XIV
 
VIEILLES GENS ET VIEILLES HISTOIRES

La vie de Jochum Hosewinckel avait été assombrie pendant les dernières années par une épreuve qu’il avait peine à supporter, parce que ce signe du destin impliquait pour lui une sorte de faute, voire de honte. Il n’en avait jamais parlé à qui que ce soit. Pourtant l’épreuve ne concernait pas seulement sa personne : elle est commune à toute la race humaine, à tous ceux qui vivent assez longtemps pour la connaître.

Jochum Hosewinckel commençait à sentir le poids de la vieillesse. Les membres de sa famille vivaient longtemps. Il avait vu son père et son grand-père vieillir à la façon de tout le monde : 3s entendaient de moins en moins bien, et finissaient par être complètement sourds. Leurs dos s’ankylosaient, et leur manière de penser se pétrifiait quelque peu, mais ils restaient sur cette terre, témoins honorables et honorés d’une longue suite d’années et d’expériences.

En ce qui le concernait, Jochum Hosewinckel avait l’impression que la vieillesse se manifestait tout autrement, et en son for intérieur, il le reprochait à sa grand-mère, qui venait de l’extrême nord de la Norvège. Il ne s’ankylosait ni ne se pétrifiait, mais le monde entier et lui, avec le monde, perdaient en quelque sorte leur poids, et allaient se dissolvant. Les choses et les idées changeaient de couleur comme la peinture d’un bateau qui a connu vents et marées. La couleur des planches est parfois plus jolie qu’auparavant, le jeu des nuances plus doux, et pourtant les choses ne sont pas telles qu’elles devraient être, et il faudrait repeindre son bateau de frais.

Jochum Hosewinckel avait peine à tenir ses livres de comptes : il ne voyait plus si ce qui lui arrivait était avantageux ou désavantageux, s’il avait lieu de se réjouir ou non ; et si dans les registres de sa conscience il fallait les inscrire dans la colonne des crédits ou dans celle des débits. Il ne distinguait plus très bien entre le présent et le passé, oubliant facilement les événements récents pour revivre ceux d’autrefois, alors qu’il était enfant ou jeune garçon, et que les cargaisons et les taux des changes ne signifiaient rien pour lui.

Mais il redoutait que son entourage pût s’apercevoir de cette décrépitude, et il restait sans cesse en alerte durant ses conversations avec ses capitaines et ses employés.

Son inquiétude était moins vive en face de sa femme, qui, une fois pour toutes, l’avait accepté tel qu’il était ; mais il lui arrivait d’éviter la société de son fils.

À part lui, il se serait trouvé plutôt satisfait, voire joyeux, d’une existence sans livres de comptes. Mais, pour un vieillard issu d’une ancienne famille, dont tout l’effort avait consisté à vérifier son actif, à équilibrer le doit et l’avoir, et à prendre des responsabilités, la chose était déconcertante, et Jochum Hosewinckel se citait lui-même en jugement.

136  Il en était venu au point d’éprouver un vrai soulagement quand le naufrage de la Sophie-Hosewinckel, en suspendant en quelque sorte le cours normal des jours, avait interrompu le cycle de la vie quotidienne. On pouvait distinguer à nouveau entre la chance et la malchance.

Ensuite Malli arriva dans la maison. Comment s’attendre à ce que cette très jeune fille eût une idée précise du monde. Néanmoins, à l’encontre des gens compétents, elle avait foncé droit vers un but précis, et avait sauvé un des bons bateaux de Jochum Hosewinckel. Il fallait la choyer cette enfant, et rire avec elle. Une heureuse intimité, et une grande confiance s’établirent entre le vieil hôte et la jeune invitée. Tous deux vivaient presque à l’écart du reste de la maison.

Malli accompagnait Jochum dans ses promenades matinales au port et aux entrepôts. Elle prenait la peine de retrouver dans sa mémoire des chansons du temps jadis, et les chantait au vieillard.

Un jour qu’il lui avait apporté un oiseau en cage, elle l’embrassa sur les deux joues. Maintenant qu’elle était malade, et plongée dans une profonde mélancolie, qu’elle vivait à l’écart des autres personnes, la sympathie entre elle et Jochum Hosewinckel ne fit que s’accroître, et elle se manifesta d’une façon particulière.

Malli supportait mal d’entendre parler des préoccupations actuelles ou des faits récents ; mais elle aimait les histoires d’autrefois et jusqu’aux simples contes de nourrice.

Son vieil allié et protecteur, au bon visage osseux, paré de favoris blancs, était enchanté de lui narrer ses aventures d’enfant et les histoires qui, plus de soixante ans auparavant, lui avaient été racontées à lui-même soit par les vieux domestiques de la maison, soit par les vieux capitaines de vaisseau, soit par des pêcheurs, et enfin par la mère de sa mère.

On prit, en quelque sorte, l’habitude, dans la maison Hosewinckel, de se réunir le soir. Les dames prenaient leur broderie, et l’armateur quittait ses bureaux pour venir s’asseoir dans le fauteuil du grand-père, et conter des histoires aux deux brodeuses.

En ces heures-là, il n’était pas inquiet de céder aux fantaisies de son imagination devant sa femme. Il arrivait à se figurer qu’il courait, la main dans la main de Malli, à travers un paysage crépusculaire, qui était leur domaine. Mais ce domaine n’était pas désert : on y assistait aux aurores boréales des nuits polaires, et il était peuplé d’êtres vivants.

De gros ours barbus se dandinaient sur leurs lourdes pattes ; des bandes de loups tournoyaient dans la tempête, et parcouraient la vaste plaine. De vieux Finnois, un peu sorciers, ricanaient en vendant aux marins des vents favorables ; et Jochum Hosewinckel souriait dans son fauteuil comme s’il eût trouvé un refuge, où la mauvaise conscience n’était pas autorisée à pénétrer.

En cette soirée de dimanche, qui suivit la visite de sa femme à l’église, il entra au salon pour raconter une histoire à Malli, et commença presque aussitôt.

« Ce soir, Malli, dit-il, je te parlerai d’un grand danger qui jadis a menacé la maison dans laquelle tu te trouves aujourd’hui. Dieu l’a préservée de courir une fois encore un pareil danger. Je te parlerai aussi du grand-père de ma grand-mère. On m’a raconté cette histoire quand j’étais petit. »