Un an plus tard arriva à Berlewaag un personnage plus distingué encore que le lieutenant Lôwenhielm.
Le célèbre chanteur Achille Papin, de Paris, avait chanté pendant une semaine à l’Opéra Royal de Stockholm et comme partout ailleurs il avait enthousiasmé son auditoire.
Un soir, une dame de la Cour, qui avait rêvé d’une aventure romanesque avec l’artiste, lui décrivit les paysages grandioses et sauvages de la Norvège. Achille Papin était fait pour être un héros de roman. Saisi par le récit de son admiratrice, qui excita son imagination, il résolut de longer la côte norvégienne avant de revenir en France. Mais il se sentit tout petit dans ce cadre sublime, sans âme qui vive avec qui échanger quelques paroles, et il tomba dans une sorte de mélancolie, se voyant déjà au seuil de la vieillesse, qui marquerait la fin de sa carrière.
Or, un dimanche, ne sachant que faire d’autre, il alla à l’église et entendit chanter Philippa. Alors, comme en un éclair, il sut tout, il comprit tout ; car soudain les pics neigeux, les fleurs sauvages, les nuits claires de Norvège lui parlaient dans son langage propre : celui de la musique, par la voix d’une jeune femme. De même que Lorenz Lôwenhielm, il eut une vision.
« Dieu tout-puissant ! songea-t-il, ton pouvoir est infini et ta miséricorde va jusqu’aux nues ! Voici une prima donna qui pourrait avoir tout l’Opéra de Paris à ses pieds. »
À cette époque, Achille Papin était un bel homme, aux cheveux noirs bouclés, aux lèvres rouges. Mais, idole de tant de nations, il n’était pas gâté par la gloire : bon et sensible, il restait honnête vis-à-vis de lui-même.
Il s’en fut directement à la maison jaune et déclina son nom, que le pasteur ignorait totalement. Puis il expliqua qu’il séjournait à Berlewaag pour des raisons de santé et serait heureux de donner des leçons de musique à la jeune demoiselle. Bien entendu, il ne mentionna pas l’Opéra de Paris, mais parla longuement de la voix de Mlle Philippa, qui allait prendre un merveilleux essor, pour célébrer la gloire de Dieu à l’église.
L’espace de quelques minutes, Achille Papin oublia sa propre identité, mais, quand le pasteur lui demanda s’il était catholique, il répondit conformément à la vérité. Son interlocuteur pâlit légèrement : de sa vie, il n’avait rencontré un catholique.
Pourtant il eut plaisir à parler le français, se rappelant les jours où, jeune étudiant, il avait lu les œuvres de Lefèvre d’Étaples, l’écrivain luthérien français.
Et comme personne ne résistait à la longue à Achille Papin, quand il avait réellement mis quelque chose dans sa tête, le père finit par donner son consentement, en faisant cette remarque à sa fille : « Il y a des chemins frayés à travers la mer et les montagnes neigeuses, là où l’œil humain ne distingue pas la moindre piste. . »
C’est ainsi que le célèbre chanteur français et la jeune Norvégienne encore novice dans son art commencèrent à travailler ensemble. L’espoir d’Achille devint une certitude et la certitude se changea en extase. « J’ai eu tort, pensait-il, de m’imaginer que je vieillissais ; mes plus grands triomphes m’attendent encore. Une fois de plus le monde criera au miracle quand nous chanterons ensemble, elle et moi. »
Au bout de quelque temps, l’artiste, incapable de taire ses rêves, en parla à Philippa : « Votre renommée de cantatrice dépassera celles de toutes les autres qui vous précédèrent, ou vous suivront. À Paris, l’empereur, l’impératrice, les grandes dames et les beaux esprits vous écouteront ; vous leur ferez verser des larmes. Les gens du commun vous adoreront ; vous apporterez la consolation aux opprimés et aux malheureux. Lorsque vous quitterez l’Opéra à mon bras, la foule détellera vos chevaux, et des hommes s’attelleront eux-mêmes à votre voiture pour la traîner jusqu’au Café Anglais, où un magnifique souper vous attendra. »
Philippa ne répéta ces perspectives d’avenir ni à son père ni à sa sœur. Pour la première fois de sa vie, elle eut un secret vis-à-vis d’eux.
Cependant, le professeur fit étudier à son élève la partie de Zerline, dans le Don Juan de Mozart. Lui-même, comme il l’avait fait à maintes reprises, chanta celle de Don Juan.
Jamais encore il n’avait chanté comme à présent. Dans le duo du second acte – qu’on appelle le Duo de la Séduction – il se sentit transporté au-dessus de lui-même par cette musique et ces voix divines. Lorsque mourut suavement la dernière note, il prit la main de Philippa, attira la jeune fille à lui et lui donna un solennel baiser, comme ferait un époux pour son épouse devant l’autel ; puis il la quitta.
Cet instant sublime ne permettait nulle autre parole, nul autre geste. Le regard de Mozart lui-même reposait sur les deux artistes.
En rentrant chez elle, Philippa dit à son père qu’elle ne désirait plus continuer ses leçons de chant et le pria d’informer M. Papin de sa décision.
Le père dit : « Les voies de Dieu passent au travers des rivières, mon enfant. »
En recevant la lettre du pasteur, Achille resta immobile pendant un moment. Il se disait : « Je me suis trompé, j’ai fini mon temps ; je ne serai jamais plus le divin Papin ; et le pauvre jardin de ce monde, si plein de mauvaises herbes, a perdu son rossignol. »
Un peu plus tard, il pensa : « Je me demande ce qu’il en est de cette petite coquine. L’ai-je réellement embrassée ? »
Mais, à la fin, il murmura : « J’ai perdu ma vie pour un baiser dont je ne me souviens plus. Don Juan a embrassé Zerline, et c’est Achille Papin qui paie pour ce baiser : voilà bien le sort des artistes ! »
Dans la maison jaune, Martine devina bien que les choses étaient plus sérieuses qu’elles ne le paraissaient, et elle chercha du regard le visage de sa sœur. Pendant quelques secondes, elle aussi eut peur que l’artiste catholique n’eût essayé d’embrasser Philippa. Elle était bien incapable de s’imaginer que sa sœur pût être surprise, ou effrayée, par une impulsion de sa propre nature.
Achille Papin prit le premier bateau en partance de Berlewaag. Les deux sœurs parlèrent peu de ce visiteur venu du vaste monde : les termes leur faisaient défaut pour s’entretenir de lui.