Arndt revint de Stavanger le vendredi soir. On lui remit une lettre, qui contenait une pièce d’or, et il lut ce qui suit :
Arndt, mon bien-aimé,
Mes larmes coulent à flots pendant que je t’écris. Quand tu liras cette lettre, je serai bien loin de toi, et nous ne nous reverrons jamais. Je ne suis pas digne de toi, car je t’ai trompé ; je ne t’ai pas été fidèle. Je n’ai pas été sincère avec toi. Oui, je t’ai trompé avant de te voir pour la première fois, avant que tu ne m’aies portée hors de la barque. Mais je te jure que je n ‘en savais rien, et que j’ignorais tout ce qui se passait en moi. Et je te jure aussi, et il faut que tu me croies, que je t’aimerai tant qu’il me restera un souffle de vie.
Cette lettre te révélera un secret. Arndt, je sais que tu m’aimes, et peut-être, quand je t’aurai dit mon secret, me pardonneras-tu, et me diras-tu qu’il faut que tout soit comme par le passé entre nous deux. Mais c’est impossible ; car mon infidélité envers toi réside au fond même de mon être, et, où que je sois, elle est aussi. Je croyais que rien au monde ne pourrait être plus fort que notre amour ; mais mon infidélité est plus forte.
Je l’ai compris pour la première fois quand j’ai appris la mort de Ferdinand ; car il est mort, mais tu n’en as rien su à Stavanger. En le voyant couché dans sa bière, et en entendant les paroles désolées de sa mère, j’ai su, comme si quelqu'un était venu me le dire de bien loin, que cette mort nous séparerait toi et moi. Mais je ne me rendais pas encore tout à fait compte de l’état des choses : il me semblait que peut-être, même à présent, tout pouvait redevenir délicieux pour moi, comme auparavant. Oh ! Que c’était délicieux !
Je restais très triste et inquiète, ne sachant que croire.
Mais, dimanche soir, comme nous étions assis au salon, ton père nous a raconté l’histoire de Jens Aabel, pour me faire plaisir. Ton père m’a dit, ensuite, que toute personne désespérée ayant un urgent besoin de secours, n’avait qu’à ouvrir la Bible de Jens Aabel. Le conseil désiré se trouverait de lui-même sur la page ouverte.
Et j’ai eu recours à ce moyen dans mon angoisse. Mais le passage que j’ai lu était terrible.
Ce soir, j’ai emporté la Bible dans ma chambre ; elle est posée devant moi, et j’ai relu le texte que je veux copier pour toi. J’aurai ainsi l’impression que je t’écris en présence de Jens Aabel, si bon, et si digne d’estime. Quand tu liras le verset à ton tour, il faudra te figurer aussi que Jens Aabel est resté assis près de moi pendant que je t’écrivais.
Le texte biblique qui m’est tombé sous les yeux se trouve dans le livre du prophète Esaïe, au chapitre 29, 1er verset. Le voici :
Malheur à Ariel !...
Tu seras abaissée : ta parole viendra de la terre,
Et les sons en seront étouffés par la poussière. Ta voix sortira de terre comme celle d’un spectre
Et c’est de la poussière que tu murmureras tes discours.
Ces paroles du prophète m’ont fait grand peur ; mais, ce n’est qu’en continuant ma lecture, que j’ai bien compris que tout espoir m’était interdit désormais, car j’ai lu le 8e verset :
Comme celui qui a faim rêve qu’il mange
Puis s’éveille l’estomac vide
Et comme celui qui a soif rêve qu’il boit
Mais se réveille épuisé, dévoré de soif...
Oh ! Oui, Arndt, voilà ce qui adviendrait de toi, si tu me gardais, et seulement dans ce cas. C’est pourquoi je te dis de ne pas songer à me pardonner, parce que c’est impossible.
L’un et l’autre, nous sommes jeunes, et je suis la plus jeune de nous deux. Mais je te parle dans cette lettre comme si j’étais aussi vieille que le prophète Esaïe, et comme si je participais à sa sagesse, et, en effet, je suis vieille et je suis sage en ce moment. Dans cette douleur insondable, qui me submerge, il me semble que je trouverai les paroles capables de te consoler un peu. Jamais notre rencontre n ‘aura été pour toi tout à fait inutile, et jamais tes regrets ne seront tout à fait inutiles pour moi.
Je veux te dire aussi ce soir que j’ai fait un poème. Je n’en ai jamais fait auparavant, et celui-ci n’est pas très bon. Mais tu le liras, n’est-ce pas ? et tu y penseras en te souvenant de moi. Le voici :
Je t’ai appauvri, mon bien-aimé.
Je suis loin de toi quand je suis toute proche
Je t’ai enrichi, mon bien-aimé,
Je suis près de toi quand je suis bien loin.
À présent, j’ai repris courage, et je vais te confier le secret dont tu ne sais rien. Il faut que tu le saches, Arndt : quand j’étais au milieu de la tempête, dans le Kvaasefjord, je n’avais pas peur du tout. À Christianssand, on me qualifie d’héroïne. Mais une héroïne voit le danger, en a peur, et le défie.
Moi, je ne le voyais pas ; je ne comprenais pas que nous étions en danger.
Hélas ! Mon cher Arndt, au même moment, ton bon père éprouvait les plus grandes inquiétudes pour la Sophie-Hosewinckel, et la mère de Ferdinand tremblait pour son fils. Je comprends maintenant, et je vois bien que, pour une créature humaine, il est beau d’avoir peur. Celui qui ne connaît pas la peur reste solitaire ; les autres le rejettent. Mais moi, je n’avais pas peur, pas le moins du monde.
Ce que je m’imaginais alors, tu ne pourrais jamais le comprendre tout seul ; mais je vais essayer de te l’expliquer. Je croyais que la tempête était celle de la pièce de Shakespeare, dont je devais jouer un rôle prochainement, et que j’avais lu plus de cent fois. Dans la pièce je suis Ariel, un esprit de l’air, et Prospero, un puissant magicien, est mon maître. Cette nuit-là, je croyais que si la Sophie-Hosewinckel coulait, j’aurais véritablement le pouvoir de m’envoler loin du navire en perdition.
Quand j’ai entendu l’équipage crier : « Tout est perdu ! », je pensais que le naufrage n’était autre que celui qui a lieu à la première scène de la pièce. Et quand, dans leurs angoisses, ils priaient : « Seigneur ! Aie pitié de nous ! », je reconnaissais aussi ces cris ; c’est moi qui ai besoin de la pitié de Dieu, car j’ai ri en entendant leurs supplications dans la tempête.
On m’a dit que, pendant cette nuit-là, j’ai appelé plusieurs fois le pauvre Ferdinand. Mais, à bord de la Sophie-Hosewinckel, c’était Ariel, qui, au milieu des hurlements de la tempête, réclamait le prince Ferdinand, à grands cris.
Dans la pièce, il est question d’une île charmante, où l’air frémit de sons harmonieux et de la plus douce musique. Tous les naufragés finissent par s’y retrouver sains et saufs. Au plus fort de la tempête, je pensais, moi, que cette île n ‘était pas loin de nous.
À présent, tu sais tout. C’est pour cela que tu ne peux me garder, car j’appartiens à un autre monde que le tien, et c’est ce monde qu’il me faut rejoindre.
Je sais que tu pourras bien oublier ce que je t’écris aujourd’hui, mais tout ce qui se passerait entre nous dorénavant ne saurait être qu’une répétition de ce qui s’est passé déjà.
Oh ! Comme celui qui a faim rêve qu’il a mangé
Puis il s’éveille l’estomac vide !
Et comme celui qui a soif rêve qu’il boit,
Puis s’éveille épuisé et languissant !
Tu trouveras une pièce d’or dans cette lettre : elle me rappellera à ton souvenir. Elle vient de mon père, mais c’est de l’or pur.
Je vais rester maintenant toute tranquille, et attendrai une heure avant de fermer mon enveloppe.
Une heure de gagnée... Je ne t’ai encore rien révélé. Rien n’est encore fini entre toi et moi, et je suis encore la bien-aimée que tu vas épouser.
... L’heure est passée.
Au cours de cette heure, j’ai pensé à deux choses. Voici la première : Bientôt un navire m’emportera loin d’ici, et il est possible que je rencontre une tempête, comme dans le Kvaasefjord. Mais, cette fois, je saurai nettement qu’il ne s’agit pas d’une pièce de théâtre. Ce sera la mort, et je crois qu’au dernier moment, avant de sombrer, je pourrai être tienne en toute sincérité. Et je pense aussi que lorsque le bruit des vagues dominera les battements de mon cœur, je serai heureuse de pouvoir dire : « J’ai été sauvée parce que je t’ai rencontré, et que je t’ai regardé, Arndt. »
Et voici la seconde : est-ce ton pas que j’entends dans l’escalier ?
Tu rentres du bureau, et tu es sur le point d’ouvrir ma porte. Il me semble, quand j’y repense, que j’ai vécu les plus heureux moments de ma vie, en prêtant l’oreille au bruit de tes pas dans l’escalier. Mes bras aspiraient à se poser autour de ton cou avec une telle violence que j’en aurais crié de douleur. Oh ! qu’ils me faisaient mal !
Adieu, Arndt ! Adieu, adieu ! Sur cette terre, j’étais infidèle et j’ai été rejetée, mais je te reste fidèle dans la mort, la résurrection et pour l’éternité.
MALLI.