VII
 
VIRGINIE

Le père de Virginie était un négociant de Canton. Il avait fait graver dans une chevalière la devise de sa vie : « Pourquoi pas ? » Pendant les vingt années qu’il passa en Chine, son cœur était resté en France, et les grands événements de sa patrie n’avaient cessé de l’émouvoir.

Virginie avait douze ans quand son père mourut. Elle était l’aînée de ses enfants. Toute petite déjà elle était belle comme un ange et son père s’amusait à l’emmener partout, la montrant fièrement à ses amis. Elle vit et apprit beaucoup de choses en quelques années. Elle possédait le talent d’imiter les autres, et, de retour à la maison, elle donnait d’amusantes petites représentations, reproduisant les scènes auxquelles elle avait assisté, et répétant les remarques et les chansons qu’elle avait entendues. Sa mère descendait d’une famille de marins anglais, et, bien qu’elle comprît fort bien qu’une femme doit s’accommoder d’un mari à l’esprit exubérant, elle reprochait parfois doucement au sien de trop gâter leur jolie petite fille. Lui, ne répondait que par un baiser, et disait en riant :

— Ah ! Virginie est fine ; elle s’y entend en fait d’ironie{4}.

Ce bel homme, séduisant, avait beaucoup voyagé dans sa jeunesse. Il avait fait des affaires en Espagne avec une très grande dame qui lui avait accordé son amitié. Plus tard, il apprit en Chine que la fille de la noble Espagnole avait épousé l’empereur Napoléon III, et était à présent impératrice des Français. Il en éprouva autant de fierté et de joie que s’il avait été lui-même l’instigateur de ce mariage.

Grâce aux récits de son père, Virginie vécut pendant des années dans l’atmosphère de grandeur de la cour de France. Elle assistait aux bals donnés en l’honneur de majestés étrangères dans les salons resplendissants des Tuileries. Elle connaissait les cabales de cour, les amours romanesques, les duels, les valses de Strauss.

Après la mort de son père vinrent la pauvreté et les épreuves. Virginie perdit la grâce angélique de son enfance ; elle grandit trop ; mais, en secret, elle venait se consoler dans le monde glorieux du passé. Vêtue d’une robe étincelante de diamants, elle montait encore les escaliers de marbre brillamment éclairés. Elle dansait avec des princes et des ducs, et ceux qui partageaient son existence monotone et solitaire dans des chambres sordides, s’étonnaient du courage de la jeune fille. Pourtant les Tuileries avaient fini par perdre leur éclat et disparaissaient lentement de son horizon.

Le père avait essayé d’inculquer à sa petite fille des principes de morale, et il les illustrait de menues anecdotes sur la cour de France. L’une de ces anecdotes resta profondément gravée dans l’esprit de Virginie.

La charmante Mlle de Montijo avait informé l’empereur Napoléon III que le chemin menant à sa chambre à coucher passait par Notre-Dame. Virginie était familiarisée avec la cathédrale Notre-Dame, dont une belle reproduction ornait la chambre de ses parents. Souvent elle se représentait une Mlle Virginie couverte de dentelles dans une vaste chambre à coucher de proportions dignes de celles de l’église, et cette vision lui réchauffait et lui épanouissait le cœur.

Hélas, le chemin qui menait à sa propre chambre à coucher n’avait nullement passé par Notre-Dame ; il n’avait même pas passé par la petite église française de Canton. Depuis quelque temps, il passait en faisant beaucoup de détours par les bureaux et les maisons de commerce de la ville, et Virginie méprisait les hommes qui venaient chez elle par ce chemin-là.

Au cours de sa carrière décevante, elle avait cependant connu un triomphe, mais à l’exception d’elle-même personne n’en savait rien. Elle avait eu pour amant un capitaine de la marine marchande anglaise. Il la persuada de s’enfuir avec lui au Japon qui venait de s’ouvrir au commerce étranger. Pendant la première nuit que le couple passa dans le petit hôtel japonais, il y eut un tremblement de terre. Toutes les maisons s’écroulèrent, et la catastrophe fit plus de cent victimes. Cette nuit-là, Virginie fit non seulement l’expérience de la terreur, mais elle vécut le plus grand moment de sa vie. Le fracas du tonnerre était dirigé contre elle personnellement ; c’était la perte de son innocence qui faisait trembler la terre et les énormes vagues, en se brisant sur la grève, gémissaient sur la chute de Virginie.

Seuls les êtres légers et frivoles, y compris son amant, pouvaient ignorer la loi de la cause et de l’effet, et restaient incapables de mesurer l’étendue de sa ruine.

Virginie possédait un grand fonds de bonté. Dans l’éclat actuel de sa situation, maintenant qu’elle était sortie définitivement des Tuileries, elle eût été prête à aimer davantage ses amants s’ils avaient consenti à se laisser aimer par Virginie comme de pauvres gens ayant besoin de sympathie. Virginie aurait pu s’accommoder de sa liaison actuelle avec l’ami d’Elishama pourvu qu’il voulût bien voir dans cette liaison ce qu’elle y voyait elle-même, c’est-à-dire l’effort de deux solitaires pour tirer le meilleur parti d’une triste situation d’une façon toute bourgeoise et modeste, mais avec une bienveillance réciproque.

Cependant Charley était un jeune ambitieux, qui aimait à se voir lui-même sous l’aspect d’un homme du monde, et à voir en sa maîtresse une demi-mondaine. Or Virginie ne connaissait pas la véritable signification de ce terme et souffrait de la vanité de Charley, motif de la plupart de leurs querelles au cours de leur vie commune.

Les bras croisés sur sa poitrine, et les yeux brillants à demi fermés, pareille à un chat qui épie une souris, elle écoutait parler Elishama. S’il avait eu en cet instant envie de s’enfuir, elle ne l’aurait pas retenu.

Mais le jeune homme reprit :

— Mr Clay est disposé à vous verser cent guinées si vous consentez à venir chez lui la nuit qu’il choisira.

— Chez lui ! s’écria Virginie, effarée.

— Oui, chez lui ; et cette offre, mademoiselle Virginie...

Virginie se redressa avec une telle violence qu’elle renversa sa chaise, et elle frappa Elishama au visage avec toute sa force.

— Jésus ! Chez lui ! Savez-vous dans quelle maison il habite ? C’est la maison de mon père. J’ai joué dans cette maison quand j’étais petite.

Virginie portait une bague au doigt, et le sang coula sur la joue d’Elishama. Il l’essuya de la main, et regarda cette main rougie. À la vue du sang, Virginie fut prise d’une fureur indicible ; elle se mit à courir dans la pièce ; sa robe blanche balayait le plancher ; puis elle se laissa tomber sur une chaise, se releva, s’assit sur une autre, se releva encore...