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LE SOUPER DE L’HISTOIRE

Des chandeliers d’argent massif décoraient la table et la lumière des bougies se reflétait dans les glaces aux cadres dorés suspendues aux murs, de sorte que toute la vaste pièce scintillait de centaines de petites flammes. La table était mise, les plats servis et les bouteilles débouchées.

Elishama, qui était entré le dernier et s’était assis sur une chaise à l’autre bout de la salle, voyait les dîneurs et les domestiques, silencieux et affairés, comme on voit à grande distance les personnages d’un tableau.

On avait installé Mr Clay près de la table dans son fauteuil garni de coussins, il y restait très droit comme dans la voiture. Mais le jeune marin promenait un regard hésitant autour de lui. Il semblait avoir peur de toucher à quoi que ce soit dans la pièce et il fallut l’inviter à s’asseoir à trois reprises avant qu’il y consentît.

D’un geste de la main, le vieillard ordonnait au maître d’hôtel de verser du vin à son invité ; il le regardait boire et, pendant tout le repas, veilla à faire remplir son verre. Pour lui tenir compagnie, il alla même, contre son habitude, jusqu’à absorber une gorgée de vin.

Le premier verre eut un effet rapide et violent sur le jeune garçon : en reposant son verre vide, il rougit brusquement si fort que ses yeux semblèrent fondre en eau à la chaleur de ses joues brûlantes. Dans son fauteuil, Mr Clay poussa un profond soupir et toussa par deux fois. Quand il parla, ce fut d’abord d’une voix basse et un peu enrouée ; mais bientôt, il retrouva son timbre normal ; pourtant les paroles ne montaient que lentement à ses lèvres.

— À présent, mon jeune ami, dit-il, je vais vous expliquer pourquoi je vous ai invité à venir chez moi, vous, un pauvre matelot rencontré dans une rue près du port. Peu de gens ont été autorisés à entrer dans cette maison, même parmi les riches négociants de Canton. Écoutez-moi bien, et vous allez tout savoir ; car j’ai bien des choses à vous dire.

Il s’arrêta un instant pour reprendre haleine, puis continua en ces termes :

— Je suis un homme riche, le plus riche de Canton. Une partie des richesses que j’ai accumulées au cours d’une longue vie se trouve ici, dans ma demeure. Une plus grande partie est dans mes entrepôts ; une plus grande encore sur les rivières et sur la mer. En Chine, mon nom vaut plus d’argent que vous ne pouvez l’imaginer. Lorsqu’on prononce ce nom en Angleterre ou en Chine, on évoque un million de livres sterling.

Mr Clay refit une courte pause. Elishama pensait à part soi que jusqu’à présent son patron n’avait rappelé que des faits depuis longtemps enregistrés dans sa mémoire, et il se demandait comment ferait le vieillard pour passer du monde réel dans le monde imaginaire. Car Mr Clay, qui, au cours de sa longue vie, n’avait entendu raconter qu’une seule histoire et n’avait jamais raconté d’histoires lui-même, n’avait pas une seule fois usé de feintes ou de dissimulations. Cependant, quand il reprit son récit, le secrétaire comprit qu’il ruminait dans sa tête bien des idées qu’il cherchait à mettre au clair. Au fond de lui-même subsistaient des perceptions, des émotions dont il n’avait jamais parlé à âme qui vive et il eût été incapable d’en parler à qui que ce soit, si ce n’est à ce garçon, pieds nus, dont il ignorait le nom.

Elishama commençait à comprendre la valeur de ce que l’on appelle une comédie, seul moyen, peut-être, pour un être humain de dire la vérité.

— Un million de livres, répéta Mr Clay. Ce million de livres, c’est moi, moi-même. Il représente mes jours et mes années : c’est mon cerveau, mon cœur, ma vie. Je suis seul dans cette maison avec mon million de livres. J’ai été seul avec lui depuis très longtemps et j’ai été heureux qu’il en soit ainsi. Car les êtres humains que j’ai rencontrés, ou auxquels j’ai eu affaire, je ne les ai pas aimés, mais méprisés. Je n’ai permis qu’à un très petit nombre d’entre eux de me serrer la main. Je n’ai permis à aucun de toucher à mon argent.

Et il ajouta d’un air pensif :

— Jamais, comme tant d’autres riches marchands, je n’ai craint que ma fortune ne durât pas autant que moi, car j’ai toujours su comment la conserver, et comment la faire se multiplier.

Mais, tout récemment, j’ai compris que je ne durerais pas aussi longtemps que ma fortune. Le moment viendra, il approche, où nous devrons nous séparer, elle et moi. Une des parties disparaîtra, l’autre continuera d’exister : où alors, et avec qui vivra-t-elle ? Faut-il que je la laisse tomber dans des mains dont je l’ai préservée jusqu’à présent ? Faut-il que ces mains, avides et répugnantes, la manient et la tripotent ? Plutôt leur abandonner mon corps. Quand j’y pense la nuit, je ne dors pas.

Je ne me suis pas préoccupé de chercher à qui je pourrais laisser mes biens, car je sais qu’il est impossible de trouver en ce monde des mains dignes de les recevoir. Mais, en ces derniers temps, il m’est venu à l’idée que j’aurais plaisir sans doute à les laisser dans une main qui me devra d’exister. »

Il répéta lentement : « Qui me devra d’exister..., qui me devra d’exister et que j’aurai appelée à la vie, de même que j’ai engendré ma fortune, mon million de livres.

Car, ce n’était pas mon corps qui souffrait dans les plantations de thé, sous le brouillard matinal, ou à la chaleur cuisante de midi ; ce n’était pas ma main que brûlaient les plaques de fer rougies, sur lesquelles on sèche les feuilles de thé ; ce n’étaient pas mes doigts qui s’écorchaient en embraquant les bras de vergues du voilier pour lui donner plus de vitesse. Les coolies affamés des plantations de thé, le matelot brisé de fatigue pendant son quart, ne surent jamais qu’ils contribuaient à l’acquisition de ce million de livres. Pour eux existaient seulement les minutes de souffrance, les doigts endoloris, les rafales de grêle qui leur fouettaient le visage et les misérables pièces de cuivre de leurs gages.

C’était dans ma tête et par ma volonté que cette foule de petites gens sans importance coopéraient à la production d’une seule chose : un million de livres.

« Ne l’ai-je pas légalement engendrée, ma fortune ? De même, en combinant les événements, en les obligeant à une coopération qui correspondît à ma volonté, je puis, légalement, procréer la main à laquelle je remettrai, avec un certain plaisir, ma fortune, tout ce qui restera de moi. »

Mr Clay se tut pendant assez longtemps. Puis il enfonça sa vieille main parcheminée dans sa poche, la retira et examina son contenu :

— Avez-vous jamais vu de l’or ? demanda-t-il au marin.

— Non, répondit l’autre. J’en ai entendu parler par des capitaines et des subrécargues, qui en ont vu ; mais je n’en ai jamais vu moi-même.

— Tendez votre main, dit Mr Clay.

L’autre tendit sa grande main : sur le revers un tatouage dessinait une croix, un cœur et une ancre.

— Voilà une pièce de cinq guinées, dit Mr Clay. Les cinq guinées que vous allez gagner, c’est de l’or.

La pièce reposait dans la paume du marin et, pendant un instant, les deux hommes la considérèrent attentivement. Puis, détournant le regard, Mr Clay but un peu de vin et dit :

— Je suis moi-même dur, je suis sec ; j’ai toujours été dur et sec et je ne voudrais pas avoir été autre que je ne suis. Tout ce que le corps sécrète me dégoûte. Je ne puis souffrir la vue du sang, je ne bois pas de lait, la sueur me répugne, les larmes m’écœurent. Ces sucs dissolvent les os et les os se dissolvent également dans les relations entre les êtres humains qu’on appelle camaraderie, amitié ou amour. Je me suis séparé d’un associé parce que je ne voulais pas qu’il devienne mon ami et dissolve mes os. Mais, mon jeune matelot, l’or est solide ; il est dur, il ne se dissout pas. L’or ! répéta Mr Clay, et l’ombre d’un sourire apparut sur son visage. L’or, c’est la solvabilité.

Vous, vous débordez des sucs de la vie ; vous avez du sang et j’imagine que vous avez des larmes. Vous aspirez à posséder les biens qui dissolvent, l’amitié, la camaraderie, l’amour. Cette nuit, vous avez vu de l’or pour la première fois.

« Je puis me servir de vous. Cette nuit, seuls les minutes, le plaisir physique et les cinq guinées, dans votre poche, existeront réellement pour vous. Vous ne vous rendrez pas compte que vous contribuerez à l’exécution d’une de mes œuvres les plus importantes. Quelle ne sera pas la stupéfaction de ma famille d’Angleterre, qui s’est réjouie jadis d’être débarrassée de moi, mais qui depuis vingt ans a été à l’affût de mon héritage de Chine ! Puisse-t-elle dormir en paix, en attendant le coup de théâtre ! »

Le marin mit la pièce d’or dans sa poche. Il avait le teint échauffé d’avoir tant mangé et bu. À le voir si grand et solidement charpenté, avec ses cheveux ébouriffés et ses yeux brillants, on aurait dit un jeune ours, vorace et avide, sortant de sa tanière hivernale, il s’écria :

— Ne dites plus un mot, patron ! Je sais ce que vous allez me raconter. Sur le bateau, j’ai entendu, mot pour mot, la même histoire. Elle est arrivée à un marin, qui était descendu à terre. Et vous, mon vieux monsieur, vous avez de la chance cette nuit, si vous cherchez un jeune matelot hardi, entreprenant, vous avez de la chance ! Vous n’en trouverez pas qui me vaille sur aucun bateau. Qui d’autre serait resté onze heures d’affilée à la pompe pendant la tempête, au large des Lofoten ?

« C’est dur pour vous d’être si vieux et si sec. Quant à moi, je sais parfaitement ce que j’ai à faire. »

Une fois de plus, le jeune garçon rougit brusquement ; il devint écarlate et, s’arrêtant net dans ses fanfaronnades, il se tut. Quand il rompit le silence, ce fut pour dire :

— Je n’ai pas l’habitude de parler à de vieilles gens riches. À vous dire la vérité, patron, je n’ai même pas l’habitude de parler à qui que ce soit. Il y a quinze jours, quand la goélette Barracuda m’a trouvé et m’a pris à son bord, je n’avais pas dit un mot de toute une année. À la mi-mars de l’année dernière, mon propre bateau, le trois-mâts Amelia Scott, avait sombré pendant le gros temps et, seul, de tout l’équipage, j’ai été jeté sur le rivage d’un îlot inhabité. Il y a trois semaines encore, je me promenais sur la grève de mon île, j’y entendais bien des sons, mais pas une voix humaine. Parfois, je chantais une chanson. On peut chanter une chanson pour soi tout seul, n’est-ce pas ? Mais je n’ai jamais parlé à personne.