Parmi les Juifs qui, en fuyant la Pologne, avaient emmené Elishama avec eux, se trouvait un vieillard très âgé, qui mourut en route. Avant de mourir, ce vieillard avait donné à Elishama le papier dans son enveloppe de soie. Elishama noua le petit sachet à son cou et s’il réussit à le conserver pendant plusieurs années, ce fut surtout parce que l’enfant se déshabillait rarement.
À ce moment-là, il ne savait pas lire, et il ignorait ce qui était écrit sur le papier. Mais quand, à Londres, il eut appris à lire, et qu’il s’aperçut qu’on attachait de la valeur aux choses écrites, il sortit son papier du sachet, et vit qu’il était transcrit en lettres différentes de celles qu’on lui enseignait. Son maître l’envoyait de temps à autre faire une commission dans la petite boutique, obscure et sale, d’un prêteur à gages, qui était un ecclésiastique défroqué. Elishama apporta le papier à cet homme, et lui demanda s’il avait une signification quelconque. L’autre répondit qu’il était rédigé en hébreu, et Elishama le pria de le lui traduire pour la somme de trois pence. Le prêteur à gages relut attentivement ce qui était écrit et, en reconnaissant les termes, en vérifia le contexte biblique. Il le copia en anglais, et accepta gravement les trois pence.
Le jeune garçon conserva ensuite à la fois l’original et la traduction.
Ce fut dans l’espoir de venir en aide à Mr Clay qu’Elishama sortit le sachet de sa boîte ce soir-là. Il n’aurait pas agi de même en d’autres circonstances, car cet objet évoquait pour lui des souvenirs de ténèbres et d’horreurs et celui, presque effacé, d’un ami. Or, Elishama n’avait pas plus envie que Mr Clay d’avoir des amis : les amis, pour le jeune homme, étaient des gens qui souffraient et mouraient. Le mot « ami » était synonyme de séparation et de perte.
À quelque temps de là, la séance de lecture venait de se terminer ; Mr Clay, tout grognon, se préparait à renvoyer son lecteur, quand celui-ci tira de sa poche une feuille de papier sale, et dit :
— Mr Clay, voici quelque chose que je vais vous lire.
Un regard étonné des yeux pâles du vieillard répondit seul à cette phrase. Puis Elishama commença :
Que se réjouissent désert et terre aride,
Qu’exulte et fleurisse la steppe,
Qu’elle porte-fleurs comme jonquilles
Qu’elle exulte et crie de joie !
La gloire du Liban lui est donnée !
(Esaïe, XXXIV, v. 12 ; XXXV, v. 1 et 2.)
— Hein ! Que veut dire cela ? fit Mr Clay d’un ton acerbe.
Elishama déposa son papier et répondit :
— Ceci, Mr Clay, est ce que vous réclamiez. C’est quelque chose qui n’a rien à voir avec les livres de comptes, et que des hommes d’autrefois ont composé et transcrit.
Il continua :
La splendeur du Carmel et du Saron
On verra la gloire de Jahvé
La splendeur de notre Dieu !
Rendez fortes les mains fatiguées
Et fermes les genoux chancelants ! Dites aux...
— Mais voyons ! s’écria Mr Clay, d’où avez-vous tiré ces paroles ?
Elishama éleva la main pour lui imposer silence, et il lut à haute voix :
Dites aux cœurs bouleversés :
« Courage ! Ne craignez pas !
Voyez ! C’est votre Dieu,
C’est la vengeance qui vient ;
C’est la rétribution de Dieu,
C’est lui qui vient vous sauver. »
Alors les yeux des aveugles se dessilleront,
Les oreilles des sourds s’ouvriront ;
Alors le boiteux bondira comme un cerf
Et la langue du muet criera de joie
Car de l’eau jaillira dans le désert,
Des torrents dans la steppe ;
La terre brûlée deviendra un étang
Et le pays de la soif se changera en sources.
Les repaires, où gîtaient les chacals
Deviendront des fourrés de roseaux et de papyrus.
Quand Elishama en fut arrivé là, il déposa sa feuille de papier et regarda droit devant lui. La respiration de Mr Clay était oppressée ; il répéta :
— Mais qu’était-ce donc que tout cela ?
— Je vous l’ai dit, Mr Clay, et vous l’avez entendu : quelqu’un a composé ces phrases, et les a mises par écrit.
— Ce qu’il a dit là est-il arrivé ?
— Non ! fit Elishama d’un accent profondément méprisant.
Il y eut un silence.
— L’a-t-il dit de nos jours ? reprit Mr Clay. Même réponse. Même accent. Au bout d’un moment, Mr Clay posa une nouvelle question :
— Qui donc est l’homme qui a écrit cela ?
— Le prophète Esaïe.
— Quoi ? Que dites-vous ? Le prophète Esaïe ? Expliquez-moi ce que c’est qu’un prophète.
— C’est quelqu’un qui a prédit des choses.
— Alors, ces choses devraient se réaliser ? Elishama, qui ne se souciait pas de désavouer le prophète Esaïe, répondit :
— Oui, mais pas à présent.
— Relisez-moi le passage sur le boiteux. Elishama lut : « Le boiteux bondira comme un cerf. »
Encore un silence, après quoi Mr Clay dit encore du même ton de commandement :
— Relisez ce qui est écrit sur les genoux chancelants.
Elishama lut : « Rendez fermes les genoux chancelants. »
— Et le passage sur les sourds ?
— » Alors les oreilles des sourds s’ouvriront. »
Cette fois, le silence fut très long.
— Quelqu’un fait-il ce qu’il faut pour que ces choses arrivent ? dit enfin Mr Clay.
— Non ! dit Elishama, et sa voix trahissait encore un plus grand mépris. Quand Mr Clay reprit l’entretien, Elishama remarqua, à son accent, qu’il était complètement réveillé.
— Relisez-moi tout ! ordonna le vieillard. Elishama obéit. Après les derniers mots,
Mr Clay demanda :
— À quel moment vivait-il donc exactement ce prophète ?
— Je ne sais pas, Mr Clay, mais je crois qu’il y a environ mille ans.
À ce moment-là, Mr Clay souffrait beaucoup de ses genoux, et ses infirmités lui pesaient douloureusement.
— C’est stupide, déclara-t-il, de raconter des choses qui n’arriveront que dans mille ans. Et il ajouta : On devrait plutôt rappeler celles qui se sont déjà passées.
— Voulez-vous, dit Elishama, que je reprenne les livres de comptes ?
Mr Clay resta longtemps sans répondre. Quand il reprit la parole, ce fut pour dire :
— Non, non ! On peut rappeler des choses qui sont vraiment arrivées sans chercher dans les livres de comptes. Je sais le nom de ces rappels ; on les qualifie d’histoires. J’ai moi-même entendu raconter une histoire. Ne me dérangez pas... Je vais essayer de la retrouver dans ma mémoire.
Il tarda un bon moment avant de poursuivre en ces termes :
— Quand j’avais vingt ans, j’ai fait voile d’Angleterre en Chine et j’ai entendu raconter cette histoire au cours de la nuit, avant que nous ayons doublé le cap de Bonne-Espérance. Maintenant, je me souviens parfaitement de tout.
« C’était une nuit chaude ; la mer était calme et la pleine lune brillait au ciel. J’étais resté assez longtemps seul au gaillard d’arrière, quand trois marins vinrent s’asseoir sur le pont. Ils étaient assez près de moi pour me permettre d’entendre tout ce qu’ils disaient ; mais eux ne me voyaient pas. L’un des marins raconta l’histoire aux autres ; il parlait de choses qui lui étaient arrivées à lui-même. J’ai entendu ce récit d’un bout à l’autre, et je vais vous le répéter. »