C’est ainsi que de jour en jour Malli incarnait davantage le personnage d’Ariel, tandis que M. Sörensen se transformait en Prospero. On avait déjà fixé au 15 mars la date de la première représentation de La Tempête, quand un événement tragique et imprévu vint brusquement frapper M. Sörensen, Malli et toute la troupe des comédiens. Cet événement fut assez sensationnel pour défrayer pendant longtemps toutes les conversations à cent lieues à la ronde ; mais il eut l’honneur d’être relaté en première page du journal Les Dernières Nouvelles de Christianssand, sous le titre : UNE HÉROÏNE. Voici cet article :
Au cours du mauvais temps qui a sévi la semaine dernière sur la côte, il s’est produit une catastrophe qui, selon toutes prévisions humaines, aurait pu causer la perte déplorable de nombreuses vies, ainsi que celle d’un beau navire.
Mais, au dernier moment, la grâce divine et le courage d’une vaillante jeune fille ont changé le cours des choses. Nous présentons à nos lecteurs un bref compte rendu de ce qui s’est passé.
Le mercredi 12 mars, le bateau de transport Sophie-Hosewinckel a quitté Arendal, pour se rendre à Christianssand. La visibilité était faible ; il neigeait et le vent soufflait toujours du sud. Vers la fin de l’après-midi, il augmenta et prit une violence folle. Nous savons tous que ce fut une des tempêtes les plus dangereuses qui, de mémoire d’homme, ont ravagé notre côte. La Sophie-Hosewinckel avait seize passagers à bord et parmi eux se trouvait M. Waldemar Sörensen, le célèbre et très estimé directeur de théâtre, avec sa troupe. Tout ce monde allait donner une représentation à Christianssand.
Le navire avait atteint Kvaasefjord au prix de grandes difficultés, quand l’ouragan se déchaîna dans toute sa fureur. Obligé de se mettre en panne, le vaisseau n’en fut pas moins entraîné vers les récifs au-delà de Randsund, sans qu’il fût possible de faire aborder les passagers, à cause du brouillard et des rafales de neige. La Sophie-Hosewinckel eut la chance de dépasser les récifs qui s’avançaient le plus au large et de pénétrer dans des eaux un peu plus calmes, à l’abri d’un petit îlot. Mais alors le navire vint heurter de front un rocher submergé et fut envahi aussitôt par une quantité d’eau.
Pendant la tempête, le capitaine lui-même, ainsi que deux membres de son équipage avaient été blessés, et le second avait toutes les peines du monde à maintenir l’ordre à bord. Il s’avéra que les paquets de mer avaient fracassé un des canots de sauvetage. Mais nos vaillants marins parvinrent à mettre à flot l’autre canot, qui pouvait contenir vingt personnes.
Les passagers, ainsi que les membres de l’équipage indispensables pour faire manœuvrer l’embarcation, s’y installèrent dans l’intention de ramer jusqu’à l’îlot.
Seule, une jeune fille de dix-neuf ans, Mlle Ross, qui fait partie de la troupe d’acteurs de M. Sörensen, annonça sa décision de rester à bord, avec un noble courage, abandonnant à un des marins sa place dans le canot.
Le second projetait de ramener celui-ci au navire pour charger les passagers restés à bord ; mais, au cours du débarquement sur l’îlot, le frêle esquif fut mis en pièces. Ses occupants arrivèrent sains et saufs sur le rivage, mais il était dorénavant impossible de reprendre le contact avec le navire. On le distinguait à peine entre les rafales de neige et les embruns.
Un peu plus tard, il parut évident qu’une vague soulevait la Sophie-Hosewinckel au-dessus de son lit rocheux et nul ne douta que sa dernière heure ne fût arrivée.
À bord, chacun se rendait compte du danger imminent : la Sophie-Hosewinckel s’emplissait d’eau et allait sombrer.
Les dix hommes d’équipage, qu’on avait laissés sur le bateau, saisis d’effroi, furent sur le point de renoncer à toute lutte contre les éléments. Cependant, ils voulurent, en dernier recours, manœuvrer la Sophie-Hosewinckel pour la rapprocher le plus possible du rivage.
Mais cette dernière tentative, dans une obscurité complète, eût, selon toute probabilité, provoqué la perte totale du navire.
Ce fut à ce moment-là qu’intervint Mlle Ross, comme si elle eût été guidée par une puissance supérieure. Seule femme sur un bateau en perdition, elle fit reprendre cœur à ses compagnons par son indomptable énergie.
Cette très jeune fille se rendit d’abord dans la chaufferie et persuada le machiniste et les autres chauffeurs de redonner toute la vapeur. Elle les aida elle-même à accomplir le dangereux effort de mettre les pompes en action et, le travail fait, resta avec intrépidité à côté des hommes de quart à la barre.
Pendant toute la nuit, tandis que la Sophie-Hosewinckel était en panne sur les brisants et s’enfonçait d’heure en heure plus profondément, l’esprit héroïque d’une jeune fille réussit, chose incompréhensible, à prendre de l’ascendant sur nos marins et leur redonna du courage pour se battre contre la mort.
Il est tout aussi extraordinaire qu’une femme jeune, n ‘ayant aucune expérience de la navigation, ait été douée d’une force pareille.
Nous devons rendre justice également au dévouement d’un jeune marin, du nom de Ferdinand Skaeret, qui, dès le premier moment, resta aux côtés de Mlle Ross et exécuta strictement ses ordres tout le long de cette nuit de tempête, où la voix de la jeune fille, qui appelait à plusieurs reprises Ferdinand, dominait la rumeur des flots.
Aux premières heures de la matinée du jeudi 13 mars, une accalmie se produisit et, dès l’aube, on parvint à faire traverser le fjord de Christianssand à la Sophie-Hosewinckel et à l’échouer, à demi submergée, près de l’île d’Od-der. De là, on put sauver le navire sans difficulté.
Au moment même où nous mettons sous presse, le propriétaire du navire, notre très honoré citoyen Jochum Hosewinckel, ainsi que les mères et les épouses de nos braves marins bénissent du fond de leurs cœurs Dieu et l’héroïque jeune fille pour le sauvetage du bateau.