqu’un poisson connaît la manière, il parvient sans peine à en faire façon.

Elle-même en est arrivée au point de s’intéresser à la nature et aux usages des hommes, et souvent elle fait une conférence sur ce sujet à un auditoire de poissons ; elle aime aussi en parler avec moi. Je lui dois beaucoup, car elle occupe une situation éminente dans la mer et, en tant que son protégé, j’ai été reçu partout. Je lui suis redevable d’une grande partie de la fortune et de la renommée qui ont fait de moi un homme heureux, comme vous savez.

Je lui dois plus encore, car, au cours de nos longs entretiens, elle m’a enseigné la philosophie par laquelle j’ai trouvé le repos. Voici sa théorie :

— Les poissons, dit-elle, sont de toutes les créatures celles qui sont le plus complètement et le plus exactement faites à l’image du Seigneur. Toutes choses concourent à leur bien, et nous en pouvons conclure qu’ils sont en accord parfait avec le plan de Dieu.

L’homme se meut sur un seul plan et reste attaché à la terre. Celle-ci ne le porte que sur l’étroit espace où il pose la plante de ses pieds. Il est forcé de supporter son propre poids, sous lequel il soupire. D’après ce que j’ai entendu dire par mes vieux pêcheurs, il lui faut escalader avec peine les montagnes de la terre, d’où il dégringole souvent pour être accueilli brutalement par le sol dur.

Les oiseaux eux-mêmes, qui ont reçu de fortes ailes en partage, sont trahis par elles lorsqu’ils ne les déploient pas assez dans l’air, et s’abattent sur la terre.

Nous, les poissons, nous sommes soutenus, maintenus de tous côtés. Nous nous appuyons harmonieusement sur notre élément, nous pouvons nous déplacer dans tous les sens, et de quelque côté que nous nous dirigions, les eaux puissantes, conscientes de notre valeur, changent de forme avec respect.

Nous n’avons pas été gratifiés de mains, de sorte qu’il nous est impossible de rien construire et que nous sommes dépourvus de la vaine ambition de modifier quoi que ce soit à l’univers du Seigneur.

Nous ne semons pas, nous ne nous épuisons pas en vains travaux, par conséquent aucune de nos estimations ne s’avère erronée, et aucun de nos espoirs n’est déçu.

Les plus grands d’entre nous ont atteint les régions de la parfaite obscurité. Et nous déchiffrons sans peine le plan du monde, parce qu’il nous apparaît vu d’en bas.

Nos pérégrinations dans les eaux nous enrichissent d’assez d’expériences bien propres à démontrer la position privilégiée que nous occupons et à maintenir notre esprit communautaire.

L’homme n’ignore pas ce sentiment, qui tient même une place importante dans son histoire, mais il ne le comprend qu’obscurément en raison de sa conception puérile des choses.

Rappelez-vous ce que je vous dis là : lorsque Dieu créa le ciel et la terre, la terre fut pour lui une source d’amère déception. L’homme était capable de tomber ; il tomba presque tout de suite, et avec lui tomba tout ce qui était sur la terre ferme.

Et le Seigneur se repentit d’avoir créé l’homme et les bêtes des champs sur la terre, ainsi que les oiseaux dans les airs. Mais les poissons ne tombèrent pas, et ne tomberont jamais, car sur quoi, et d’où, tomberions-nous ?

De sorte que le Seigneur considéra les poissons avec amitié, et il se sentit réconforté à leur vue, car, de toutes ses créatures, ils étaient les seuls à ne l’avoir pas déçu.

Il résolut alors de récompenser les poissons selon leur mérite. Toutes les fontaines du grand abîme déversèrent leurs eaux ; les fenêtres du ciel s’ouvrirent, et les eaux inondèrent la terre. Elles ne cessèrent de monter jusqu’à ce qu’elles eussent couvert les plus hautes montagnes sous le ciel. Elles submergèrent tout, faisant mourir le bétail, la gent ailée, les animaux de toutes sortes et les hommes. La vie disparut sur la terre.

En vous faisant ce récit, je ne m’attarderai pas longuement sur les agréments de cette époque et de cet état ; car j’ai pris pitié de l’homme, et d’ailleurs j’ai du tact.

Vous-même, avant d’avoir trouvé la voie qui mène jusqu’à nous, vous avez peut-être aimé le bétail, les chameaux, les chevaux ? Peut-être avez-vous élevé des pigeons ou des volailles ?

Vous êtes jeune, peut-être avez-vous récemment éprouvé de l’attachement pour une de ces créatures qui sont de votre espèce tout en ressemblant à des oiseaux, et que l’on appelle des femmes ?

Entre nous, il vaudrait mieux qu’il n’en fût pas ainsi, car je me souviens des paroles de mon vieux pêcheur, disant qu’une jeune femme faisait subir à son amant la torture du feu. Vous feriez bien, si vous aviez du bon sens, de vous intéresser à l’une de mes propres nièces, qui sont des personnes jeunes exceptionnellement peu salées et dont les amants ne connaîtront jamais la cuisante douleur d’une brûlure. En outre, et cette fois à mon profit personnel, je passerai légèrement, selon l’usage éprouvé et raisonnable des poissons, sur le fait que l’homme tombé et corrompu a réussi à s’élever au sommet de l’échelle des créatures, grâce à la machine. Cependant, il reste à démontrer si l’homme, par ce triomphe apparent, a véritablement obtenu le succès, le vrai bien-être, le bonheur ?

Comment la sécurité réelle peut-elle exister pour une créature toujours inquiète de la direction à suivre et qui attache une importance vitale au fait de tomber et de se redresser ? Et comment cette créature obtiendra-t-elle quelque équilibre en refusant d’abandonner toute idée d’espoir ou de risque ?

Nous autres, poissons, sommes bien tranquilles, soutenus de tous côtés au sein d’un élément qui ne cesse de se modifier d’une manière adéquate et infaillible. Un élément dont on pourrait dire qu’il a pris en charge notre existence personnelle, d’autant plus qu’indépendamment de notre forme individuelle, que nous soyons des poissons plats ou de forme arrondie, notre poids et notre corps sont calculés en accord avec le volume de l’eau que nous déplaçons.

L’expérience nous a prouvé, comme la vôtre vous le prouvera un jour, que l’on peut très bien flotter sans espoir et même que l’on flotte mieux.

De sorte que notre profession de foi déclare que nous avons abandonné toute espérance. Nous ne courons pas de risques, car notre changement de place dans l’existence ne laisse jamais après lui ce que les hommes qualifient de trace, phénomène qui en réalité n’est pas un phénomène, mais une illusion.

Et cependant combien cette illusion fait perdre de temps à vos semblables qui s’épuisent à son sujet en discussions passionnées. L’homme est effrayé, au fond, par l’idée du temps. Il ne trouve pas son équilibre par suite de son déplacement incessant entre le passé et le futur.

Les habitants de l’élément liquide ont réuni le passé et le futur dans la maxime : « Après nous le déluge. ».