XII
LE DISCOURS DU VIEUX
MONSIEUR DANS L’HISTOIRE
Pendant la conversation du nabab et du marin dans la salle à manger brillamment éclairée, Virginie, dans la chambre à coucher, se préparait à jouer son rôle : le rôle de l’héroïne de l’histoire de Mr Clay. Les lumières avaient été doucement tamisées pour la nuit par des abat-jour roses.
Virginie venait de renvoyer la petite bonne Chinoise, qui l’avait aidée à ranger la pièce et à l’embellir par tous les objets susceptibles de lui donner l’apparence d’une chambre de femme élégante.
Elle s’était arrêtée brusquement de travailler à deux ou trois reprises, disant à la jeune fille qu’elles allaient immédiatement quitter la maison, toutes deux. Mais, à présent, Virginie était seule, et ne songeait plus à fuir.
La chambre où elle se trouvait avait été celle de ses parents. Le dimanche matin, on permettait aux enfants de venir jouer dans le grand lit. Le père et la mère de Virginie, qui pendant bien longtemps avaient été si loin de sa pensée, étaient près d’elle cette nuit. Elle rentrait dans leur ancienne maison avec leur consentement. Pour eux, comme pour elle, cette nuit verrait le jugement de leur vieil ennemi mortel. Le déshonneur et l’humiliation de leur fille constituaient des témoignages concluants à sa charge. La fille, comme elle en avait fait le vœu longtemps auparavant, n’assisterait pas au verdict, mais le père et la mère, qui étaient dans la tombe, seraient là, pour regarder le coupable en face.
Les objets qui avaient servi à embellir la chambre à coucher d’une nuit, les statuettes, les éventails chinois, les bouquets, étaient semblables à ceux que Virginie se souvenait d’avoir vus dans son enfance, et qui avaient été si tristement brûlés, ou détruits par son père, avant que Mr Clay prît possession de la maison. Un petit nombre de bibelots venaient de l’appartement personnel de Virginie. De cette façon, Virginie avait relié sa morne existence des dix dernières années au passé innocent de son enfance. M. et Mme Dupont se seraient retrouvés chez eux.
L’installation de la chambre terminée, Virginie se préoccupa de se parer elle-même. Elle se mit à la tâche solennellement, et avec une sombre énergie : telle Judith dans la tente des Babyloniens préparant son visage et son corps pour sa rencontre avec Holopherne. Cependant son travail l’absorba bientôt si complètement qu’elle en oublia le reste, comme avait sans doute fait Judith.
Virginie était une honnête personne dans les affaires d’argent. Elle avait consciencieusement et largement entamé les trois cents guinées de Mr Clay pour acheter tout ce que réclamait son rôle. Elle avait un faible pour les dentelles, et disparaissait en cet instant dans un nuage de Valenciennes. Un collier de corail entourait son cou ; elle portait des boucles d’oreille de perles et des mules de satin rose. Elle avait poudré et fardé son visage, noirci ses sourcils, rougi ses lèvres pleines. Sa chevelure retombait en boucles brunes et soyeuses sur ses épaules rondes. Elle avait parfumé sa gorge et ses bras.
Son œuvre terminée, Virginie alla gravement consulter l’une après l’autre les grandes glaces qui couvraient les murs. Les glaces avaient réfléchi son image de petite fille, elles lui révélaient alors qu’elle était jolie et gracieuse. En s’y mirant aujourd’hui elle se souvenait qu’à l’âge de douze ans elle les avait suppliées de lui faire voir ce qu’elle serait plus tard, quand elle serait une dame. Mais l’enfant, elle le savait en cet instant, n’aurait jamais pu espérer se faire voir sous un jour plus doux, plus rosé. Ses rêves n’auraient pu lui représenter dame plus charmante, plus ensorcelante.
La passion de Virginie pour l’art dramatique, qu’elle avait héritée de son père, et qu’il encourageait, vint à son aide à l’heure de la détresse. Si elle n’était pas, aujourd’hui, conforme à l’image réfléchie par les miroirs, les affaires de son père, elles non plus, n’avaient jamais été exactement ce qu’elles semblaient être.
Tout en faisant ces réflexions, elle ôta ses mules de satin rose et glissa son beau corps, svelte et musclé, entre les draps fins garnis de dentelles, et ses cheveux noirs, soyeux, se répandirent sur l’oreiller.
Virginie, qui avait été absorbée par sa rancune contre son ennemi, ne songeait plus, en cet instant, qu’à sa propre personne. Ce ne fut que lorsqu’elle entendit un pas lourd dans le corridor qu’elle accorda sa pensée au troisième personnage de l’histoire, à l’inconnu qu’elle allait recevoir cette nuit. L’espace d’une seconde, elle frissonna en se représentant la marionnette embauchée et subornée par Mr Clay.
Quand la poignée de la porte tourna, elle baissa les yeux, et elle continua à fixer uniquement son drap, jusqu’à ce que le battant s’ouvrît de nouveau, puis se refermât. Cette façon d’ignorer une présence exprimait plus de volonté et d’énergie que tout regard chargé de la haine la plus inflexible, la plus mortelle.
Vêtu de sa longue robe de chambre de soie de Chine, Mr Clay entra dans la chambre ; il s’appuyait sur une canne. Derrière lui, à distance respectueuse, une grande ombre indistincte apparut et franchit lentement le seuil.
L’unique verre de vin qu’il avait bu avec son invité n’avait pas manqué de faire son effet sur le vieillard, auquel la goutte avait infligé tant de nuits blanches. Quelques minutes auparavant, il avait aussi été légèrement pris de peur. Pour lui qui avait fait peur à bon nombre de ses semblables, la peur était une expérience singulière, et de nature à lui fouetter le sang d’une manière toute nouvelle. Mais une liqueur bien plus forte encore avait grisé Mr Clay : cette nuit, il se mouvait dans un monde créé par lui, un monde né de sa parole.
Sa victoire l’avait vieilli. En quelques heures, ses cheveux blancs semblaient avoir blanchi davantage ; mais, en même temps, elle l’avait étrangement rajeuni. Cette heure était pour lui l’heure de la conquête, l’heure de la domination.
Aux prises avec les forces qui avaient osé le défier, il les annihilait. Il sentait obscurément qu’il triomphait de celui qui avait tenté de renverser sa conception du monde, c’est-à-dire du prophète Esaïe.
Mr Clay eut un léger sourire ; il s’avança en chancelant, la beauté d’une femme l’émouvait pour la première fois de sa vie. Il contemplait presque avec bonheur la fille couchée dans ce lit : cette fille qu’il avait appelée à l’existence. Pendant un instant très bref il eut la vision d’une enfant que son père lui avait amenée avec orgueil. Puis la vision disparut. Mr Clay eut un hochement de tête approbateur : ses marionnettes se comportaient bien. L’héroïne de son histoire était rose et blanche, et ses yeux baissés témoignaient des alarmes de sa pudeur. L’histoire se déroulerait dans le bon sens. Le moment était venu de faire un discours, tel le vieux monsieur du conte. Mr Clay se rappelait ce discours mot pour mot depuis la nuit au large du cap de Bonne-Espérance, cinquante ans plus tôt. Mais la conscience de son pouvoir montait quelque peu à la tête du nabab de Canton.
Le prophète Esaïe est rusé ; sous ses airs pieux il dissimule son habileté et ses ressources. L’enfance de Mr Clay n’avait duré que le temps qu’il avait mis à apprendre à parler et à comprendre le langage des autres gens. Et maintenant qu’il était sur le point d’atteindre au zénith de sa puissance, le prophète posait sa main sur sa tête, et refaisait de lui un enfant. En d’autres termes, ce vieil homme entrait tout doucement dans la seconde enfance. Il commençait à jouer avec son histoire, et ne pouvait renoncer au sujet de la conversation à table.
— Vous, fit-il, en pointant son index vers la jeune fille couchée dans le lit, puis indiquant le marin du même geste, mais sans le regarder, et vous ! êtes de jeunes gens. Vous êtes bien portants, vos membres ne sont pas douloureux, vous dormez pendant la nuit. Et, parce que vous pouvez marcher et vous mouvoir sans souffrir, vous croyez que vous marchez, et bougez, par votre volonté. Mais il n’en est rien ! Vous marchez et bougez sur mon ordre. Vous êtes en réalité deux pantins, jeunes, forts, et avides de plaisir, dans mes vieilles mains.
Il s’arrêta, souriant toujours de son petit sourire cruel ; puis reprit :
— C’est ainsi, je vous l’ai dit, que sont tous les pantins dans une main forte ; c’est ainsi que sont tous les pantins pauvres dans la main des riches ; les imbéciles dans les mains des intelligents. Ces mains-là tirent les ficelles, et les pantins dansent ou s’affaissent.
Mr Clay termina son discours en ces termes :
— Quand je serai parti, et que vous serez livrés à vous-mêmes, vous croirez que vous obéissez aux ordres de votre jeune sang. Mais vous ne ferez que ce que je veux que vous fassiez : vous agirez conformément au plan de mon histoire. Cette nuit, la chambre, le lit, vous-mêmes et votre jeunesse, ne serez qu’une histoire dont ma volonté a fait, d’un mot, une réalité.
Mr Clay ne sortit de la pièce qu’à regret. Appuyé sur sa canne, il s’attarda au pied du lit pendant une minute encore. Puis, avec une noble dignité, il tourna le dos aux acteurs, qui allaient jouer leur rôle sur la scène de sa toute-puissance. Quand il ouvrit la porte, Virginie leva les yeux : elle vit l’assassin de son père disparaître dans le couloir. La longue robe de chambre chinoise de Mr Clay balaya le plancher, mais fut prise dans la porte qui se refermait, et le vieillard dut ouvrir cette porte une deuxième fois.