14
Utilisant la réserve d’écorce, l’étoupe et le bidon de bon brai bien collant placés dans les canots, ils réparèrent l’avarie à la lueur du feu qu’entretenait Catherine. La petite Louise dormait déjà. Georges était resté pour regarder. Tous les travaux manuels l’intéressaient, surtout lorsqu’ils requéraient une certaine minutie. Il tenait de son père qui savait creuser des sabots, ressemeler des chaussures, fabriquer un meuble ou tresser des paniers.
Les hommes avaient décidé de décharger l’autre barque menacée par le courant assez vif qui la plaquait contre la rive rocheuse. Profitant que le brai était sorti, ils révisèrent les coques de bout en bout.
Chaque jointure d’écorce vérifiée et enduite, chaque longeron revu et renforcé, les deux bateaux tout luisants dormirent côte à côte à bonne distance du foyer.
Le lendemain, après avoir rechargé, ils remontèrent la Kinojévis sur une dizaine de milles d’un courant assez vigoureux, mais régulier et qui allait son train sur un fond sans écueils.
Vers le milieu du jour, ils prirent terre dans une courbe, sur la rive gauche. Lorsqu’ils eurent tout débarqué, Raoul les dévisagea. Ayant rejeté son chapeau sur sa nuque et allumé sa pipe, presque solennel, il déclara :
— Là, on a fini de monter.
Les autres l’observèrent, puis regardèrent la rivière qui descendait du nord-ouest. Ils semblaient incrédules.
— Je sais, fit Raoul, on pourrait encore monter, mais nous autres, c’est par là qu’on va.
Étendant son grand bras, du bout du tuyau luisant de sa pipe, il montra la forêt vers le plein nord. Une sente assez bien tracée s’y engageait.
— On va descendre ? demanda Stéphane.
— Pas tout de suite, mon gars. Faut portager jusqu’à un lac pas bien grand. On le traversera, et après, on portagera encore jusqu’à un autre lac qui doit bien faire dans les cinq milles de long. Vaudray, on l’appelle. C’est seulement au bout qu’on va trouver les premières eaux de descente vers le nord.
— Ça veut dire qu’on aura plus qu’à se laisser glisser, dit Catherine. C’est pas trop tôt.
— On verra. Si les eaux sont assez grosses, c’est bon. Sinon, faudra certainement se coltiner encore quelques milles avec le fourbi.
Comme sa sœur se renfrognait, Raoul se mit à rire en lançant :
— Vous voulez le paradis, faut le gagner !
Ils commencèrent par monter la tente pour deux nuits ; car il leur faudrait bien le restant de la journée et tout le lendemain pour ce portage par un sentier sinueux et souvent bourbeux.
Terrible tâche. Sans presque s’accorder de repos, ils allaient sous les charges, ahanant et sacrant. Le vent d’ouest tenait toujours. Il leur apportait le froid des montagnes où il avait dû fréquenter les premières neiges. Malgré tout, la sueur ruisselait sur leurs visages. Dans la poussière dégagée par les ballots, elle traçait de longues rigoles aussi tortueuses que la route.
Comme ils devaient passer une nuit éloignés d’une partie du matériel, ils redoutaient que les ours ne viennent fourrer leur gros nez noir dans les provisions. Raoul avait envisagé de bivouaquer près du lac, mais, à la fin de l’après-midi, des Algonquins arrivèrent. Ils étaient quatre qui regagnaient leur village après une chasse. Ils acceptèrent de coucher en cet endroit en échange de deux livres de sucre et d’une bouteille d’alcool. Le marché conclu, alors que Raoul les laissait après les politesses échangées dans leur langue, Alban demanda :
— T’as pas peur ?
— Non.
— Je les craindrais quasiment plus que les ours.
— Si je les avais pas payés pour garder, oui. Mais là, y se feraient tuer sur place pour ton fourniment.
Ils firent encore quelques pas, puis le trappeur ajouta :
— Tu sais, je les connais depuis des années. Ce foutu pays, c’est l’immensité, et pourtant, on se rencontre toujours. Tout le temps les mêmes hommes sur les mêmes parcours.
Comme Alban demeurait soucieux, Raoul ajouta :
— De toute manière, j’leur ai promis autre chose pour demain matin.
— Quoi donc ?
— J’leur ai dit qu’on avait abandonné des lits. Je leur ai pas encore précisé l’endroit.
— Tu crois qu’ils iront les chercher ? demanda Stéphane.
— Tout ce que tu laisses en forêt, les Indiens le ramassent. Des fois, y portent des choses énormes sur des milles et des milles et c’est seulement quand ils sont certains que ça peut servir à rien qu’ils les abandonnent.
Ils marchèrent un moment et Raoul ajouta :
— Depuis des temps et des temps, je suis sûr que ces gens-là ont toujours ramassé tout ce que les autres foutent en l’air.
Tristement, Alban observa :
— Tout de même, ça fait drôle de penser qu’y a des gens plus pauvres que nous !
Cette alternance de navigation et de portages plus ou moins longs dura six jours. Les deux derniers furent extrêmement pénibles. Un gros orage avait craqué dans la nuit, avec une colère du vent absolument épouvantable. Les hommes durent sortir trois fois sous l’averse pour consolider la tente. Les éclairs crevaient cette folie du ciel et des arbres dans toutes les directions. Pelotonnés contre leur mère, les deux petits pleuraient. Stéphane jouait les hommes mais sa voix trahissait la peur. Ils avaient monté leur toile à l’orée d’une forêt où les peupliers dominaient un taillis serré souvent recouvert de ronces et de viornes rampantes. Plusieurs arbres déracinés tombèrent avec un fracas du diable, soulevant de leurs racines étendues de larges pans de forêt. La terre tremblait comme au passage d’un énorme troupeau galopant. Des charrois de futailles vides et bringuebalantes traversaient le pays, cahotant dans les hauteurs, s’éloignant pour laisser la route à d’autres qu’on entendait venir de loin, roulant sur du bois sec, piétinant des fagots. À chaque instant il semblait que la tente allait être écrasée, renversée ou emportée. Une frayeur sans bornes broyait le pays dans ses serres.
Au matin, un calme étrange pesait. Des draps de brume se levaient, ondoyants. Le feu avait été éteint et dispersé. Lorsque les hommes le rallumèrent, sa fumée monta presque droit jusqu’aux grisailles qui l’absorbèrent. Elle semblait une colonne à peine galbée soutenant un ciel de mousseline distendue.
Deux arbres arrachés barraient la piste qu’on devait prendre avec le matériel. Le premier travail fut de les couper pour libérer le passage.
Ce portage dura une éternité. Il n’était long que d’un peu plus d’un mille, cependant la tornade avait réussi une fameuse besogne. La terre était un bourbier. Souvent, pour ne pas s’enliser, ils durent jeter une litière de branchages. Malgré cela ils enfonçaient, glissaient, tombaient avec les charges. Alban qui avait placé sur sa nuque une bonbonne de mélasse fit une chute le long d’une roche en saillie. La bonbonne cassée, il se trouva couvert de liquide poisseux et sucré. Il dut se dévêtir complètement, regagner le campement et se plonger à la rivière. La colère et les rires se mêlaient. Les branches des peupliers abattus s’enfonçaient dans la terre, leurs racines crispées sur des mottes d’herbe et de glaise tendaient vers le ciel leurs doigts enchevêtrés. L’eau ruisselait sur les chemins, et les rivières semblaient des labours en marche.
Au déclin du jour, alors qu’ils effectuaient leur dernier voyage, les hommes tombèrent au beau milieu d’une compagnie de perdrix apeurées. Il suffit à Raoul de ramasser un bâton pour en tuer trois qu’ils mangèrent le lendemain.
Cette nuit d’épouvante avait laissé sur les hauteurs, dont on se demandait si elles regardaient encore vers le sud ou déjà vers le nord, une espèce de crainte qui semblait paralyser la vie. En revanche, la pluie avait empli les ruisseaux qui allaient entraîner les canots vers les terres basses d’Abitibi.
Mais ce flot gonflé de la fureur du ciel était lui aussi redoutable. Il portait vite et avec une belle force musculeuse. Sa vigueur même pouvait renverser, briser, tuer, noyer les gens et disperser les choses.
À plusieurs reprises, il fallut s’arrêter pour couper des arbres couchés en travers des ruisseaux et qui formaient barrage. Lorsque les haches avaient fini de livrer au courant les éclapes blanches, le poids des eaux retenues rassemblait sa force et se ruait par la brèche, bousculant tout sur son passage. En amont, il fallait tenir ferme les embarcations.
Dans les passages les plus délicats, Raoul et Stéphane filaient, amarraient leur canot, puis remontaient à pied sur la berge en pataugeant jusqu’à l’endroit où les autres attendaient. Là, ils prenaient leur place, les laissant descendre à pied sur la rive. Et c’était la grande fierté de Stéphane que son oncle le préfère à son père pour ce travail. C’est qu’il avait déjà maintes fois navigué avec le trappeur. Ils s’entendaient à la perfection. Lorsqu’il se trouvait à la proue, le garçon était comme un simple élément d’une machine dont l’essentiel se tenait à l’arrière. Un ordre bref et, sans hésitation, son geste répondait avec une précision étonnante.
De ruisseau en ruisseau, jour après jour, ils atteignirent enfin la rivière Kakake, plus large et plus profonde, dont le cours moins fougueux leur permit de se détendre un peu. Mais bientôt le travail périlleux reprit pour le passage des rapides. Le ciel était clair. Quelques feuillus flambaient encore, semant ce qu’il leur restait d’or. La résille des branchages déjà dépouillés gravait des festons d’un burin minutieux tout au long des rives.
Après tant de combats menés contre les eaux charrieuses de bois mort où se dissimulaient mille pièges, il fallut une journée de travail pour réparer les deux canots lardés en maints endroits. Tandis que les trois hommes s’y appliquaient sous un soleil presque chaud, Catherine put pétrir du pain et le cuire entre deux grandes poêles de fer. Ce fut une fête que de goûter ces galettes tièdes et odorantes, qui craquaient sous la dent. Stéphane tua deux perdrix avec son lance-pierres, il réussit à prendre un brochet d’au moins six livres. Et comme Catherine se souvint qu’on était dimanche, devant leur tente ouverte, ils s’agenouillèrent pour une prière. La jeune femme dit à voix haute :
— Bonne Vierge Marie, mère de Jésus, faites que notre nouveau pays ne soit pas un enfer. Nous ne vous demandons point le paradis terrestre, mais que la vie soit possible. Qu’un travail nous soit offert qui nous permette d’élever nos enfants dans la dignité sans qu’ils aient à pâtir.
La route les reprit. De la rivière au grand lac Kewagama huilé de lumière vive, d’un autre portage à travers bois et marécages au lac Seal’s Home puis à l’Harricana, ils allèrent interminablement de souffrance en fatigue. Une sinistre neige fondante les accompagna tout un jour, puis la pluie de nouveau avec toujours ce vent qui vous scie le visage.
Au matin, il leur fallut deux fois rouler la tente craquante de glace. À la fin, ils allaient sans penser, sans presque parler, pareils à des bêtes que le joug retient et que guide l’aiguillon. Ils ramaient ou marchaient les dents serrées sur leur fatigue, n’osant même plus se demander ce qu’il restait encore de route à parcourir. Ils allaient vers le nord parce que la rivière y conduisait. Seul Raoul demeurait un homme en éveil, les autres le suivaient, moutons aveugles, bétail exténué, n’espérant plus qu’un feu près duquel s’arrêter, s’allonger et dormir.
Chaque soir il fallait répéter les mêmes gestes pour monter la tente, dérouler le couchage humide et froid où ils devraient pourtant s’enfiler. Sous les braises, Catherine mettait chauffer de gros galets dont elle bassinait leur couche. Elle en plaçait également dans le fond de leur abri de toile, mais ce n’était guère qu’une illusion de chaleur que ces pierres leur donnaient.
Où conduisait donc ce cheminement harassant ? Verrait-on jamais le terme de cette route d’espérance ? N’avait-on point passé sans le voir ce lieu où, pourtant, Raoul affirmait que déjà des ouvriers avaient bâti de vraies maisons ?
Nul ne demandait plus rien. Chacun s’accrochait à la présence des autres. Le silence était la seule réponse aux propos de Raoul qui tentait encore de plaisanter.
Et puis, un soir, alors qu’un ciel uniforme et sans clarté pesait sur eux, un cri du coureur de bois les tira de leur accablement.
— Regardez !
Levant la tête, loin devant eux, ils virent clignoter deux yeux d’or. Le flot où miaulait un nordet glacial étirait les reflets jusque vers eux comme pour leur tracer un double sentier de lumière.