Le lendemain du départ d’Arndt, deux dames de la ville vinrent faire visite à Mme Hosewinckel. Elles étaient en train de boire une tasse de café quand Malli entra dans la pièce en manteau et en chapeau : elle était prête à sortir. Le bonheur faisait resplendir ses traits. Mme Hosewinckel lui demanda où elle allait, et elle répondit qu’elle allait voir Ferdinand. Les deux dames échangèrent un regard, mais sans rien dire.
Mme Hosewinckel se leva, se dirigea vers Malli et lui prit la main en disant :
— Ma chère petite, tu ne pourras plus jamais voir Ferdinand.
— Pourquoi donc ? s’écria Malli, stupéfaite.
— Hélas ! Ferdinand est mort.
— Ferdinand ! s’écria Malli, comme un cri.
— Oui ! Notre bon, notre pauvre Ferdinand ! répondit Mme Hosewinckel.
Et Malli cria encore :
— Ferdinand ! Ferdinand !
Mme Hosewinckel reprit doucement :
— Telle était la volonté de Dieu.
Mais Malli répéta pour la troisième fois, comme se parlant à elle-même : « Ferdinand ! »
Les dames de la ville, consternées d’avoir apporté la triste nouvelle, racontèrent alors ce qui était arrivé à Ferdinand. La nuit de la tempête, il avait été frappé à bord de la Sophie-Hosewinckel par un bout de vergue. Le coup avait occasionné de graves lésions internes. Au début, le cas n’avait pas été jugé sérieux, mais Ferdinand était mort la veille.
— En somme, c’est la tempête qui est cause de la mort de ce brave jeune homme, dit l’une des dames.
— La tempête ! s’écria Malli. La tempête ? Non ! Ce n’est pas la tempête. Comment pouvez-vous dire que c’est la tempête ? Je vais chez Ferdinand, et vous verrez que vous vous trompez du tout au tout.
— Malheureusement, il ne subsiste aucun doute, reprit l’interlocutrice de Malli. Ferdinand vivait dans de bien modestes conditions. Que va devenir sa pauvre mère ? Hélas ! Mademoiselle Ross, tout cela n’est que trop vrai.
Malli resta silencieuse pendant un instant et, tout à coup, elle parut exploser :
— En effet, il était sur le pont avec moi ; nous sommes restés ensemble pendant la nuit. Le matin, c’est lui qui m’a aidé à changer de vêtements, dans la barque du pêcheur, et vous avez vu vous-mêmes qu’il est descendu à terre avec moi. Non ! poursuivit-elle en se tournant vers les autres, non ! Ferdinand n’est pas mort !
Puis, après un temps, elle s’exclama :
— Il faut que je le voie à l’instant ! Ah ! mon Dieu ! Pourquoi ne l’ai-je pas fait plus tôt ?
Mme Hosewinckel et ses hôtes, interdites devant cette agitation passionnée, n’objectèrent plus rien et laissèrent partir la jeune fille.
Malli arriva chez Ferdinand au moment où l’on mettait le jeune marin en bière ; sa mère et ses petits frères et sœurs, et quelques membres de sa famille venus pour consoler les affligés, entouraient le cercueil. L’étroite pièce contenait à peine cette foule, vêtue de noir.
Tout. le monde s’écarta pour faire place à Malli. La mère du défunt la salua et, la prenant par la main, la fit avancer pour lui permettre de voir Ferdinand une dernière fois.
Malli avait couru comme une folle depuis la place du marché ; elle était arrivée hors d’haleine ; mais à présent, elle restait comme pétrifiée. Le jeune visage de Ferdinand, qui reposait sur l’oreiller, semblait dormir paisiblement. Ni les souffrances ni l’agonie n’avaient laissé d’autres traces que celles d’une expérience profonde et solennelle.
Malli n’avait jamais vu de cadavre avant ce jour, et jamais elle n’avait vu Ferdinand si tranquille. Plusieurs personnes, qui étaient déjà sur le point de sortir de la pièce à son arrivée, vinrent la saluer, et elle serra leurs mains d’un air absent, les yeux grands ouverts. La mère de Ferdinand accompagna ses hôtes jusqu’à la porte de la maison, et Malli resta seule avec le mort.
Elle tomba à genoux devant le cercueil :
— Ferdinand, murmura-t-elle doucement. Et elle répéta : « Ferdinand ! Ferdinand ! »
Comme il ne répondait pas, elle étendit la main, et effleura son visage. Le froid de la mort glaça ses doigts ; elle le sentit pénétrer jusqu’à son cœur, et retira sa main. Mais un peu après elle touchait de nouveau le visage du jeune homme, et sa main resta posée sur la joue pâle, jusqu’à ce qu’elle fût aussi froide que cette joue elle-même. Alors, Malli se mit à caresser ce visage calme et muet et elle sentit sous ses doigts saillir les pommettes et se creuser les orbites. Insensiblement, ses propres traits prirent l’expression de ceux du mort. Les deux visages se ressemblèrent comme ceux d’un frère et d’une sœur.
La mère de Ferdinand rentra dans la pièce et fit asseoir Malli sur une chaise. Elle lui parla de Ferdinand, qui avait été pour elle un si bon fils. Elle évoqua la courte vie de Ferdinand, s’attardant aux menus événements de son enfance et de sa jeunesse. Ses joues étaient inondées de larmes lorsqu’elle raconta que son fils mettait de côté presque tout son salaire pour l’apporter à sa mère à chacun de ses retours à la maison. Mais, seul, un profond soupir lui échappa lorsqu’elle évoqua la vie difficile qu’elle devrait mener dorénavant avec les enfants qui lui restaient, et elle ajouta : « Ferdinand en aurait eu beaucoup de chagrin. »
Malli l’écoutait, et la plainte résignée de cette femme la bouleversait jusqu’au fond du cœur.
N’était-elle pas comme l’écho de l’angoisse de la propre mère de Malli, lorsqu’elle craignait de manquer de pain pour elle et pour son enfant ?
La jeune fille regarda autour d’elle : elle reconnaissait bien le modeste logis. C’est ainsi qu’était la pièce où elle avait grandi elle-même. Le monde familier et pauvre de son enfance s’imposait à elle avec une force douce et étrange, à laquelle il lui était impossible de résister. Il lui semblait qu’une main – était-ce la main glacée de Ferdinand, sur laquelle la sienne venait de se poser ? – la prenait à la gorge. Malli chancela, ou plutôt tout ce qui l’entourait parut s’écrouler.
La femme vieillissante remarqua son trouble et changea de sujet. Avec le tact si fréquent chez les pauvres gens, elle se mit à raconter combien Ferdinand était fier d’être l’ami de la jeune demoiselle. Elle en avait plus appris de la bouche de Ferdinand, sur le naufrage, que qui que soit d’autre, et avait suivi Malli du pont à la machinerie, et de la machinerie à la barre. Son fils malade l’avait priée à maintes reprises de lui faire la lecture de l’article des Dernières Nouvelles de Christianssand : elle le connaissait par cœur.
Un léger sourire apparut sur son visage ravagé quand elle raconta que, pour faire plaisir à son fils, elle avait dû imiter elle-même la jeune demoiselle, qui avait crié : « Ferdinand ! » au milieu des hurlements de la tempête.
À ce mot, Malli se leva, pâle comme une morte. Elle regarda le banc et la table, l’unique pot de fleurs sur le rebord de la fenêtre et les vêtements élimés de la femme en face d’elle. Finalement, ses yeux cherchèrent le mort dans son cercueil. Mais, à présent, elle n’osa plus s’approcher de lui. Elle se tordait les mains en le contemplant, et ce geste avait l’air d’une supplication désespérée.
Un instant après, elle tendit la main à la mère de Ferdinand et s’en alla.
De retour à la maison, elle se mit à la recherche de Mme Hosewinckel, et lui dit :
— Hélas ! Ferdinand est mort et les siens sont si pauvres ! Comment sa mère fera-t-elle pour nourrir sa famille ?
Mme Hosewinckel, tout émue de la douleur de Malli, répondit aussitôt :
— Ma chère Malli, nous n’oublierons pas le dévouement de Ferdinand ; nous soutiendrons cette pauvre mère.
Malli la considéra d’un air absent, comme si elle n’avait pas compris ce qu’elle venait de dire, et attendit d’autres paroles plus claires. Mme Hosewinckel reprit :
— Ma chère petite, le bonheur de ceux qui ont de la fortune consiste à venir en aide à ceux qui sont dans le besoin.
Lorsque Malli descendit de sa chambre le lendemain matin, elle était si changée qu’elle effraya ses hôtes : elle était redevenue la fille au visage blafard et pétrifié, aux yeux profondément cernés, aux membres paralysés, qu’on avait porté sur le rivage après la tempête. Et elle semblait aussi avoir perdu l’usage de la parole, comme M. Sörensen lui-même après le naufrage. Elle refusait de sortir, tout en paraissant avoir peur de rester à la maison. Elle quittait une chaise pour aller s’asseoir sur une autre.
Mme Hosewinckel offrit de faire venir le médecin de la famille, mais Malli la supplia anxieusement de n’en rien faire et cette idée dut être abandonnée.
La maisonnée, que l’attitude de Malli plongeait dans une grande perplexité, finit par la laisser en paix. Seule, la maîtresse de maison continua à observer avec attention le jeune visage bouleversé.