Pendant la nuit de tempête décrite par le journal Les Dernières Nouvelles de Christianssand, toutes les fenêtres du premier étage restèrent éclairées dans la belle demeure de la place du marché qui appartenait à l’armateur Jochum Hosewinckel.
L’armateur lui-même faisait les cent pas d’une pièce à l’autre : il s’arrêtait un instant pour prêter l’oreille aux hurlements du vent, puis reprenait sa marche. Toutes ses pensées allaient vers ses navires qui étaient en mer cette nuit-là, et il songeait surtout à la Sophie-Hosewinckel revenant d’Arendal. Le navire avait été baptisé du nom de la sœur préférée de Jochum Hosewinckel : cette Sophie était morte depuis de longues années, à l’âge de dix-neuf ans.
Vers le matin, l’armateur s’endormit dans la chaise du grand-père, près de la table, et, à son réveil, il était persuadé que le navire était perdu corps et biens.
À ce moment-là, Arndt, le fils de Jochum, dont l’appartement se trouvait dans une aile de la maison, entra chez son père, couvert de neige de la tête aux pieds. Il revenait du port et annonça que la Sophie-Hosewinckel était saine et sauve, échouée près de l’île d’Odder. Un pêcheur avait apporté la nouvelle aux premières lueurs du jour.
Jochum Hosewinckel appuya la tête sur ses mains jointes et se mit à pleurer.
Arndt lui raconta alors comment le navire avait été sauvé. Ce récit remplit le vieil armateur d’une joie telle qu’il voulut incontinent la faire partager à tous ses amis parmi les gens de mer. Prenant le bras de son fils, il se rendit au port et, de là, fit le tour de la ville. L’heureuse nouvelle fut accueillie partout avec étonnement et joie. On ne cessait d’en répéter les détails, et plus d’un verre fut vidé en l’honneur du sauvetage de la Sophie-Hosewinckel et à la santé de Mlle Ross.
Après cette affreuse nuit, Jochum Hosewinckel se sentait plus heureux qu’il ne l’avait été depuis des années. Il fit dire à sa femme de préparer la chambre occupée jadis par sa sœur Sophie, pour y recevoir la jeune héroïne à son arrivée à Christianssand. Vers la fin de l’après-midi, une barque de pêche de l’île d’Odder amena les rescapés au port. La moitié de la population de Christianssand assista au débarquement ; tout le monde saluait joyeusement l’armateur, et une tradition particulière, ou plutôt une légende de la famille de Jochum Hosewinckel ajoutait à ces saluts une sorte de ferveur religieuse.
La mer restait tumultueuse ; il avait cessé de neiger ; le ciel était sombre ; seule à l’horizon apparaissait une faible raie de lumière et, à l’instant du coucher du soleil, les eaux prirent une teinte cuivrée dont le reflet éclaira les visages des assistants. On reçut la barque avec l’enthousiasme qu’une nation de navigateurs accorde à des héros. Tous les yeux cherchaient la jeune fille qui avait sauvé la Sophie-Hosewinckel, et l’imagination de la foule en faisait un ange.
Mais nul ne la découvrit tout de suite, car elle avait échangé ses vêtements mouillés contre un chandail, un pantalon et des bottes de marin, et, dans cet accoutrement trop grand pour elle, elle ressemblait à un mousse.
Le désappointement et l’inquiétude s’emparèrent de l’assistance, quand un gros homme se dressa dans la barque et, soulevant Mlle Ross, s’écria : « Voilà un trésor pour vous ! »
Le costume de matelot transformait l’ange en un être pareil à eux. Les assistants sentirent leur cœur se fondre à cette vue. Une acclamation assourdissante se fit entendre. Aussitôt, les bonnets et les casquettes volèrent en l’air et des sourires illuminèrent tous les visages. Quelques hommes pleuraient. Le suroît de la jeune fille était tombé quand le marin l’avait dressée face au public massé sur le quai, et ses cheveux crêpelés par l’eau de mer et la neige formaient une véritable auréole autour de sa tête.
La voyant chanceler, un jeune homme la prit dans ses bras et la porta au rivage. Ce jeune homme était Arndt Hosewinckel. Malli le regarda : il lui sembla que jamais encore elle n’avait vu d’aussi beaux traits. Arndt lui rendit son regard.
Très pâle, elle avait les yeux profondément cernés et les lèvres tremblantes. Il sentit le jeune corps, vêtu du grossier costume de matelot, contre le sien. Une boucle de cheveux effleura sa bouche, elle avait une saveur salée.
La mer elle-même semblait avoir jeté cette jeune fille dans les bras d’Arndt Hosewinckel.
Pendant quelques secondes, elle n’eut pas conscience de ce que représentait la masse noire en face d’elle ; ses yeux clairs et grands ouverts cherchèrent ceux d’Arndt. Mais, au même instant, elle entendit que l’on criait son nom. L’air vibrait littéralement sous l’effet de ces acclamations enthousiastes.
Une vive rougeur envahit les joues pâles de Malli et, d’un seul coup, elle s’abandonna toute à ces inconnus, avec un élan de joie pareil au leur. À ce radieux visage de jeune fille, si proche du sien, Arndt donna un baiser.
La foule s’écarta pour faire place au vieil armateur. La tête découverte, il adressa d’une voix profonde quelques paroles émues à l’assemblée et, en premier lieu, à Malli. Arndt la protégeait en riant contre toute la ville de Christianssand prête à la serrer dans ses bras. Quand on comprit que Jochum Hosewinckel allait l’emmener dans sa propre demeure, les vivats éclatèrent et tout le monde accompagna l’armateur et son invitée jusqu’à la porte de la maison.
Ferdinand, le marin, admiré et acclamé, lui aussi, comme un héros de ce grand drame qui finissait si heureusement, habitait en ville avec sa mère veuve. On le porta chez lui en triomphe.
Les rescapés sur l’îlot d’Odder débarquèrent à Christianssand un peu plus tard, et l’atmosphère de fête se prolongea de la sorte fort avant dans la soirée.
M. Sörensen, avec une promptitude remarquable, comprit la situation nouvelle où il se trouvait. Il ne s’attarda pas à penser aux souffrances qu’il venait d’endurer, mais se para du reflet de la gloire de sa jeune élève. Son attitude affirmait, avec une puissante autorité, que c’était lui qui avait créé Malli, et qu’elle était sienne.
À part cela, rien ne lui apparaissait clairement et, en particulier, quels étaient les avantages et les désavantages du monde qui l’entourait. Au cours de la nuit, il avait pris un sérieux enrouement et, à présent, il était affligé d’une véritable extinction de voix. Il resta pendant plusieurs jours après le naufrage dans un silence complet, le cou enveloppé d’écharpes de laine. Le bruit courut en ville que, pendant la tempête, les cheveux du directeur de théâtre avaient blanchi à la pensée du danger que courait Mlle Ross. En réalité, c’était la perruque brune de M. Sörensen qui s’était envolée dans les flots pendant la traversée en canot de sauvetage. M. Sörensen supporta cette perte avec calme, sachant qu’il échangeait un bien temporel contre une expérience valable pour l’éternité et, d’ailleurs, il récupérerait une perruque dès que son vieux sac de voyage lui serait rapporté du bord.
Bientôt tous les membres de la troupe furent réunis sur la terre ferme. Pâles et chancelants, ils n’en étaient pas moins fiers et animés d’une indomptable vaillance. Dans la barque, Mlle Ihlen s’était enveloppée de sa belle chevelure noire comme d’un manteau. Le jeune premier aux boucles blondes composa une Ode au vent du nord, le lendemain même du sauvetage. Son œuvre parut dans le journal quotidien de Christianssand. Les rédacteurs, plus avertis que lui au point de vue de la météorologie, estimèrent qu’on ne peut attendre d’un poète qu’il connaisse à la fois l’art de faire des vers et celui d’interpréter les indications de la boussole.
Il fallut remettre à plus tard les représentations théâtrales. Cependant, la semaine suivante, les acteurs donnèrent un avant-goût de leur talent en jouant des extraits de leur programme dans la petite salle de l’hôtel de 1’« Harmonie ». Le propriétaire de l’hôtel, en raison des circonstances particulières et émouvantes, permit à la troupe de rester chez lui à prix réduit. Et quand il s’avéra que les costumes et les accessoires de théâtre avaient été endommagés par l’eau salée sur la Sophie-Hosewinckel, on fît une collecte en faveur des victimes. Elle rapporta une jolie somme et, dans son lit, M. Sorensen, faute de pouvoir parler, eut le temps de réfléchir sur la façon dont le public évaluait les mérites des artistes, respectivement dans leur art et dans leur vie.
L’élégante demeure de la place du marché avait ouvert ses portes à Malli et les avait refermées sur elle, par une reconnaissance généreuse et spontanée pour la jeune fille solitaire, qui avait risqué sa vie pour l’un des navires de la maison Hosewinckel.
La réalité et la fantaisie sont étrangement mêlées pour ceux qui vivent près de la mer et par la mer.
Pendant les premiers jours qui suivirent l’arrivée de Malli, une sorte de terreur sacrée se lisait sur les visages de ses hôtes quand ils se tournaient vers elle. La mer, cette puissance toujours présente, et toujours mystérieuse et inconnaissable, avait-elle renoncé à son emprise sur la jeune fille ? Une des énormes lames qui soulevaient les bateaux dans le port n’allait-elle pas aspirer Malli en se retirant, de sorte que, la cherchant dans sa chambre, on trouverait cette chambre vide, avec une trace d’eau de mer et de varech sur le plancher, pareille à celle que les fantômes, surgis de la mer, laissent après eux ?
Pourtant, au bout de quelques jours, la maison reprit plus de confiance et Malli devint comme une image symbolique : elle représentait à la fois, pour la famille Hosewinckel, un navire qui avait été en détresse dans la tempête, et aussi la jeune Sophie Hosewinckel, dont la beauté en fleur s’était épanouie dans les pièces mêmes où vivait Malli à présent.
Jamais encore, elle n’avait pénétré dans une aussi belle maison. Elle contemplait avec respect les lustres de cristal, les rideaux de dentelles, les portraits de famille dans leurs cadres dorés, les bahuts en bois de camphrier. Pour un peu, elle leur aurait fait la révérence. Et voici que, dans cette demeure, on la comblait d’attentions : on lui apportait du café et des brioches dans son lit et, sur son lavabo, elle trouvait du savon à la violette !
Elle restait fort intimidée et ne parlait guère, ne disant rien de ses exploits, sauf quand il lui fallait répondre à des questions. Mais elle se sentait heureuse et, toute souriante, allait et venait au milieu des sourires.
Elle avait remarqué, le jour de son arrivée, la surprise que sa beauté suscitait autour d’elle. Quand elle était entrée chez l’armateur, c’était avec un visage blafard et sali, et dans des vêtements qui ne lui cillaient pas. Mais, entre ces murs amicaux, elle se voyait devenir de plus en plus belle chaque fois qu’un miroir lui renvoyait son image. La vieille demeure souriait aussi, parce qu’elle avait jugé au premier abord que Malli était laide, alors qu’en réalité c’était une jeune personne charmante.
Alors Malli, approuvée par la maison elle-même, risqua un pas en avant et chercha à pénétrer dans l’intimité des êtres qui vivaient entre ces murs. Elle se sentait surtout à l’aise dans la compagnie du vieil armateur.
Parfois elle se demandait si elle aimait se trouver avec des hommes parce que son père lui avait manqué pendant tant d’années. Peut-être devinait-elle aussi qu’elle leur donnait beaucoup par ses regards, ses mouvements, sa voix.
Elle était plus timide en face de la maîtresse de maison. Mme Hosewinckel était une dame fort imposante, dans sa robe de soie noire et sa longue chaîne de montre en or, qui pendait sur sa poitrine. Elle avait un large visage délicatement rosé. Malli se disait qu’elle ressemblait à la reine Thora, dans Axel et Walborg. Mme Hosewinckel ne parlait guère, mais la reine Thora ne prononce qu’une seule phrase, adressée à son fils : « Que Dieu te pardonne ! », et pourtant l’auditoire sait qu’elle est bonne et majestueuse, et pleine de sympathie pour les nobles caractères.
Quant au fils de la maison, Arndt Hosewinckel, Malli ne savait rien de lui sinon que ses traits lui avaient paru d’une merveilleuse beauté, quand il l’avait portée dans ses bras sur le rivage.