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Trois fois déjà les Robillard avaient changé de place parce qu’ils ne s’entendaient pas avec les propriétaires qui leur louaient des lots. Puis, par un quatrième voyage, ils étaient venus ici pour être enfin sans maître. Pour faire de leurs mains une terre qui fût vraiment à eux. Leur parlant de cette contrée on leur avait promis la lune. La lune se révélait bien plus pauvre que le reste du monde.

Ce pays à la tête des eaux porte une étique crinière de résineux malingres, de mousses et de lichens. Râpée par les vents froids, elle pèle en maints endroits, montrant une carcasse de granit et de basalte.

C’était plus au sud qu’il eût fallu chercher à s’établir. Dans la cuvette lacustre du Témiscamingue, sur les terrasses dominant l’immense miroir des eaux profondes, depuis longtemps déjà se cultive le blé. La première poignée de grain, c’est un frère convers des Oblats de Marie-Immaculée qui l’a récoltée au milieu de l’été 1879. De belles graines lourdes et dorées, toutes chaudes de soleil ; toutes gonflées du jus de la terre engraissée par des siècles de pourriture du sous-bois. Voisinant avec les forestiers ouvreurs de routes, le petit frère Moffet a fondé la première paroisse agricole de la Baie-des-Pères. Ainsi, partis du lac Kipawa autour duquel claquaient les haches de quelques douzaines de solides gaillards expédiés là par les grandes compagnies, des paysans ont remonté jusqu’aux rivages du Témiscamingue.

Jusque-là, mais pas plus loin. Ils se sont arrêtés avant ce territoire raboteux où semble commencer la taïga.

Mal informés, les Robillard avaient poussé plus avant, pour être seuls, pour disposer d’autant de terre qu’ils en voudraient. C’était au nord qu’ils avaient planté leur maison de rondins, à quelques verges de deux autres familles qui avaient renoncé au bout d’un an et repris la route de l’ouest.

Dans la langue imagée des Algonquins, Témiscamingue signifie « eaux profondes ». Cette étendue miroitante qui semble immobile coule pourtant lentement vers le midi. Elle est un ventre de l’Outaouais, une panse aux multiples enflures. Vers le nord, Indiens et coureurs de bois l’ont nommée « rivière des Quinze ». Quinze rapides cascadants, quinze portages longs et pénibles pour ceux qui montent à bord des canoës.

Si le pays n’appartient pas encore aux hommes, ce n’est pourtant pas d’hier qu’ils y viennent. Tous le convoitent. Sa démesure fascine les fous d’espace et d’inconnu. Depuis des siècles, gens de course et de trafic, de traite et de marché, de chasse et de découverte le pénètrent par ses cours d’eau. À La Passe, les restes du Vieux Fort édifié en 1720 par les soldats du sieur de Vaudreuil disparaissent sous le roncier.

Mais les âges de l’homme ne sont rien en regard des millénaires du sol. Parmi les premières à sortir du magma, cette écorce éruptive se souvient. Elle conserve la trace du lent passage des glaciers. Le recul du froid s’est éternisé ici, essayant de creuser cette croûte volcanique, enrageant devant la rudesse de cette cuirasse.

La terre n’oublie rien : celle-ci continue d’appeler l’hiver.

Elle l’appelait, cette nuit d’automne où les Robillard couchés dans leur demeure pour la dernière fois rêvaient d’autres lieux plus généreux. Sous les fourrés accroupis, dans l’ombre squelettique des épinettes noires, à l’abri des buissons rabougris, un peuple minuscule et innombrable cheminait vers sa longue léthargie. Mille et mille insectes fouissaient l’humus sous la prêle rampante, entre les racines vermiformes des algues terrestres mêlées aux mousses nourries de mousses en putréfaction. Mille et mille diptères s’enfonçaient vers la nuit tiède de leurs futures métamorphoses, cherchant leur chemin secret entre les linnées boréales et les viornes malingres. Des millions d’hexapodes creusaient leurs galeries entre les cailloux, s’enfonçant sous les blocs, perçant la moraine, fouillant avec délices les tourbes odorantes tantôt compactes et noires, tantôt limoneuses. Ce monde laborieux travaillait des élytres, des corps annelés, des ailes et des pinces pour transporter par des itinéraires compliqués tout un trésor de graines, de miettes de feuillages, de débris animaux et de sable. En ces contrées qu’on prétend désertes, en ces lieux que l’homme refuse d’habiter, où le paysan parlait de terres mortes et renonçait à pousser sa charrue, des myriades d’infiniment petits labouraient les profondeurs pour s’y multiplier. En cette nuit de septembre déjà froide, se préparait l’éclosion du printemps à venir.

Sous les bois d’épinettes, de sapins baumiers, de mélèzes laricins et de pruches écailleuses chevauchant la ligne de partage des pluies et fermant l’horizon d’un trait de fusain écrasé, le tapis des lycopodes souvent recouvert d’aiguilles recelait des légions de minuscules larves de mouches noires, simulies, moustiques et maringouins. Dans les crevasses de roches nourries de glaise, des colonies de campagnols à dos roux, de lemmings, de souris et de rats musqués parachevaient leurs terriers, amoncelant dans des salles aux parois lisses comme du marbre la litière des futures nichées. Leur récolte engrangée, tous ces rongeurs s’endormiraient pour des mois, économisant leur souffle et leurs forces.

Dans les lacs et les rivières, les bancs de jeunes ombles ondoyaient, poursuivant leur cueillette des larves de libellules engraissées d’œufs de moucherons.

Sous le silence d’une nuit où le vent s’accordait encore de longues haltes, la saison des rouilles cachait cette fébrilité qui saisit la faune à l’approche des interminables mois de blancheur et de gel.

Libérés des moustiques de l’été court et brutal, renards et loups, ours noirs et blaireaux hâtaient leur chasse. Le caribou et l’orignal traversaient les rivières en longues files ondulantes portées par les courants et qui laissaient derrière elles un sillage trouble où le poisson montait, curieux et vorace.

Le temps trompait le monde.

Le vide apparent engendré par la fin du crépuscule dont les dernières braises étaient mortes étouffées par les cendres de la nuit, grouillait d’un travail dont rien n’affectait la progression. Cette fièvre était inscrite dans la nature des choses.

Plongés dans le sommeil ou attachés à quelque rêve éveillé, les rares humains vivant sur ces contrées progressaient au même rythme secret vers les longs mois d’hiver. Noyés dans les ténèbres, les regards avaient la quiétude de ce ciel à présent immobile où, pourtant, la lumière continuait son périple.

Durant une heure, chaque ruisseau, chaque lac, chaque marécage, chaque rivière avait taillé sa plaie dans la terre. Le soir avait passé, marquant la forêt à grands coups de lanière. Puis, un long moment, tout s’était fondu sous des frottis charbonneux où l’œil d’or de la maison isolée demeurait seul à veiller comme veillent les humains. Dès l’instant où il s’était éteint, la nuit totale, épaisse, s’était allongée, envahissant ce désert aux profondeurs habitées sur lequel pleurait doucement le vent de nuit.