V
 
LA MISSION D’ELISHAMA

Cependant, Mr Clay n’éprouvait pas la moindre honte ; le projet envisagé pendant la nuit l’absorbait si complètement, et devenait à ses yeux une épreuve de force entre lui et ceux qui se révoltaient contre son autorité. Quand l’horloge sonna de nouveau minuit, il reprit le sujet et dit à Elishama :

— Croyez-vous que je ne suis pas capable de faire ce qui me plaît ?

Cette fois, Elishama ne prononça pas un seul mot de nature à contredire Mr Clay, il répondit :

— Non, Mr Clay, je crois que vous êtes capable de faire tout ce que vous voulez.

Mr Clay dit :

— Je veux que l’histoire que je vous ai racontée la nuit dernière se passe dans la vie réelle, et pour des gens qui existent réellement.

Elishama répondit :

— Je chercherai à vous satisfaire. Où voulez-vous que l’histoire se passe ?

— Ici même ! fit Mr Clay, en jetant un coup d’œil de satisfaction orgueilleuse à sa vaste chambre à coucher, meublée avec un si grand luxe. Dans ma maison, je désire y assister moi-même en personne et voir tout de mes propres yeux. Je veux découvrir le marin moi-même dans une rue voisine du port. Je veux dîner en tête à tête avec lui dans ma salle à manger.

— C’est bien ! dit Elishama. Et quand voulez-vous que cette histoire arrive réellement à des gens réels ?

— Il faudrait que ce soit bientôt, répondit Mr Clay, après un court silence. Très bientôt. Pourtant, je me sens mieux cette nuit et, dans une semaine, mes forces seront presque revenues.

— Dans ce cas, dit Elishama, je m’arrangerai pour que tout soit prêt dans une semaine.

Après quelques instants, Mr Clay dit encore :

— Je paierai tous les frais, que m’importe qu’ils soient élevés !

Ces paroles étaient révélatrices d’une telle solitude, qu’Elishama crut les entendre prononcer du fond d’une tombe, mais, comme la tombe n’avait rien d’étranger pour le jeune homme lui-même, un grand rapprochement s’opéra entre lui et son patron.

— En effet, dit-il, il faudra pas mal d’argent, car rappelez-vous qu’il y a une jeune femme dans l’histoire.

— Oui, une jeune femme ! Mais le monde est plein de femmes, il est toujours possible d’acheter une jeune femme. C’est ce qu’il y a de meilleur marché dans toute l’affaire.

— Mais non ! Mr Clay, vous vous trompez, car, si je vous amène une fille de rues, le marin la reconnaîtra tout de suite pour ce qu’elle est et il n’aura plus confiance dans votre histoire.

Mr Clay grommela dans sa barbe. Elishama reprit :

— Je ne pourrai pas non plus vous avoir une jeune fille...

— Je vous paie pour faire ce travail, rétorqua Mr Clay. La découverte de la femme qu’il me faut est une partie de ce travail.

— Je vais réfléchir, dit Elishama.

Mais, tout en parlant avec Mr Clay, il avait déjà élaboré un plan.

Comme il a été dit, Elishama était expert dans la tenue des livres et la comptabilité en partie double. Il considérait Mr Clay comme l’aurait considéré le reste du monde, si le reste du monde avait été au courant des projets de Mr Clay, c’est-à-dire comme un fou. Mais, en même temps, il voyait son patron avec ses propres yeux et aux yeux d’Elishama, Mr Clay et les négociants, ses collègues, qui se livraient au commerce du thé ou à tout autre commerce, avaient toujours été fous. En vérité, Elishama n’était pas bien convaincu que, pour un homme ayant un pied dans la tombe, la réalisation d’une histoire n’était pas une entreprise plus raisonnable que la recherche du profit. En tout temps, Elishama prenait le parti de l’individu contre le monde. Quelle que fût la folie de l’individu, le monde dans son ensemble était, sans aucun doute, plus désespérément bête et méchant. Une fois de plus, en quittant la maison de Mr Clay, l’employé comprit qu’il était indispensable à son patron et qu’il pourrait tout obtenir de lui. D’ailleurs, il n’avait aucune intention de tirer avantage de cet état de choses, mais l’idée lui plaisait.

Un jeune comptable, du nom de Charley Simpson, travaillait dans les bureaux de Mr Clay. Il était ambitieux et bien décidé à devenir, en temps voulu, un millionnaire, un nabab, pareil à Mr Clay lui-même. Ce gros garçon rougeaud estimait qu’il était le seul ami d’Elishama. Il le patronnait avec jovialité et, depuis quelque temps, l’honorait de ses confidences.

Charley entretenait en ville une maîtresse, du nom de Virginie, et il racontait à son protégé que ladite maîtresse était une Française de très bonne famille. Mais son tempérament sentimental avait fait son malheur et, à présent, elle ne vivait plus que pour ses passions. Or, Virginie avait envie d’un châle français. Son amant ne demandait pas mieux que de lui offrir l’objet désiré, mais il craignait d’entrer dans une boutique, de peur d’y être vu par un indiscret, susceptible de rapporter le fait à son père en Angleterre.

Peut-être Elishama accepterait-il de porter un choix de châles jusque chez Virginie, et, pour le remercier de son obligeance, Charley le présenterait à la dame de ses pensées.

186  Les amants s’étaient querellés peu avant l’arrivée d’Elishama et de ses châles, mais la vue de ces derniers apaisa quelque peu Virginie. Elle drapa un châle, puis l’autre, autour de ses belles épaules, tout en s’admirant dans la glace, comme si les deux hommes n’avaient pas été présents. Elle alla même jusqu’à relever coquettement ses jupes au-dessus de ses genoux et à esquisser un pas de danse. Puis, tournant la tête vers son amant, elle lui dit par-dessus son épaule :

— Il est impossible que tu ne reconnaisses pas ma véritable vocation : je suis faite pour le théâtre et, si je parvenais à me procurer l’argent nécessaire au voyage, ce que j’aurais à faire de plus intelligent, ce serait de rentrer en France, où la comédie, la tragédie, le drame existent toujours et où les grandes actrices sont les idoles du pays.

Les mots de comédie, de tragédie, de drame ne faisaient pas partie du vocabulaire d’Elishama, mais il avait l’intuition d’une sorte de rapport entre ces termes et l’histoire de Mr Clay.

Le jour qui suivit sa dernière conversation avec son patron, il se rendit chez Virginie.

Elishama avait un trait de caractère, qui aurait surpris la plupart de ceux qui croyaient le connaître : il éprouvait une sympathie, ou plutôt une compassion innée et profonde pour toutes les femmes, et, en particulier, les jeunes femmes.

187  Il a été dit plus haut que tout en ne désirant nullement avoir un cheval à lui, il était capable d’estimer à un sou près le prix d’un cheval qu’on lui présentait. De même, tout en ne désirant pas les femmes, il les voyait avec les yeux des autres jeunes gens, et savait apprécier exactement leur valeur. Cependant, il jugeait qu’à ce point de vue ses semblables étaient myopes ou aveugles. En outre, le prix lui paraissait erroné et l’article lui-même sous-estimé.

Il ressentait mystérieusement la même sympathie pour les oiseaux, les quadrupèdes le laissaient indifférent et il n’aimait pas les chevaux, bien qu’il les connût fort bien. Mais il faisait un détour en se rendant au bureau pour passer devant les boutiques des Chinois, marchands d’oiseaux, et il contemplait longuement les cages échafaudées les unes sur les autres. Il connaissait chaque oiseau en particulier, et leur sort lui inspirait une grande tristesse.

Tandis qu’il se dirigeait vers la maison de Virginie, Elishama était pour ainsi dire doublement ému, car cette jeune femme, qu’il allait voir, lui rappelait un oiseau. Lorsque, en son for intérieur, il la comparait aux autres femmes de Canton, il la voyait semblable à un faisan doré ou à un paon dans une basse-cour.

Elle était plus grande que ses sœurs, d’un maintien plus noble, plus majestueux ; son plumage plus brillant l’isolait des petites volailles domestiques.

Lors de leur première entrevue, Virginie paraissait déplumée, agitée comme un faisan doré au moment de la mue ; mais elle n’en était pas moins un faisan doré.