Virginie habitait une petite maison chinoise proprette et soignée. Un jardinet l’entourait et les fenêtres étaient pourvues de volets verts. La vieille propriétaire chinoise, qui faisait le ménage et la cuisine de sa locataire, était absente ce jour-là. Elishama trouva la porte ouverte et entra sans se faire annoncer. Assise devant sa table près de la fenêtre, Virginie faisait des réussites. Elle leva les yeux et dit :
— Comment, c’est vous ? Que m’apportez-vous ? Encore des châles ?
— Non, mademoiselle Virginie, aujourd’hui, je ne vous apporte rien.
— Alors, si vous ne servez pas à autre chose, asseyez-vous et tenez-moi compagnie puisque vous êtes là.
Il obéit à l’invitation.
En dépit de son passé aventureux, Virginie restait jeune et fraîche. Il y avait en elle quelque chose de la fleur. Sa présence évoquait une belle rose trempant dans un vase. Elle portait un peignoir de mousseline à volants, mais ne s’était pas encore coiffée et son abondante chevelure brune retombait presque sur la ceinture rose qui lui serrait la taille. Les rayons dorés du soleil du soir filtraient à travers les volets jusque sur ses genoux.
Elle continua sa réussite, tout en posant des questions à Elishama :
— Êtes-vous toujours chez ce vieux monstre ?
Elishama répondit :
— Il est malade et ne peut sortir de chez lui.
— Est-ce vrai qu’il va mourir ?
— Non, mademoiselle Virginie. Il est même assez bien pour faire des projets et, si vous me le permettez, je vais vous exposer l’un d’eux. Mais commençons par le commencement.
— Bon ! Tant qu’il sera trop malade pour sortir de chez lui, je puis tolérer qu’on me parle de lui.
— Mr Clay, reprit Elishama, a entendu raconter une certaine histoire, il y a cinquante ans. Il se trouvait alors sur un bateau au large du cap. Aujourd’hui qu’il est malade et a perdu le sommeil, il repense à cette histoire. Il déteste les fictions, il déteste les prophéties, il n’aime que les faits.
« Voici qu’il s’est mis en tête de faire de cette histoire une réalité, un événement qui concernera des personnages réels. Je suis à son service depuis sept ans, qui donc trouverait-il pour exécuter ses desseins si ce n’était moi ? Mr Clay est l’homme le plus riche de Canton, mademoiselle Virginie. Il faut qu’il obtienne ce qu’il désire. Mais écoutez l’histoire :
Il y avait un marin dont le navire aborda un jour au port d’une grande ville. L’homme descendu à terre traversait une rue non loin du quai, lorsqu’une voiture attelée de deux superbes chevaux s’arrêta près de lui. Un vieux monsieur descendit de la voiture, aborda le marin et lui dit : « Vous êtes un marin de belle mine, vous plairait-il de gagner cinq guinées ? » Le marin dit que oui et le vieux monsieur l’emmena dans sa maison, où il lui fit servir à boire et à manger.
« Et alors, mademoiselle Virginie, il lui dit : Je suis un négociant immensément riche, vous avez pu le constater vous-même, mais je suis seul au monde. Ceux qui, à ma mort, hériteront de ma fortune sont des imbéciles, qui necessent de m’affliger et de me créer des ennuis. J’avais pris une jeune épouse... mais... »
Ici, Virginie interrompit le conteur :
— Je connais cette histoire, elle est arrivée à Singapour à un de mes amis, capitaine de la marine marchande. Vous l’aurait-il racontée pour que vous la connaissiez si bien ?
— Non, mademoiselle Virginie ; il ne me l’a pas racontée, mais d’autres marins l’ont fait. C’est une histoire que l’on répète sur tous les bateaux, et tous les marins du monde la racontent ; et elle serait restée propriété exclusive des navires et de leurs équipages si Mr Clay n’avait pas souffert d’insomnies. Maintenant il veut que l’histoire se passe à Canton, afin qu’un marin tout au moins puisse la raconter d’un bout à l’autre comme lui étant arrivée à lui-même.
— Il était destiné à mourir fou, ce méchant homme qui a tant de péchés sur la conscience ! s’écria Virginie, et si aujourd’hui il a envie de jouer une comédie avec le diable, c’est une affaire entre eux deux.
— Bien sûr que c’est une comédie, j’avais oublié ce mot. Il y a des gens qui jouent dans des comédies et y gagnent de l’argent et qui deviennent l’idole des nations. Dans la comédie de Mr Clay il y a trois acteurs : il prendra lui-même le rôle du vieux monsieur, et il veut découvrir personnellement le jeune marin dans une rue voisine du port, où descendent les marins.
« Mais, puisqu’un capitaine de la marine marchande anglaise vous a raconté cette histoire, mademoiselle Virginie, vous savez aussi qu’il y est question en outre d’une belle jeune femme. Si la jeune femme veut entrer dans l’histoire et la terminer pour Mr Clay, mon patron lui versera cent guinées pour sa peine. »
Virginie se retourna d’un brusque mouvement vers Elishama, et faisant valoir ainsi toute la beauté de son buste, elle croisa ses bras sur sa poitrine et se mit à rire :
— Que veut dire tout ceci ? demanda-t-elle.
— C’est une comédie, mademoiselle Virginie, un rêve ou une tragédie ; c’est une histoire.
— Il a des idées singulières concernant la comédie, votre vieux ! opina Virginie. Dans une comédie les acteurs simulent certains actes ; ils se tuent les uns les autres, ou ils meurent, ou ils couchent avec leur maîtresse ; mais, en réalité, ils n’accomplissent rien de tel. Votre patron ressemble à l’empereur Néron de Rome, qui pour s’amuser faisait dévorer ses sujets par des lions. Mais depuis lors, ces agissements n’ont pas été répétés, et beaucoup de temps a passé depuis l’époque où vivait Néron.
— Était-il très riche, cet empereur Néron ? demanda Elishama.
— Oh ! Le monde entier lui appartenait.
— Et ses comédies étaient-elles bonnes ?
— Je suppose qu’il les appréciait. Mais trouve-rait-il quelqu’un pour y tenir un rôle de nos jours ?
— S’il possédait aujourd’hui le monde entier, il ne manquerait pas d’acteurs pour ses comédies, dit Elishama.
Virginie fixa le jeune homme de ses yeux brillants, et dit :
— Je crois que personne ne parviendra jamais à vous insulter vous-même, en y mettant tous ses efforts.
Elishama répondit après un court instant de réflexion :
— Je ne le crois pas non plus. Pourquoi leur permettrais-je de m’insulter ?
— Et si je vous mettais à la porte de chez moi, sortiriez-vous ?
— Oui, je sortirais ; cette maison est la vôtre. Mais, après mon départ, vous penseriez aux raisons qui vous ont poussée à me mettre à la porte. Les gens se croient insultés quand on les met en face de leurs propres pensées. Mais pourquoi leurs propres pensées ne seraient-elles pas dignes d’être racontées à d’autres ?
Virginie ne le quittait pas du regard. À l’aube de ce même jour, elle s’était révoltée contre son sort au point qu’elle avait failli courir au port pour s’y noyer. Elle s’était un peu calmée en faisant des réussites. Et voici que, brusquement, elle se rendait compte qu’elle était seule dans la maison avec Elishama et que celui-ci ne manifestait pas la moindre intention de répéter leur conversation à qui que ce soit. Dans ce cas-là, il n’y avait qu’à continuer l’entretien, et elle dit :
— Que vous donne Mr Clay pour venir me proposer ce marché ? Trente deniers en pièces d’argent, n’est-ce pas, c’est le prix{3} ? Quand Virginie agitait des pensées n’ayant pas trait à la réalité quotidienne, elle s’exprimait en français.
Elishama, qui parlait bien le français, ne reconnut pas la citation, mais se figura que Virginie se moquait de lui parce que Mr Clay payait aussi médiocrement ses services. Il répondit :
— Non. Mr Clay ne m’a pas payé pour cela. Je suis employé chez lui, et je n’ai le droit de travailler que pour lui. Mais vous, mademoiselle Virginie, vous pouvez faire ce qui vous plaît.
— Je le pense aussi, dit Virginie.
— Vous le pensez, car vous avez toujours eu le droit d’aller où bon vous semblait. Et maintenant, vous voilà ici, dans cette maison, mademoiselle Virginie.
Virginie rougit de colère, mais, en même temps, elle avait conscience, une fois de plus, et plus vivement que la fois précédente, qu’elle était seule avec Elishama dans cette maison, fermée au reste du monde.