Mr Clay vit avec plaisir que son entreprise prenait le caractère d’une aventure, tant chez son invité que dans son histoire. Il considéra le jeune garçon de ses yeux mi-clos et, pour un instant, ne détourna pas de lui ses regards qui exprimaient l’approbation, presque la tendresse.
— Vraiment, dit-il, vous avez eu faim ; vous avez couché sur le sol nu ; vous avez été vêtu de haillons pendant une année...
Après un coup d’œil circulaire dans la salle richement meublée, il ajouta :
— Tout ceci doit être pour vous un grand changement ?
Le marin regarda également autour de lui :
— C’est vrai, dit-il, cette maison est bien différente de mon île.
Quand il se retourna vers le vieillard, il passa sa main dans ses cheveux :
— C’est bien pour cela, fit-il, que mes cheveux sont si longs. J’avais l’intention de les faire couper ce soir. Les deux autres m’avaient promis de m’emmener chez un coiffeur, mais ils ont changé d’idée et, au lieu d’aller chez le coiffeur, ils me conduisaient chez les filles. Ç’a été une chance pour moi de n’y avoir pas été, sinon je ne vous aurais pas rencontré. Je reprendrai bientôt l’habitude de parler aux gens. J’ai su parler autrefois et je ne suis pas un aussi grand imbécile que j’en ai l’air.
— Que ce doit donc être agréable, murmura Mr Clay, comme se parlant à lui-même, que ce doit donc être agréable de vivre tout seul sur une île, sans que personne vienne vous déranger.
— C’était agréable d’une certaine manière, opina le jeune matelot d’un air pensif. Il y avait des œufs d’oiseaux sur la grève et je péchais aussi. J’avais mon couteau, un bon couteau, et je faisais une entaille dans l’écorce d’un grand arbre chaque fois que je voyais la nouvelle lune.
J’avais fait neuf entailles, et puis je les ai oubliées, et il y a eu deux ou trois nouvelles lunes de plus avant l’arrivée du Barracuda.
— Vous êtes jeune, dit Mr Clay, et je pense que vous avez été bien heureux quand le navire vous a ramené chez d’autres gens.
— Oui, j’étais content, d’une part ; mais je m’étais habitué à mon île et j’avais fini par croire que j’y resterais toute ma vie. Je vous ai dit qu’il y avait des bruits sur cette île ; j’entendais celui des vagues pendant la nuit entière et, quand le vent se levait, je l’écoutais gronder autour de moi de tous côtés. J’entendais les oiseaux de mer qui se réveillaient le matin. Une fois, il a plu pendant quinze jours et, une autre fois, la pluie a duré un mois complet. Chaque fois, la pluie s’accompagnait de gros orages. La pluie tombait du ciel comme un chant et le tonnerre rappelait une voix humaine, celle de mon vieux capitaine. J’en ai été étonné ; je n’avais pas entendu une seule voix depuis plusieurs mois.
— Les nuits vous paraissent-elles longues ?
— Elles étaient aussi longues que les jours : le jour venait, puis la nuit, puis le jour. L’un était aussi long que l’autre. Ce n’était pas comme dans mon pays où les nuits sont courtes en été et longues en hiver.
— À quoi pensiez-vous la nuit ?
— Je pensais surtout à une chose, je pensais à un bateau. Parfois aussi, je rêvais que ce bateau m’appartenait, que je le lançais, que je le dirigeais. C’était un bon et fort bateau, qui tenait bien la mer. Mais il n’avait pas besoin d’être grand ; il me suffisait qu’il eût cinq tonnes. Une petite corvette aurait bien fait mon affaire ; l’arrière aurait été bleu et j’aurais découpé des étoiles autour des fenêtres des cabines.
Ma maison paternelle se trouve à Marstal, au Danemark. Lars Jensen Bager, qui était un ami de mon père, m’aiderait à construire mon bateau. Avec ce bateau, je ferais le commerce de blé entre Bandholm, Skelskor et Copenhague. Je n’avais pas envie de mourir avant de posséder ce bateau. Quand le Barracuda m’a recueilli, j’ai pensé que c’était ma première étape en direction de mon bateau, et c’est pourquoi j’étais content. Et lorsque je vous ai rencontré, Monsieur, et que vous m’avez demandé si je voulais gagner cinq guinées, j’ai su que j’avais eu raison de quitter mon île. C’est pourquoi je vous ai suivi.
— Vous êtes jeune, dit Mr Clay une fois encore, et vous avez certainement pensé aux femmes sur votre île.
Le jeune garçon ne répondit pas tout de suite ; il regardait droit devant lui ; on aurait pu croire qu’il avait perdu le souvenir du langage. Enfin il répondit :
— Sur le Barracuda, et sur l’Amelia Scott, les autres marins parlaient de leurs amoureuses. Je sais, je sais très bien ce que vous attendez de moi cette nuit pour vos cinq guinées. Je vaux n’importe quel autre marin sur ce point-là. Vous n’aurez aucune raison de vous plaindre de moi, patron, et votre dame, qui m’attend, n’aura pas lieu de se plaindre, elle non plus.
Pour la troisième fois, une brusque rougeur monta au front du jeune garçon. La rougeur s’atténua, puis augmenta de nouveau, et resta perceptible sous son hâle, comme une couche plus foncée. Le marin se redressa de toute sa taille, il était très grave :
— Tout bien réfléchi, dit-il, je ferais mieux d’aller retrouver mon navire, et vous, Monsieur, vous choisirez un autre marin pour votre affaire.
Tout en parlant, il enfonça la main dans sa poche.
La délicate teinte rosée disparut sur les joues de Mr Clay, qui s’écria :
— Non, non ! Je ne veux pas que vous retourniez sur votre navire. Vous avez été jeté sur une île déserte ; vous n’avez parlé à âme qui vive pendant un an. J’aime à me représenter ce qui vous est arrivé. Je puis me servir de vous, et je ne prendrai pas d’autre marin pour faire ce que je veux.
L’invité de Mr Clay fit un pas en avant. Il avait l’air d’un géant avec sa haute taille et sa large carrure, et Mr Clay se cramponna des deux mains à son fauteuil. Des hommes désespérés l’avaient menacé à plusieurs reprises, et il les avait matés par la puissance de sa fortune, ou par la force de son esprit froid et mordant. Mais cet individu en colère, qui se dressait devant lui, était trop simple pour céder soit à la fortune, soit à la force de l’esprit. De tels arguments n’auraient aucune prise sur lui.
Peut-être avait-il enfoncé la main dans sa poche pour en tirer le couteau dont il venait de parler. Était-ce donc une affaire de vie ou de mort que de vouloir matérialiser un conte ?
Le marin sortit de sa poche la pièce d’or, que lui avait donnée Mr Clay, et la tendit au vieillard, en disant :
— Vous feriez mieux de ne pas me retenir. Vous êtes très vieux, et vous n’avez guère de forces pour me résister. Merci pour la nourriture et pour le vin. Je vais retrouver mon navire. Bonne nuit, Monsieur !
Dans sa surprise et son anxiété, Mr Clay ne parvint à parler que très bas, et d’une voix enrouée, mais il parla :
— Et votre bateau à vous, mon beau marin, dit-il, le bateau qui doit vous appartenir à vous seul ; ce bateau de cinq tonnes, qui tient si bien la mer et qui doit transporter un chargement de blé de votre pays à Copenhague. Qu’adviendra-t-il puisque vous me rendez les cinq guinées, et que vous vous en allez ? Ce ne sera plus qu’une histoire que vous m’aurez racontée. Jamais vous ne le lancerez, jamais il ne naviguera.
Une minute s’écoula... puis le garçon remit la pièce d’or dans sa poche.