Dans leur jeunesse, Martine et Philippa avaient été extrêmement jolies, parées de cette fraîcheur presque surnaturelle des arbres fruitiers en fleurs, ou des neiges éternelles.
On ne les voyait jamais ni au bal ni à des parties de plaisir, mais dans la rue on se retournait à leur passage pour les regarder, et les jeunes gens de Berlewaag allaient à l’église dans le seul espoir de les admirer pendant qu’elles longeaient la nef.
La plus jeune possédait une voix ravissante qui, le dimanche, remplissait l’église de ses suaves accents.
Dans la congrégation fondée par le pasteur, l’amour terrestre et le mariage étaient tenus pour choses triviales et pures illusions. Mais il est bien possible que plus d’un « frère » aujourd’hui tout vieux et chenu ait considéré jadis les jeunes filles comme des joyaux d’un prix infiniment plus précieux que celui des rubis et qu’il ait cherché à en convaincre le père.
Mais le pasteur avait déclaré aux soupirants que, dans son ministère à lui, ses filles étaient sa main droite et sa main gauche ; qui donc voudrait l’en priver ? Et les blondes jeunes filles avaient été élevées pour un idéal d’amour céleste.
Cet amour les emplissait toutes et elles ne permirent pas aux flammes de ce monde de les effleurer.
Pourtant, elles avaient grandement troublé la paix du cœur de deux jeunes hommes, citoyens du vaste monde, au-delà de Berlewaag. L’un était un jeune officier, du nom de Lorenz Lôwenhielm, qui menait joyeuse vie dans sa ville de garnison et qui s’y était endetté. En 1854, alors que Martine avait 18 ans et Philippa 17, le père de Lorenz Lôwenhielm, fort en colère contre son fils, l’avait envoyé passer un mois chez sa tante. Dans une vieille maison de campagne de Fossum, près de Berlewaag, il y trouverait temps de réfléchir à son comportement et de s’améliorer.
Un jour qu’il venait à cheval en ville, il rencontra Martine sur la place du marché. Du haut de sa monture, il regarda la jolie fille, et elle leva les yeux vers le beau cavalier.
Lorsqu’elle l’eut dépassé et qu’elle eut disparu, il n’osait pas croire encore au témoignage de ses yeux.
Une légende subsistait dans la famille Lôwenhielm. Selon cette légende un des ancêtres avait, il y a bien longtemps, épousé une Huldra, démon féminin des montagnes norvégiennes. Ces Huldra ont le teint si clair et la chevelure si dorée qu’elles font resplendir et frémir l’air autour d’elles.
Depuis cette époque, il arrivait de temps en temps à certains membres de la famille d’être sujets à des visions.
Jusqu’à présent, le jeune Lorenz ne s’était pas aperçu qu’il possédait un don de ce genre. Mais, à ce moment-là, surgit à ses yeux la vision éblouissante d’une vie plus élevée et plus pure, vie sans créanciers, sans traites à payer, sans sermons paternels, ni reproches ni secrets scrupules de conscience, vie dont le guide et la récompense seraient un ange aux cheveux d’or.
Il fut reçu chez le pasteur sur la recommandation de sa pieuse tante et Martine lui parut encore plus délicieuse tête nue qu’en chapeau. Il la contemplait avec adoration, mais en même temps il se désespérait de la figure qu’il faisait en sa présence.
Surpris et furieux à la fois, il ne trouvait rien à dire, nulle inspiration ne lui venant du verre d’eau placé devant lui.
— La clémence et la foi, mes chers frères, se sont rencontrées, disait le pasteur, et la vertu, et la grâce se sont embrassées.
Le jeune homme songeait alors au moment où Martine et Lorenz s’embrasseraient.
Il répéta ses visites et à chaque fois il lui semblait qu’il se rapetissait et devenait de plus en plus insignifiant et méprisable.
Quand il rentrait le soir chez sa tante, il lançait ses luisantes bottes de cavalier à l’autre bout de sa chambre, ou même se mettait à pleurer, la tête contre la table. À la fin de son séjour, il fit une dernière tentative pour révéler ses sentiments à Martine. Jusqu’à présent, il lui avait été facile de dire à une jolie fille qu’il l’aimait, mais les paroles de tendresse s’étranglaient dans sa gorge quand il regardait le visage angélique de sa voisine. Enfin il prit congé du reste de la société, et Martine l’accompagna jusqu’à la porte, un chandelier à la main. La lumière éclairait ses lèvres et projetait vers le haut l’ombre de ses longs cils. Lorenz était prêt à partir dans un muet désespoir, quant tout à coup, sur le seuil de la porte, il s’empara de la main de Martine et la porta à ses lèvres en s’écriant :
— Je pars pour toujours, et je ne vous reverrai jamais, jamais plus, car j’ai appris que le sort est cruel, et que dans ce monde il y a des choses impossibles.
De retour dans sa garnison, il voulut réfléchir à cette aventure, mais il découvrit qu’il ne devait plus jamais y penser. Tandis que les autres jeunes officiers parlaient de leurs affaires d’amour, il gardait le silence sur les siennes ; car lorsqu’il les revivait en esprit au mess des officiers et qu’il les voyait en quelque sorte par les yeux de son entourage, elles ne représentaient plus pour lui qu’un lamentable échec.
Comment se pouvait-il qu’un lieutenant de hussards se fût laissé vaincre et priver de ses moyens par une bande de sectaires, à l’air maussade, dans la pauvre maison d’un vieux pasteur ?
Cette question l’effrayait et il se sentait pris de panique. Était-ce par suite de la folie de sa race qu’il ne pouvait se débarrasser de l’image d’une jeune fille si belle, qu’elle créait autour d’elle comme une resplendissante auréole de pureté et de sainteté. Mais lui, Lorenz, ne voulait pas être un rêveur ; il voulait être semblable aux autres officiers, ses camarades.
Il fit donc tous ses efforts pour se ressaisir et accomplir le plus grand acte de courage de sa jeune vie, en décidant d’oublier ce qui lui était arrivé à Berlewaag. À partir de cet instant, il ne regarderait plus en arrière, mais en avant. Il ne penserait plus qu’à sa carrière et le jour viendrait où il ferait brillante figure dans un monde brillant.
Sa mère fut enchantée du résultat de la visite à Fossum, et ses lettres exprimèrent à sa tante une vive reconnaissance. Elle ignorait par quelle voie étrange et tortueuse son fils avait atteint cet heureux équilibre.
Le jeune officier ambitieux attira bientôt l’attention de ses supérieurs et son avancement fut extraordinairement rapide. Envoyé en France et en Russie, il épousa, à son tour, une dame d’honneur de la reine Sophie. Il évolua avec grâce et aisance dans ce milieu aristocratique, satisfait de son entourage et satisfait de lui-même. Avec le temps, il sut même tirer profit de paroles et de tournures de phrases qui l’avaient frappé dans la maison du pasteur, car à présent la piété était de mode à la Cour. Dans la maison jaune de Berlewaag, Philippa évoquait parfois le souvenir du beau jeune homme silencieux, qui était arrivé si soudainement et qui, si soudainement, avait disparu. Sa sœur aînée lui répondait aimablement, le visage calme et serein, puis détournait la conversation vers d’autres sujets.