Il arriva qu’un soir Malli assistât à une représentation au petit théâtre de la ville, donnée par la troupe de M. Sörensen. Cet événement lui révéla tout à coup, avec une clarté aveuglante, la force de ses aspirations, comme si une flèche divine l’avait brusquement atteinte en plein cœur. Avant la fin de la pièce, elle avait pris la décision irrévocable de se consacrer à l’art dramatique.
En rentrant du théâtre, elle voyait la rue se soulever et s’abaisser tout autour d’elle.
De retour chez elle, elle prit ses livres, et sa petite chambre se transforma : elle fut Vérone, par une nuit d’étoiles ; elle fut une crypte ; elle se couvrit de verdure, s’emplit des chants suaves et de la musique de la forêt d’Arden. Puis les flots bleus de la Méditerranée vinrent mourir devant l’île de Chypre.
Quelques jours plus tard, le cœur tremblant comme si elle affrontait le Jugement dernier, Malli se rendit en secret au petit hôtel qu’habitait M. Sörensen.
On l’introduisit chez le vieux directeur, et elle lui récita quelques passages qu’elle avait appris par cœur.
M. Sörensen l’écouta, la considéra avec attention, la regarda encore ; après quoi, il se dit en lui-même : « Elle a quelque chose, cette fille-là. »
Ce « quelque chose » était de telle nature qu’il garda la jeune fille à l’essai pour trois mois. Il pensait : « Laissons-la mûrir un peu dans l’atmosphère du théâtre ; nous verrons quel sera le résultat de cette expérience. »
Malli annonça alors sa résolution à sa mère, et le voisinage n’en eut connaissance que trop tôt. La vie et la carrière d’une actrice étaient inconcevables pour les habitants de la petite ville, et d’un caractère fort douteux. La situation particulière de Malli l’exposait à être jugée sévèrement, voire à être tournée en ridicule. Mais la jeune fille était si sûre d’elle-même, et si, auparavant, elle s’était parfaitement rendu compte de ce ; que l’on pensait et disait d’elle en ville, elle l’ignora totalement à partir de ce moment-là.
Elle fut même sincèrement étonnée de la consternation de sa mère, le jour où elle lui exposa ses projets.
Mme Ross ne s’était jamais vue dans l’obligation de contraindre en quoi que ce soit la nature de sa fille. Elle ne songeait pas à faire valoir son autorité, comme les autres mères. Le conflit qui les opposait aujourd’hui, elle et Malli, la plongea dans un abîme d’horreur et de chagrin, tandis que Malli restait inflexible dans sa décision. Il y eut quelques scènes violentes entre les deux femmes, scènes qui auraient pu amener soit l’une, soit l’autre, à se jeter dans le fjord. Mais alors Malli trouva un secours inespéré : son père, mort ou disparu, devint son allié.
Mme Ross avait aimé son mari et avait eu confiance en lui, bien qu’elle ne l’eût jamais compris. Maintenant, que ce fût sa punition ou sa récompense, elle était forcée, pour l’éternité entière, de l’aimer et de croire ce qu’elle ne pouvait comprendre.
Si les projets de Malli avaient été du domaine de ses propres conceptions, elle aurait pu trouver un moyen de les combattre, mais elle perdait pied en face de cette folie et de cette insouciance. D’étranges souvenirs, des coïncidences inattendues la troublaient, et elle se sentait envahie d’une douceur inconnue.
Tout en combattant le désir obstiné de sa fille, elle revivait sa brève vie conjugale. De jour en jour, elle éprouvait les mêmes surprises, les mêmes émotions. La force étrangère, mais ensorcelante, qui l’avait subjuguée jadis, l’assiégeait à nouveau de tous côtés. Malli usait de persuasion et de séduction de la même manière que le capitaine Ross vingt ans plus tôt.
Mme Ross se souvenait que le beau capitaine s’était agenouillé devant elle, en murmurant : « Laissez-moi rester à vos genoux, c’est ma vraie place ! »
Elle s’éprit d’amour pour la fille, comme elle était tombée amoureuse du père, de sorte qu’elle en oublia que les années avaient passé, et que ses tempes grisonnaient. Elle rougissait et pâlissait en présence de Malli, et tremblait quand la jeune fille la quittait. Elle sentait sa propre faiblesse quand Malli la regardait, ou lui parlait, mais cette faiblesse se transformait en une grâce pareille à la réalisation d’un rêve.
Lorsque, enfin, après une entrevue orageuse, elle accorda, tout en larmes, sa bénédiction à sa fille, il lui sembla presque qu’elle se mariait une seconde fois.
Dès lors, elle ne se désola plus et ne craignit plus rien. Tandis que la ville s’attendait à la voir désespérée, quand Malli partit avec la troupe de M. Sörensen, la mère et la fille prirent congé l’une de l’autre avec tendresse et en parfaite entente.