XI
 
UNE HISTOIRE DE FIANÇAILLES

Ceux qui avaient accueilli Malli par des cris de joie au moment où la barque accostait au port furent parmi les premiers à penser que la jeune fille resterait parmi eux, au lieu de poursuivre son voyage avec M. Sörensen et sa troupe. On pourrait dire que, dans la ville de Christianssand, cette idée se développa en forme de spirale : au fur et à mesure que les spires se rapetissaient, la spirale s’élevait plus haut, tant dans la sphère sociale, que dans la sphère émotive. Lorsque, enfin, elle atteignit ceux dont la ville se préoccupait ainsi, elle se trouva du même coup au point crucial de tension de leur destinée.

Dans une société restreinte, où il se passe peu de choses, on bavarde beaucoup en général ; et les fiançailles constituent un sujet de conversation et de discussion rêvé. Plus on s’intéresse aux jeunes gens qui sont sur le point de se fiancer, plus les conversations sont vives et animées. Mais, chose digne de remarque, le cas présent ne fit guère parler de lui.

Arndt Hosewinckel était l’enfant chéri et le champion de la ville, avec lequel personne ne pouvait rivaliser.

Malli était son héroïne. Cependant, quand des liens plus étroits se nouèrent entre ces deux-là, et que, dans l’esprit des autres, ils ne furent plus qu’un, il sembla que leurs personnes échappèrent à tout commentaire. Un souffle d’intime compréhension passa sur la ville, mais on prononça moins souvent qu’auparavant les noms d’Arndt et de Malli.

Les bonnes gens de Christianssand se réjouissaient à l’idée d’un mariage entre le fils Hosewinckel et Mlle Ross. C’était à nouveau l’heureuse fin, à la fois étonnante et prévue, de l’histoire de Cendrillon et du prince. La ville offrait ce qu’elle avait de plus beau en récompense d’une belle action.

Les femmes de marins étaient tout à la fois heureuses et émues en voyant les portes de la maison jaune de la place du marché s’ouvrir toutes grandes à une belle enfant sans fortune, fille d’un capitaine de vaisseau noyé en mer. À la joie de ces femmes ne se mêlait aucun mauvais sentiment à l’égard de l’armateur et de son épouse. Car n’avait-on pas proclamé, dès l’arrivée au port, que la fiancée était un trésor ? et Malli était devenue le symbole même de la mer, nourricière et destin de tous ; elle rapprochait, comme fait la mer elle-même, l’humble petit peuple de la ville de ses habitants les plus riches.

Dans son développement en spirale, l’idée pénétrait dans les demeures de la haute société.

Pendant un jour ou deux, le bon renom de Malli courut de grands dangers, car on s’interrogeait sur les origines de l’héroïque jeune fille. N’avait-on pas affaire à une aventurière qui jouait avec l’admiration et la reconnaissance de la ville, dans l’intention de faire un mariage au-dessus de son rang ? Malli elle-même rétablit presque immédiatement la balance en sa faveur. Les vieux messieurs qui l’avaient vue au bal furent les premiers à la déclarer innocente de tout calcul, et leurs épouses, qui étaient de braves femmes, et qui avaient souvent tremblé pour les bateaux et leurs équipages, se rappelaient l’attitude de Malli pendant la tempête, et reconnurent que rien dans cette attitude ne pouvait être mal interprété.

Peut-être que les filles des bourgeois de Christianssand pour lesquelles Malli avait chanté, se disaient-elles chacune en particulier que, si Arndt Hosewinckel ne lui était pas destiné à elle-même, elle le céderait à la jeune fille du navire en perdition plus volontiers qu’à toute autre.

Peut-être aussi ces aimables personnes, qui se connaissaient toutes depuis le berceau, ignoraient-elles trop peu leurs imperfections réciproques ? Ne savait-on pas que telle jeune beauté, qu’on admirait pour ses petits pieds, avait un cor, pour s’être fait faire des chaussures trop étroites ? Et que dire de telle autre, dont les brillantes tresses dorées n’avaient pas entièrement poussé sur sa propre tête ?

De l’étrangère, on ne savait rien, sauf qu’elle était pauvre, mal habillée, trop grande pour être élégante, et qu’elle n’avait pas appris à danser. Mais sa timidité exprimait une telle confiance dans la beauté de son entourage, une si vive appréciation de cette beauté, qu’en sa présence chacun se sentait plus beau qu’il ne l’était en réalité.

Il arrivait parfois aussi que les jeunes contemporaines de Malli découvrissent que son rire différait du leur : ce rire avait éclaté en pleine tempête, ou plutôt il en faisait partie.

Bientôt l’idée encore à peine consciente pénétra dans la maison sur la place. Elle trouva un écho chez les serviteurs avant d’être admise au premier étage, et cet écho fut d’une extrême importance. Les serviteurs acceptaient Malli ; ils firent même silencieusement cercle autour d’elle, la future jeune maîtresse, qui ne possédait qu’une seule robe, et trois pièces de lingerie de rechange, et qui chantait d’une voix si douce.

Le jugement porté sur Malli fut connu enfin dans le grand salon, aux murs couverts de tableaux représentant de majestueux navires, et le salon s’emplit du silence de l’attente.

La spirale était montée haut ; ici, elle s’identifiait à l’avenir lui-même. Elle trouva l’atmosphère du salon prête à l’accueillir comme l’instrument accordé pour exécuter une mélodie.

Le vieux maître de la maison était à cette époque de fort heureuse humeur. Une délicate teinte rosée colorait ses joues ; il mettait de belles cravates et apportait des cadeaux, des dentelles pour sa femme, des bonbons pour Malli. Le sauvetage miraculeux de son navire pendant la nuit de tempête avait donné à sa vie, si exactement réglée, une note héroïque et romanesque.

Il avait perçu le souffle de la tempête et entendu la chanson du vent dans les voiles. Il lui convenait tout à fait à lui, le futur beau-père, d’être emporté par une héroïne comme par un ouragan.

Peut-être Jochum Hosewinckel aurait-il jugé dangereux, dans la vie journalière, d’étendre à la vie journalière son enthousiasme pour une action d’éclat, et l’armateur aurait éprouvé quelque hésitation à recevoir une héroïque belle-fille, fût-elle la pucelle d’Orléans en personne, si ses exploits eussent été accomplis loin de chez lui, et sur la terre ferme. Mais l’auréole de Malli avait été acquise en mer, entre des brisants et sous les embruns salés.

Jochum Hosewinckel s’était trouvé dans sa prime jeunesse sur un bateau en perdition, qui appartenait à son père. Il n’avait nulle objection contre une belle-fille qui lui rappelait ses dix-huit ans.

L’origine obscure de Malli aurait pu jeter une ombre sur la jeune fille, qui allait et venait dans la maison, mais, puisque la mer elle-même s’était montrée son alliée, on admit tout naturellement qu’il existait entre elles deux une harmonie parfaite, et Alexandre Ross, qui avait sombré avec son navire ne pouvait être qu’un homme honorable. La fermeté de la fille sur la Sophie-Hosewinckel devint même, d’une façon presque mystérieuse, la preuve de la respectabilité du père. Jochum Hosewinckel se souvint d’un certain commandant Ross, vieux Suédois ami de son père, lui aussi d’origine écossaise. Un mystère planait également sur la vie de ce marin, qui peut-être était un parent du capitaine de vaisseau noyé dans un naufrage. Il était bien possible qu’on eût affaire à une famille de héros.

Mme Wencke Hosewinckel, peu bavarde à son habitude, s’étonnait en silence de la rapidité des hommes à prendre position en face d’un événement. Elle observait le visage de son fils, prêtait l’oreille au son de sa voix, et attendait son heure. Finalement la spirale atteignit son sommet, c’est-à-dire que les deux jeunes gens, destinés à être « l’heureux couple », prirent conscience de ce qu’on pensait et disait. Ils en furent surpris comme d’une étonnante et brillante idée, venue de ce monde extérieur, qu’ils avaient oublié. Pendant quelques semaines, ils avaient vécu dans un univers imaginaire. Mais, puisque le monde réel leur accordait sa bénédiction, ils l’acceptèrent joyeusement, et, depuis cet instant-là, les créations de l’imagination cédèrent le pas à la vie de chaque jour.

Pour Malli, ce fut comme l’accomplissement parfait de sa propre ascension. Un jour, elle avait été gratifiée d’une paire d’ailes, et ces ailes s’étaient miraculeusement développées, s’avérant capables de l’emporter jusqu’à cette indicible gloire. Elle se trouvait sur un sommet vertigineux, mais la chute ne l’effrayait pas, car si elle tombait ce serait toujours dans les bras d’Arndt. Partout, et à tout moment, Arndt la recevrait, la soutiendrait. À présent, elle allait être sa femme, elle porterait son nom ; elle ferait du foyer d’Arndt son foyer ; elle allait...

Ainsi vous allez partager tout ce qu’il possède

Sans le diminuer vous-même en rien

(Roméo et Juliette.)

Elle avait rêvé, en tremblant, de jouer le rôle de Juliette. Maintenant la vie lui accordait un rôle aussi merveilleux. Elle, la jeune fille d’Arendal qui ne consentirait pas à être donnée comme un prix à qui que ce soit.

Le bonheur d’Arndt était de nature différente. Les promesses des jours passés, qu’il avait bannies de son esprit, reprenaient vie et allaient à nouveau s’accomplir. Ce monde agité, désorganisé et vide reprenait son unité, redevenait un cosmos sous le regard d’une jeune fille. Arndt avait recueilli au port la vaillante fille sans fortune, qui avait sauvé l’un des navires de son père. Elle était bien la dernière dont il eût voulu faire le malheur, et il ne songeait pas à prendre pour elle la forme du destin. Il l’avait embrassée, et, pour se faire pardonner ce baiser, il s’était écarté de Malli au début du séjour de la jeune fille chez ses parents.

Mais un jour, Malli avait levé vers lui un regard brillant et candide. Ce regard disait clairement que ni Arndt, ni personne autre au monde, ne pouvait rendre malheureuse cette petite étrangère, et il frappa le jeune homme comme un avertissement, un peu moqueur, du sort. Arndt regarda Malli à son tour, s’approcha d’elle, lui parla. Et voici que lui-même se trouvait en face de son destin, un destin au regard clair, un destin généreux, sans arrière-pensée{2}.

Certes, Malli était une héroïne, une fille au cœur de lion, de l’avis de tous ; mais la vérité n’était pas entièrement celle qu’on croyait. Malli n’avait aucune raison de rien craindre, car, où qu’elle se trouvât, le danger n’existait pas. Il y aurait toujours des naufrages et des malheurs, mais les naufrages, les détresses, les malheurs changeaient d’aspect, devenaient des signes évidents de la puissance de la grâce de Dieu.

Au cours de la nuit, Ardnt eut une vision de ce qu’il était avant l’arrivée de Malli, et il pensa : « Elle possède le pouvoir de réveiller les morts. » Et, juste avant l’aube, le visage de Guro lui apparut. Il n’avait plus pensé à elle depuis plusieurs années. Il se rappela alors qu’ils avaient été heureux ensemble, riches de leur désir et de leur tendresse pendant les nuits de printemps, pareilles à cette nuit d’aujourd’hui. Et Arndt comprit que, dans cette dernière nuit de printemps de la vie de Guro, la mer avait saisi la jeune fille dans une puissante étreinte, où se mêlaient la force, l’amour et le pardon, et aussi l’oubli.

Et l’écho répétait dans la maison obscure : « Ce sont les âmes d’élite qui portent le fardeau. »

Il serait logique de croire qu’Arndt demanda tout simplement à Malli d’être sa femme, à l’imitation de la plupart des prétendants et on s’attendrait à ce que Malli eût prononcé : oui, de la même manière que toutes les autres jeunes filles.

Mais Arndt posa la question, et Malli y répondit, comme s’il se fût agi de leur salut éternel. Ils se tenaient étroitement embrassés, emportés par la même vague qui les élevait au-dessus d’eux-mêmes ; mais ils n’échangèrent pas un baiser. Un baiser ne convenait pas à cette minute de l’éternité.

Un peu plus tard, ils étaient assis ensemble sur le canapé, près de la fenêtre, et Malli demanda gravement, presque à voix basse :

— Es-tu heureux ?

Il lui répondit, tout aussi bas :

— Oui, je suis heureux ; mais tu n’es pas le bonheur, Malli, tu es la vie ! J’ai douté qu’on puisse trouver la vie en ce monde. Les gens disent communément : « C’est une affaire de vie ou de mort », et je me disais : « Que cette affaire est donc insignifiante ! » Je m’imaginais que je connaissais toutes choses, et que j’étais un présage de malheur. Oh ! Malli ! Aujourd’hui je suis devenu une énigme pour moi-même, et un messager de joie pour le monde.

Il avait cessé de parler depuis quelques instants quand elle se laissa glisser à ses pieds et lorsqu’il voulut la relever, elle l’en empêcha en posant ses mains jointes sur les genoux de son fiancé :

— Laisse-moi rester là, dit-elle, c’est la place qui me convient le mieux.

Et elle leva vers lui son doux visage, à la fois humble et ravi, en ajoutant lentement : « Je suis la résurrection et la vie. Celui qui croit en moi vivra quand même il serait mort. Celui qui vit et croit en moi ne mourra jamais, mais il a la vie éternelle. »

Arndt dut se rendre à Stavanger pour affaires : par suite d’une faillite soudaine, on mettait en vente un navire. Le jeune homme partit de bon matin quelques jours après les fiançailles. La séparation lui coûta beaucoup plus qu’il ne le pensait. Au dernier moment, il dut se forcer à partir. Malli, elle aussi, n’avait pas pris très à cœur cette absence de quelques jours. Elle éprouvait presque le besoin de reprendre haleine. Ce ne fut que lorsqu’elle vit la pâleur d’Arndt au moment où il la quitta qu’elle pâlit à son tour. Arndt n’allait-il pas courir de terribles dangers pendant ce voyage ? Il aurait fallu le dissuader de l’entreprendre, ou bien Malli aurait dû l’accompagner pour écarter le mauvais sort.

Debout sur le seuil de la porte, elle regardait la carriole s’éloigner, toute frissonnante dans cette fraîche matinée du premier printemps, et elle s’enveloppait du châle des Indes que sa mère lui avait donné. « Mon Dieu ! pensait-elle, pourvu qu’il n’ait pas le même sort que mon père ! Pourvu qu’il revienne ! »