Dans les bureaux de Mr Clay, on connaissait le jeune employé qui lui avait fait la lecture sous le nom d’Ellis Lewis, mais ce n’était pas son véritable nom. Il s’appelait en réalité Elishama Levinsky, et s’il se donnait pour un autre, ce n’était pas, comme faisaient certaines gens ayant émigré en Chine à cette époque, pour dissimuler quelque attentat ou quelque crime personnel. Il cherchait à oublier un tort qu’on lui avait fait, et les lourdes épreuves de son passé. Elishama était un Juif, né en Pologne. Toute sa famille avait été tuée au cours du terrible pogrom de 1845. D’après ses souvenirs, il devait être alors âgé de six ans. D’autres Juifs polonais ayant échappé à la persécution, l’avaient emmené dans leurs tristes et misérables bagages. Depuis ce temps-là, pareil à quelque marchandise de peu de valeur, il avait été ballotté de-ci de-là, oublié par les uns, repris par les autres. Enfant solitaire et perdu, entièrement livré aux caprices du hasard, il avait connu, à Francfort, Amsterdam, Londres et Lisbonne, des souffrances impossibles à raconter et qu’il se rappelait même assez mal. Tous ces souvenirs imprécis gisaient au fond de sa mémoire, tels des poissons des grands fonds qui n’apparaissaient jamais à la pleine lumière.
À Londres, la chance avait voulu qu’il rencontrât un comptable italien plein de ressources. Ce bonhomme lui enseigna la lecture et l’écriture et, avant de mourir, lui en apprit même davantage. En une année, Elishama en savait plus sur la tenue des livres et la comptabilité en partie double, que la plupart des gens en dix ans d’études.
Plus tard, le jeune garçon fut embarqué pour l’Extrême-Orient où il échoua dans les bureaux de Mr Clay, à Canton. Il était devant son pupitre pareil à un instrument aiguisé par la meule de la vie et dont le tranchant atteint son maximum d’efficacité. Sa vue et son ouïe valaient celles du lynx et il n’avait plus la moindre illusion concernant le monde et l’humanité. Armé de la sorte pour la lutte, Elishama aurait pu faire une brillante carrière et devenir un personnage très dangereux pour ceux qui croisaient sa route. Mais il n’en fut rien et la raison de cet état de choses, vraiment illogique, n’était autre que l’absence totale d’ambition chez le jeune homme. Tout désir, sous quelque forme qu’il pût naître, avait été comme emporté par les flots ou consumé par les flammes chez l’enfant, avant même qu’il eût appris à lire.
À le voir, Elishama était un agréable jeune homme, tout ordinaire, plutôt petit, mince, les cheveux très noirs, les yeux bruns un peu voilés. Il aurait passé facilement pour un autochtone de n’importe quel pays. Mentalement, il n’avait rien d’un homme jeune : il ressemblait plutôt à un enfant trop précoce ou à un vieillard. Nulle trace de douceur, de plénitude dans son caractère ; nulle aspiration à l’amour, aucun goût pour l’aventure, nul souci d’entrer en compétition avec autrui. Elishama ne connaissait pas non plus la peur et le combat ne l’attirait pas. Par son air sérieux et par sa manière d’être, il était comparable à un insecte, à une fourmi par exemple, difficile à écraser, même à coups de talon.
Il avait cependant une passion, si l’on peut qualifier de passion le besoin fanatique de sécurité et de solitude. Ce besoin s’apparentait au mal du pays, ou à l’instinct du pigeon, qui le pousse à revenir vers son nid. Tout ce qu’au plus intime de son être il exigeait de la vie, était de rentrer chez lui et de s’y enfermer, certain que personne ne le suivrait ou ne viendrait le déranger.
Le refuge qu’il retrouvait, et dont il refermait la porte sur lui, était une petite pièce obscure dans une rue étroite. Il y couchait sur un vieux canapé prêté par sa logeuse. Mais cette pièce contenait les rares objets qui appartenaient réellement à Elishama : une table en bois peint couverte de taches d’encre, deux chaises et une armoire. Ces objets avaient une grande importance aux yeux de leur propriétaire. Il lui arrivait d’allumer une petite bougie en pleine nuit pour le seul plaisir de contempler ce qui constituait une sorte de garantie contre les risques et les dangers de ce monde.
Parfois aussi, Elishama se réconfortait en se représentant mentalement des séries de nombres : dix, vingt, sept mille. Pas un ne manquait, Elishama pouvait s’endormir tranquille.
Lui, qui méprisait les biens, de ce monde, passait ses jours, du matin au soir, au milieu de gens avares et cupides. Il n’avait fait que cela toute sa vie, et il n’y voyait rien que de naturel. Il saisissait jusque dans leurs moindres nuances les sentiments de ses semblables et les approuvait, car, quels que fussent ces sentiments, Elishama finissait toujours par revenir dans son refuge à la porte bien close. Et si les efforts désespérés de ce monde pour obtenir l’or et la puissance devaient jamais cesser, cette chambrette et cette porte subsisteraient-elles ? Elishama n’en était pas certain.
Ses dons et son intelligence lui servaient donc à attiser la flamme des cupidités et des ambitions des autres et, en particulier, il encourageait l’ambition et la cupidité de Mr Clay, et il en observait les manifestations d’un œil attentif.
Entre Mr Clay et son jeune employé, avant même leurs séances nocturnes de lecture, il s’était établi une sorte d’entente, chose exceptionnelle étant donné le caractère de chacun d’eux. Cette entente avait débuté un jour qu’Elishama avait attiré l’attention de Mr Clay sur le fait qu’il était volé par les gens chargés par lui d’acheter des chevaux. Un ancêtre lointain d’Elishama avait vendu des chevaux à des princes et des magnats polonais, et le jeune comptable de Canton conservait dans le sang le vieil instinct juif du maquignon. Pour rien au monde, il n’aurait voulu posséder lui-même un cheval, mais il stimulait la vanité de Mr Clay concernant ses attelages, vanité dont dépendait peut-être en fin de compte sa propre sécurité.
De son côté, Mr Clay, frappé par le jugement avisé du jeune homme, lui avait confié la superintendance de ses écuries, et jamais ce choix ne l’avait désappointé.
Le patron et l’employé n’avaient plus eu d’autres rapports directs, mais Mr Clay n’ignorait plus l’existence d’Elishama, de même qu’Elishama n’ignorait pas depuis longtemps celle de Mr Clay. Leurs relations avaient un caractère d’une nature spéciale. On aurait pu remarquer qu’ils ne parlaient jamais l’un de l’autre à qui que ce soit ; et, de ce fait, ils rompaient tous deux avec leurs habitudes. Car Mr Clay ne cessait de se plaindre de ses jeunes employés à ses chefs du personnel, tandis qu’Elishama possédait une langue acérée. Ses remarques concernant les gros et les petits négociants de Canton étaient devenues proverbiales dans les entrepôts et les bureaux de la ville. C’est ainsi que Mr Clay et son employé avaient l’air de faire face ensemble au reste du monde, et ils se comportaient, en effet, exactement comme l’auraient fait un père et un fils.
Ce jour-là, Elishama, de retour dans sa chambre, se disait à part lui, en pensant à Mr Clay, que son patron était un plus grand imbécile qu’il ne l’avait cru au premier abord. Un peu après, il alla se faire une tasse de thé, luxe qu’il se permettait en rentrant des séances de lectures nocturnes, et tout en absorbant la boisson chaude, il laissait errer ses pensées de côté et d’autre.
Que désirait, en somme, Mr Clay ? Il était bien possible que les livres qu’il évoquait existassent réellement. Elishama était habitué à satisfaire les désirs de son employeur : si ces livres existaient, il fallait les trouver et il les trouverait, même s’ils devaient être fort rares.
Le jeune homme resta longtemps appuyé sur sa main. Enfin, il se leva pour ouvrir l’armoire placée dans un coin de la pièce, et il en tira une petite boîte peinte en rouge, qui, à son arrivée à Canton, renfermait tout ce qu’il possédait au monde.
Il en examina minutieusement le contenu, et finit par découvrir, dans un petit sachet de soie, une feuille de papier jauni bien pliée. À la lueur de la chandelle, Elishama lut ce qui était écrit sur cette feuille.