IX
 
LE HÉROS DE L’HISTOIRE

La lune brilla au-dessus de la ville de Canton et sur la mer de Chine, pendant la nuit destinée, par Mr Clay, à la matérialisation de son histoire. C’était une nuit d’avril. L’air était doux et tiède et déjà d’innombrables chauves-souris volaient sans bruit de-ci de-là dans l’espace. Les lauriers du jardin de Mr Clay semblaient presque décolorés au clair de lune. Les roues de la Victoria faisaient à peine grincer le gravier de l’avenue.

Au prix de grands efforts, Mr Clay avait été habillé et installé dans sa voiture. Maintenant, il y était gravement assis, tout droit contre le capitonnage de satin, en pardessus noir et chapeau haut de forme londonien.

En face de lui, Elishama faisait moins brillante figure sur son siège étroit. Il ne quittait pas des yeux le visage de son patron, ce mourant, qui s’en allait ainsi pour prouver son omnipotence, et pour accomplir des actes irréalisables.

La voiture dépassait les quartiers riches de Canton, leurs villas et leurs jardins, et s’engageait dans les rues voisines du port, rues populeuses, bruyantes et où flottaient toutes sortes d’odeurs. À cette heure-là, personne ne se pressait plus.

Les passants circulaient sans hâte, ou bien s’arrêtaient pour bavarder les uns avec les autres. La Victoria ne pouvait avancer que lentement.

Ici et là, des lanternes de couleur se balançaient devant des maisons. Elles brillaient comme des bijoux dans la grisaille du soir. De son siège, Mr Clay observait attentivement la foule. Jamais encore, il n’avait regardé de près les visages de ceux qu’il croisait dans la rue. Cette expérience était toute nouvelle pour lui et elle ne se répéterait pas.

Un marin solitaire vint à passer.

Mr Clay ordonna à Elishama de faire arrêter la voiture et d’accoster l’inconnu. L’employé descendit et, sous les yeux du maître, s’adressa au marin :

— Bonsoir ! dit-il. Mon maître, que vous voyez dans cette voiture, me prie de vous dire que vous êtes un marin de belle mine. Il vous demande s’il vous plairait de gagner cinq guinées cette nuit ?

— Quoi ? Que dites-vous ? fit le marin.

Elishama répéta la question, et le marin fit un pas du côté de la Victoria pour mieux voir le vieillard qui s’y trouvait. Puis, se tournant vers Elishama :

— Répétez ce que vous m’avez dit, fit-il.

Elishama prononça donc son petit discours pour la troisième fois. Le marin l’écoutait bouche bée. Mais, tout à coup, il tourna le dos à la Victoria et s’enfuit à toute allure. Au coin de la rue, il s’engagea dans une venelle transversale et disparut.

Sur un signe de Mr Clay, Elishama remonta dans la voiture et ordonna au cocher de se remettre en route.

Un peu plus loin, un garçon trapu, qui avait l’apparence d’un homme de mer, s’apprêtait à traverser la rue. Il dut s’arrêter devant la Victoria. Il regarda Mr Clay. Mr Clay le regarda.

Pour la seconde fois, Elishama descendit et refit à l’autre la proposition qu’il avait faite au premier matelot.

Le jeune homme qu’il abordait sortait visiblement d’un bar et n’était pas trop solide sur ses jambes. Lui aussi obligea Elishama à répéter sa question, mais n’attendit pas la fin de la phrase pour partir d’un immense éclat de rire, en se tenant les côtes :

— Par exemple ! s’écria-t-il. Voilà l’aventure qui est arrivée à un marin de belle mine lorsqu’il rendit visite aux terriens. Pas besoin d’en dire davantage. Je vous accompagne, mon vieux. Par Jésus-Christ, vous avez trouvé l’homme qu’il vous faut !

Il se hissa dans la voiture à côté de Mr Clay, considéra Elishama et le cocher avec des yeux ronds et caressa de la main le capitonnage de satin :

— Tout est en soie ! fit-il, riant toujours. Tout est en soie, et doux et mœlleux. Qu’est-ce que je vais voir encore ?

Tandis que la voiture roulait sur les pavés, il se mit à siffler et il ôta son béret pour se rafraîchir la tête. Puis, soudain, il appuya ses deux mains sur sa figure et resta dans cette position pendant un instant. Après quoi, sans dire un mot, il sauta à terre, prit ses jambes à son cou et disparut dans une rue de traverse, comme le premier matelot.

Mr Clay ordonna au cocher de revenir sur ses pas, dans la même rue, puis de faire volte-face en longeant très lentement la chaussée. Mais il n’arrêta plus son équipage et n’ajouta rien à ses ordres. Elishama, qui évitait de regarder le vieillard, se demandait s’ils allaient circuler ainsi toute la nuit.

Ils avaient déjà abandonné les rues étroites voisines du port et enfilaient l’avenue qui menait à la maison de Mr Clay, quand ils virent trois jeunes marins se diriger vers eux, bras dessus, bras dessous. Comme la voiture les rejoignait, deux d’entre eux lâchèrent le troisième et se sauvèrent en courant, laissant leur camarade en face de Mr Clay et d’Elishama.

Mr Clay fit arrêter, mais, d’un geste de la main, il empêcha Elishama de descendre de la Victoria :

— J’irai moi-même cette fois-ci, dit-il.

Ce ne fut que très lentement, très laborieusement, qu’il se trouva dans la rue au bras de son secrétaire. Il fit un pas vers le marin, s’arrêta devant lui et, raide comme un poteau, pointa sa canne vers le jeune garçon. Puis, d’une voix rauque et éraillée, mais qui exprimait une implacable résolution :

— Bonsoir ! dit-il. Vous êtes un marin de belle mine. Vous plairait-il de gagner cinq guinées cette nuit ?

Le jeune marin était grand, large d’épaules et de membres solides avec des mains énormes. Ses cheveux extrêmement blonds étaient si épais qu’au premier abord Elishama les confondit avec un bonnet de fourrure.

L’autre ne parla pas, ne fit pas un geste, mais, les yeux vagues, il considérait tranquillement Mr Clay. Dans sa main droite, il portait un assez gros ballot, qu’il prit dans sa main gauche pour se frotter la cuisse de son poing resté libre, comme s’il eût voulu se préparer à assener un coup. Mais il n’en fit rien et, tendant la main, il saisit celle de Mr Clay.

Le vieillard avala sa salive et réitéra sa proposition :

— Vous, qui êtes un marin de belle mine, avez-vous envie de gagner cinq guinées cette nuit ?

Le garçon parut réfléchir :

— Oui, dit-il, j’ai envie de gagner cinq guinées ; j’étais tout juste en train de me demander comment je pourrais gagner cinq guinées. Je vais avec vous, Monsieur.

Il parlait lentement, s’arrêtant entre chaque phrase et avec un curieux accent.

— En ce cas, dit Mr Clay, montez dans ma voiture et je vous en dirai davantage à notre arrivée chez moi.

Le marin déposa son ballot au fond de la Victoria, mais n’y monta pas lui-même :

— Non ! dit-il, votre équipage est trop beau pour moi. Mes habits sont sales et tachés par le goudron. Je courrai à côté de la voiture et j’irai certainement aussi vite que vous.

Plaçant sa grande main sur le garde-boue, il prit le pas de course dès que les chevaux se mirent en branle, et il ne se laissa pas distancer d’un mètre. Quand l’équipage s’immobilisa devant le portail de Mr Clay, le jeune garçon ne paraissait même pas essoufflé. Les domestiques de Mr Clay se précipitèrent pour aider leur maître à descendre de voiture et le débarrasser de son pardessus. Le maître d’hôtel, un Chinois gros et chauve, vêtu de soie verte, apparut dans la véranda, tenant une lanterne au bout d’une longue perche. À la lumière dorée de la lanterne, Elishama jeta un coup d’œil rapide sur l’hôte et son invité. Mr Clay avait singulièrement retrouvé vie et entrain. On aurait dit que le jeune coureur, qui ne s’était pas laissé distancer par la voiture, avait, du même coup, fait couler plus librement le sang du vieillard. Les joues pâles de Mr Clay avaient même pris une délicate teinte rosée, comparable à celle d’un visage fardé de jeune femme. Le vieillard était satisfait de la proie qu’il ramenait du port de Canton.

Selon toute apparence, il n’aurait pu en trouver d’autre de cette qualité.

Le marin était presque un enfant encore. Son large visage tanné s’éclairait de deux yeux bleu clair. Son extrême maigreur faisait apparaître ses os partout où ses vêtements ne les couvraient pas et la gravité de son jeune visage lui prêtait une expression presque inquiétante. Les gens qui reviennent de prison ont cette expression-là. Il était pauvrement vêtu d’une chemise bleue, d’un pantalon de treillis et ses pieds étaient nus dans ses vieilles chaussures.

Il reprit son ballot et suivit lentement le maître d’hôtel, porteur de la lanterne.