41
Les trains avaient cessé de passer. Le pont n’était pas détruit, mais endommagé en plusieurs endroits. Des traverses avaient brûlé, les rails s’étaient tordus sur près de deux milles. Les convois qui avaient amené des renforts, ceux qui évacuaient les blessés et livraient du matériel s’arrêtaient à distance, effrayés par le désastre.
Dès que la pluie cessa, le soleil éclatant reparut. Tout se mit à transpirer, la terre, le fleuve, les flaques d’eau, les ruines noires et les gens. Les hommes à la barbe de quatre jours erraient parmi les décombres. D’autres demeuraient assis sur la rive, épuisés par tant d’efforts.
La chaleur obligeait à enterrer le plus vite possible les morts ou ce qui restait des corps calcinés. Il fallut constituer des équipes, fouiller la forêt et les emplacements de maison. Le curé en prit une en main, M. Ouimet une autre, Hector Lavallée une troisième.
À mesure qu’on les découvrait, on les mettait dans des cercueils amenés de Senneterre et que le passeur avait traversés sur son bac. Une fois refermées, on alignait les longues caisses blanches l’une à côté de l’autre. C’était tout ce que l’on voyait ici qui ne fût pas noir. Seule la mort ne portait pas le deuil. Il y avait dix-huit disparus. On finit par retrouver quinze dépouilles. Le fleuve avait emporté les trois manquants.
Bien que les croix aient brûlé, on découvrit aisément les tertres du petit Georges et du pontonnier enterré près de lui. Les hommes se mirent au travail. Ils creusèrent quinze tombes dans la perspective des deux premières. Le train avait aussi apporté des croix. On en prépara dix-sept où l’on inscrivit des noms. Il y aurait dans ce début de cimetière un enfant, quinze hommes, une femme.
Le vent de l’hiver avait ouvert la première tombe, celui de l’été venait de tracer la première allée.
Le petit curé, dont la soutane avait flambé alors qu’il luttait aux côtés des autres en les adjurant de ne point blasphémer, portait une chemise blanche déchirée dans le dos et un pantalon bleu deux fois trop grand pour lui. Son missel étant resté dans l’incendie de la chapelle, il célébra de mémoire l’office des morts. Excepté la femme dont le mari blessé à un pied sanglotait soutenu par deux camarades, aucune des victimes n’avait de famille sur place. M. Ouimet, la tête enveloppée d’un pansement qui lui donnait l’air d’un gros prince des mille et une nuits, prononça quelques mots d’une voix tremblotante. Il loua l’héroïsme de ceux qui étaient morts en combattant le sinistre.
Lorsqu’il eut terminé, le prêtre ajouta que Dieu envoyait cette épreuve aux habitants de Saint-Georges-d’Harricana pour éprouver leur foi. Il y eut dans l’assistance quelques murmures vite couverts par le bourdonnement de la prière collective. Tous ceux qui avaient participé à la lutte en portaient la trace. Des visages cloqués, l’humeur suintait. Les mains étaient labourées de cicatrices. Des chevelures étaient roussies. Plus personne n’avait ni cils ni sourcils.
Ceux qui montraient le plus de douleur étaient les sauveteurs récemment arrivés. Les autres, pour avoir tant subi depuis le début, pour avoir tant combattu et souffert, ne portaient plus dans leur regard que le souvenir d’une immense épouvante. Leurs yeux s’étaient vidés de larmes. Par petits groupes, ces spectres noircis fixaient les fosses béantes, attirés par la paix d’un autre monde, prêts à basculer dans le néant.
Hormis un vent joyeux levé vers le milieu du jour, la seule chose qui semblât humaine dans tant de désolation, c’était la glèbe fraîchement retournée, luisante encore du fer de l’outil comme le sont les labours récents. Elle seule témoignait de la vie.
Les obsèques terminées, tandis que des hommes de l’extérieur refermaient les tombes, les groupes regagnèrent lentement l’amont du pont. Dans une clairière épargnée, des sauveteurs venaient de dresser de grandes tentes qui allaient permettre aux gens de demeurer sur cette rive. Malgré le vent, l’odeur de brûlé mouillé pesait. Elle imprégnait déjà ce que l’on venait d’amener. Un poids considérable écrasait le pays et les gens.
Alban avait assisté aux obsèques comme à celles du petit Georges, sur sa chaise portée par Raoul et Stéphane. Au retour, le coureur de bois et les Robillard s’arrêtèrent devant ce qui avait été leur premier campe. Ils contemplèrent en silence les ruines de cette demeure où leur enfant était mort, puis celles de la laverie et du magasin général.
Des petites fumerolles montaient encore de l’enchevêtrement de poutres noircies. Ici, c’était l’odeur de caramel qui dominait, comme si quelqu’un se fût caché sous les ruines pour cuire des sucreries.