Mr Clay commença ainsi :
« Un jour, le marin aborda au port d’une grande ville dont le nom m’échappe, mais peu importe. Il traversait une rue proche du port quand un bel équipage se dirigea vers lui et s’arrêta. Un vieux monsieur en descendit et dit au matelot : « Vous êtes un matelot de belle « prestance ; vous plairait-il de gagner cinq guinées ? »
L’obscurité seule permit à Mr Clay de continuer son récit, car il n’avait en aucune façon l’habitude de parler. Il fit un grand effort pour répéter : « Vous plairait-il de gagner cinq guinées ? »
Elishama profita du trouble du vieillard pour réintégrer la prophétie d’Esaïe dans son petit sac, et mettre le sac dans sa poche. Puis Mr Clay parla de nouveau :
Le marin répondit : « Oui, naturellement. »
Le riche inconnu l’invita alors à l’accompagner chez lui, et l’emmena jusqu’à une somptueuse demeure située aux abords immédiats de la ville. Le marin ne s’était pas douté qu’il pût exister tant de splendeur, car la maison était aussi belle et aussi riche à l’intérieur qu’à l’extérieur. Comment, d’ailleurs, un jeune garçon comme ce matelot aurait-il jamais pénétré dans la demeure d’un des puissants de ce monde ? Son hôte lui fit servir un excellent repas, et des vins de prix. Le matelot décrivit tout ce qu’il avait mangé et bu, mais j’ai oublié les noms des mets et des vins.
Le repas fini, le maître de maison dit au marin : « Je suis, vous le voyez, un homme très fortuné ; l’homme le plus fortuné de cette ville. « Mais je suis vieux ; il ne me reste plus beaucoup d’années à vivre. Or, je déteste tous ceux qui hériteront de ce que j’ai amassé pendant ma vie et je n’ai aucune confiance en eux. Il y a trois ans, j’ai pris une jeune épouse, mais malheureusement pour moi, notre union est restée sans enfants. »
Ici, Mr Clay fit une pause pour rassembler ses souvenirs.
— Si vous me le permettez, intervint Eli-shama, je vous raconterai cette histoire moi-même.
— Comment ? s’écria Mr Clay, furieux de l’interruption.
— Je vous raconterai la fin de l’histoire avec votre permission, Mr Clay.
Mr Clay, interdit, ne trouva rien à objecter, et Elishama continua le récit :
« Le vieux monsieur conduisit le marin dans une chambre à coucher éclairée par des chandelles fixées dans des chandeliers d’or pur. Il y en avait cinq d’un côté et cinq de l’autre, n’est-il pas vrai, Mr Clay ? Les murs étaient ornés de sculptures et de palmiers. Un lit se trouvait dans un angle de la pièce ; une jeune femme était couchée dans ce lit qu’entouraient des chaînes d’or. Le vieillard dit à la jeune femme : « Vous « savez ce que je désire ; maintenant, faites de « votre mieux pour me satisfaire. »
Il tira ensuite une pièce d’or de sa bourse, une pièce de cinq guinées, Mr Clay, et la tendit au marin, puis il sortit de la chambre.
Le jeune marin resta toute la nuit avec la dame, mais, quand le jour parut, un vieux serviteur lui ouvrit la porte de la maison et il s’en alla rejoindre son bateau.
« C’est bien cela, n’est-ce pas, Mr Clay ? »
Mr Clay resta presque une minute bouche bée ; enfin il demanda :
— Par quel hasard connaissiez-vous cette histoire ? Auriez-vous rencontré, vous aussi, le matelot qui se trouvait sur mon bateau près du cap de Bonne-Espérance ? Ce doit être un vieillard maintenant, car son aventure date de longues années.
— Cette histoire, qui, selon vous, est arrivée au marin de votre bateau, n’est jamais arrivée à personne, Mr Clay. Tous les navigateurs la connaissent, tous les navigateurs souhaitent qu’elle soit leur propre histoire, et la racontent comme telle. Mais il n’en est rien. Ceux qui écoutent le récit, ils veulent qu’il leur soit fait de la manière qui leur plaît, et pas autrement. Peut-être le conteur peut-il se permettre de légères variantes, et quelques enjolivements de son cru, par exemple en décrivant la dame, et en donnant des détails sur la nuit d’amour. Mais par ailleurs l’histoire reste toujours la même.
Après ces déclarations d’Elishama, le vieillard se tut, mais il ne tarda pas à grommeler, d’une voix enrouée par la colère et le désappointement.
— Comment le savez-vous ?
— Vous allez l’apprendre, Mr Clay. Vous n’avez fait qu’une seule traversée pour vous rendre en Chine ; vous n’avez donc pu entendre cette histoire qu’une seule fois. Mais moi, j’ai navigué sur plusieurs bateaux. J’ai été d’abord de Gravesend à Lisbonne, et, en route, j’ai appris par un marin l’histoire que vous m’avez racontée. J’étais très jeune alors, de sorte que j’ai bien failli la croire vraie, mais pas tout à fait cependant. De Lisbonne, je suis allé au cap de Bonne-Espérance : un matelot du bateau raconta l’histoire, lui aussi. Un autre marin me l’a redite lorsque je voguais vers Singapour. C’est l’histoire de tous les marins du monde entier ; jusqu’aux phrases, et aux mots, qui restent les mêmes. Mais tous les marins sont enchantés de l’entendre raconter une fois de plus.
— Pourquoi la racontent-ils puisqu’elle n’est pas vraie ? dit Mr Clay.
Elishama réfléchit avant de répondre, puis il dit :
— Je vais vous l’expliquer : écoutez-moi bien, Mr Clay.
« Sur un certain point, les hommes sont tous les mêmes. Lorsqu’il s’agit de souscrire à un nouveau projet financier, on prouve par des documents irréfutables que les souscripteurs feront un bénéfice de 100 %, voire de 200 %, et chacun sait que c’est impossible, néanmoins les gens exigent de voir ces chiffres prometteurs figurer sur le papier, sinon ils ne veulent pas entendre parler du projet. Il en va de même de la prophétie d’Esaïe, que je vous ai lue. Le prophète qui l’a écrite vivait, j’imagine, dans une région où il pleuvait trop peu ; c’est pourquoi il disait que la terre brûlée deviendra un étang. En Angleterre, où le sol est presque toujours un étang, personne ne se soucie de copier cette prophétie, ou de la lire. Les marins qui racontent votre histoire, Mr Clay, sont de pauvres types, qui mènent une vie solitaire. C’est pourquoi ils décrivent cette riche demeure, et cette belle dame. Mais l’histoire qu’ils racontent n’est jeûnais arrivée. »
Mr Clay ne se tint pas pour battu, il riposta :
— Le marin dit aux autres qu’il avait senti le poids de la pièce d’or dans sa main et qu’il en avait senti le froid contre sa paume.
— Mais oui, Mr Clay, dit Elishama, et savez-vous pourquoi il prétendait avoir éprouvé ces sensations ? C’est parce qu’il savait et que les autres savaient aussi que pareille aventure est impossible. S’ils l’avaient crue possible, ils ne l’auraient jamais décrite. Un marin, lorsqu’il descend à terre, paie une fille des rues pour passer la nuit avec elle. Parfois il la paie dix shillings, parfois cinq, parfois même il ne lui donne que deux shillings. Aucune de ces femmes n’est belle, ni jeune, ni riche. Il peut arriver, bien que j’en doute fort, qu’une femme permette à un matelot de l’accompagner pour rien, mais si le cas s’est présenté, aucun marin n’en a jamais parlé. Ici, le marin prétend qu’une dame, belle et riche, une de ces dames qu’il a vues de loin peut-être, mais auxquelles il n’a jamais adressé la parole, l’a payé cinq guinées pour cette même chose. Dans l’histoire, Mr Clay, il s’agit toujours de cinq guinées. C’est une entorse à la loi de l’offre et de la demande, qui n’a jamais existé et n’existera jamais. C’est pourquoi on raconte cette histoire.
À ce moment-là, Mr Clay était incapable d’articuler un mot tant il était troublé, surpris et vexé. Il était furieux contre Elishama parce qu’il devinait bien que son secrétaire tirait avantage de sa faiblesse et défiait son autorité. Mais il en voulait surtout au prophète Esaïe, qui était en train de démolir le monde et lui-même, Mr Clay, avec ce monde. Le secrétaire et le prophète se liguaient contre lui, Mr Clay le voyait bien.
Quand il reprit l’entretien, il dit, d’une voix rauque et éraillée, mais aussi ferme que lorsqu’il donnait des ordres dans ses bureaux :
— Si cette histoire ne s’est jamais passée auparavant, j’en ferai une réalité, moi. Je n’aime pas les fantaisies de l’imagination ; je n’aime pas les prophéties. Il est malsain et immoral de s’occuper de choses dépourvues de réalité. Moi, j’aime les faits : je vais transformer cette fiction en un fait positif.
Après avoir ainsi parlé, le vieillard se sentit le cœur plus léger. Il prévoyait qu’il allait avoir raison d’Elishama et du prophète Esaïe. Il leur prouverait que sa puissance restait entière.
— L’histoire se réalisera, dit-il. Un marin la racontera du commencement à la fin, telle qu’il l’aura vécue lui-même.
Lorsque Elishama rentra chez lui au petit jour, il se dit à part lui : « Ou bien ce vieux bonhomme est en train de devenir fou, ou bien il va mourir ; sinon, il aura honte demain du projet qu’il a formé cette nuit ; il souhaitera l’oublier, et ce que j’aurai à faire de plus sage, c’est de ne plus en souffler mot en sa présence. »