Malli exprima le désir d’aller voir M. Sörensen, toujours souffrant, et Arndt s’offrit à l’accompagner pour lui indiquer le chemin de l’hôtel et présenter lui-même ses respects à l’homme qui, en même temps que la jeune fille, avait été exposé à tant de dangers à bord de la Sophie-Hosewinckel.
M. Sörensen avait quitté son lit pour un fauteuil, mais il restait toujours quasi muet. Le théâtre avait marqué d’une telle empreinte les rapports du vieillard et de la jeune élève que Malli, dès qu’elle eut envisagé la situation, fit de la visite une vraie pantomime. On eût dit que le vieux maître était nécessairement devenu sourd parce qu’il avait perdu la voix.
Le maître et l’élève s’épanouissaient dans leur société réciproque. Malli devina très vite que la beauté d’Arndt faisait une vive impression sur le directeur ; elle devina même ses pensées. M. Sörensen se disait en effet : « Ah ! Si j’avais pu dénicher un jeune premier pareil à ce garçon ! »
Mais ce dont Malli ne se doutait pas, c’est de la surprise qu’éprouvait M. Sörensen en la regardant elle-même, et de la réflexion qu’il faisait in petto : « Comment cette fille a-t-elle pu prendre en quelques jours une poitrine d’un modèle aussi harmonieux ? »
Il constatait avec admiration que tous les mouvements de Malli avaient acquis un mœlleux, une douceur incroyables, tandis que, par ses gestes et les expressions de son visage, elle lui parlait de l’amitié dont on ne cessait de la combler depuis qu’elle avait été séparée de lui.
Quand il fut temps pour les deux visiteurs de prendre congé du convalescent, M. Sörensen prit la main de Malli et, la serrant avec toute la force qui lui restait, il essaya de dire, était-ce dans un murmure, ou dans un sifflement enroué : « Alors ! voilà donc, mon charmant Ariel, eh bien ! Tu va joliment me manquer ! »
En écoutant ces sons éraillés, Malli retrouva sa propre voix, et elle s’écria tout émue : « C’est vous qui allez me manquer ! », oubliant qu’il n’avait, en aucune façon, été question de départ. M. Sörensen resta seul et pendant quelques jours, il fut en proie à une profonde émotion. Il comprenait l’état d’esprit de son élève, et d’ailleurs certains regards le lui avaient révélé. Par quelle puissance le monde entier, la vie quotidienne, s’identifiaient-ils avec une représentation théâtrale. « Que ta volonté soit faite ! William Shakespeare, tant sur la scène qu’au salon ! »
Voici qu’en vérité Ariel, l’Ariel de M. Sörensen, déployait une paire d’ailes et s’élevait dans les airs, droit devant ses yeux. Et, tout à coup, il se souvint du jour où, jeune acteur lui-même, il avait rêvé, dans l’exubérance de son cœur, d’une pareille apothéose.
Il lui arriva, au cours des deux ou trois nuits qui suivirent la visite de Malli, de faire le même rêve dans le lit étroit de sa chambre d’hôtel : il se voyait participant à l’aventure de Malli. Il était son partenaire, tantôt faisant, en qualité de beau-père, une visite au jeune roi et à la jeune reine de Naples, tantôt jouant le rôle de fou de la maison Hosewinckel. Cependant, dès qu’il s’éveillait, il chassait ces idées folles. Il avait acquis beaucoup d’expérience et de discernement pendant sa longue vie, et toute personne sage et pleine d’expérience, et en vérité toute autre personne qu’une jeune actrice amoureuse, aurait jugé paradoxal et essentiellement blasphématoire de transporter sur la scène la vie de tous les jours.
Il semble plus logique que ce soit la vie de tous les jours qui cherche à abaisser la scène à son propre niveau, et non la scène qui prêtât de telles dimensions à la vie de tous les jours. Le monde, en ce cas, ne risquerait-il pas de s’écrouler pêle-mêle ?
Poursuivant ses réflexions, M. Sörensen ne se dissimulait pas qu’il allait perdre son Ariel, et que le grand espoir de sa vie ne se réaliserait pas. Il en éprouvait un grand chagrin.
« Pourquoi, se demandait-il, a-t-il fallu que cette affreuse tempête du Kvaasefjord éclate en plein milieu de La Tempête de William Shakespeare ? serait-il possible que la volonté de cette enfant, insensible à la peur, eût influencé les éléments ? »
Dès que le vieux directeur eut à peu près retrouvé l’usage de ses cordes vocales, il se rendit à son tour à la maison de l’armateur. À l’occasion de cette visite, il arborait une paire de gants couleur lavande, dont la splendeur contrastait avec sa vieille redingote et son chapeau haut de forme élimé, mais qui étaient en harmonie avec son maintien et le ton de sa voix. Ses manières, si courtoises et si prévenantes, faillirent intimider Mme Hosewinckel, qui n’était pas accoutumée à la distinction, raffinée, et aux compliments des hommes du monde. M. Sörensen s’inclinait à chaque minute et ne se lassait pas de vanter tout ce que contenait la pièce. S’il avait omis de faire l’éloge d’un seul objet, il se hâtait de réparer sa négligence, comme s’il eût voulu faire d’humbles excuses aux glaces placées entre les fenêtres, ou à la vue sur la place du marché. Il s’écriait : « Quel magnifique, quel splendide intérieur ! Quels trésors collectionnés dans la vieille Europe, et à quels prix ! Et ces splendeurs provenant des Indes et de la Chine ! Oh ! les délicieux chandeliers ! les merveilleuses reproductions de vaisseaux majestueux ! »
M. Sörensen et Malli restèrent seuls au salon pendant quelques instants, alors M. Sörensen, posant un doigt sur ses lèvres, envoya un baiser à Malli et lui dit d’un ton solennel : « Ma petite, tu es la favorite de dame Fortune ! »
Puis il détourna les yeux devant le regard clair et ferme de Malli, tira de sa poche un vieux mouchoir de soie, se tamponna le front et se mit à réciter à mi-voix, plus pour lui-même que pour la jeune fille.
Mon Pégase est paresseux,
Il fait l’école buissonnière
Mais attends un peu, vieille rosse,
Je te montrerai qui de nous deux est le maître.
Le vieux directeur prit congé après avoir exécuté une nouvelle série de gracieux saluts, et Malli resta debout à la fenêtre, le suivant des yeux, tandis qu’il traversait fièrement la place, et disparaissait au tournant d’une rue.