39

Au moment où l’incendie s’était déclaré, Catherine se trouvait à la buanderie avec ses deux lavandières. Étant sorties, elles hésitèrent. La fumée se couchait sur leur droite, puis le vent tourna. Une des femmes dit : — Ça viendra pas par ici.

— On sait jamais. Courez tout de même vers la rivière, ordonna Catherine. Je vous rejoins.

Elle fila vers le magasin d’où sortait une cliente suivie de Stéphane qui entraînait sa sœur.

— Qu’est-ce que c’est ?

— Le feu à la forêt, dit Catherine.

— Est-ce que ça craint ?

— Je pense pas. Vaut tout de même mieux aller vers l’eau. Emmène ta sœur.

Sans courir, elle entra dans le magasin et se dirigea vers son homme assis derrière son établi.

— Où est Raoul ?

— Parti pêcher.

— Maudit ! Faut que je trouve un homme pour t’emporter.

— Si ça risque rien, c’est pas la peine.

Au loin, les cris s’amplifiaient. Catherine alla vers la caisse, tira le tiroir et, à pleines poignées, elle enfourna les pièces et les billets dans un petit sac de toile qu’elle emporta en disant : — C’est plus prudent.

Elle avait à peine fait quelques pas en direction de la porte que le jour s’obscurcit. Une épaisse nuée farcie d’étincelles s’abattit sur les habitations. Des cris très proches partirent : — Ça brûle !

— Au feu !

— Catherine !

— Maman !

Se retournant un instant, la jeune femme lança : — T’affole pas, je reviens !

Elle sortit en courant. Resté seul, Alban fit des yeux le tour du magasin. La veille, le train avait apporté huit caisses et trois sacs de marchandises. L’infirme se signa et murmura simplement : — Seigneur, ayez pitié !

Il n’y avait aucune trace de panique dans sa voix. Son visage demeurait empreint d’un grand calme. Il se pencha, ramassa une sacoche de cuir où il enfouit une partie de son outillage. Déjà la fumée envahissait la pièce. Alban toussa plusieurs fois. Il regardait en direction de la porte grande ouverte et de la toiture. Les crépitements approchaient. Alban fit effort pour se lever mais renonça.

Bientôt, Catherine revint suivie de Stéphane et d’un charpentier nommé Reuillard qui s’était blessé un bras la veille et n’avait pu aller sur son lot pour défricher.

— On va t’emporter.

— Avec ta main, tu pourras pas, fit l’infirme.

— Bien sûr que si.

— Je vais aider, fit Catherine.

À trois, ils soulevèrent la chaise, mais le charpentier ne levait que d’un bras et leurs efforts étaient mal coordonnés. Alban faillit basculer en avant. Ils le reposèrent. La fumée s’épaississait. À l’ouest, les flammes claquaient derrière les vitres. Reuillard se baissa devant le cordonnier en disant : — Cramponne-toi à mon cou.

Alban obéit. L’homme se releva sans peine.

— Prenez sa chaise, fit-il en s’en allant.

— Apportez aussi ma sacoche ! cria Alban.

Tous les quatre sortirent, suffoquant et crachant. Il était temps. Une poignée de brandons venait de grêler sur le toit où le papier goudronné prenait en vingt endroits. Ils coururent jusqu’à la rive où la petite Louise trépignait en hurlant, appelant les siens d’une voix brisée. Elle s’arracha des mains d’une lavandière pour se jeter contre sa mère. D’autres femmes et d’autres enfants couraient en piaillant. Stéphane posa la chaise le plus près possible de la berge. Son père s’assit et dit : — Donne-moi ma sacoche.

Le garçon alla ramasser le sac de peau que sa mère avait laissé tomber pour prendre Louise. L’infirme serra son bien contre lui.

— Tout va y passer, fit-il.

— Qu’est-ce qu’on peut sauver ? demanda Reuillard.

— Rien.

Comme Stéphane voulait repartir en direction du magasin, sa mère le retint.

— Reste là.

Sur la toiture, de longues flammes se couchaient déjà. À côté, la laverie brûlait par le pignon. Le campe d’habitation était encore intact. Catherine tendit Louise à Stéphane.

— Prends ta sœur, ordonna-t-elle.

— Où tu vas ?

— T’inquiète pas.

Le garçon obéit. S’accrochant au rebord du ponton du bac, Catherine entra dans l’eau où elle se plongea même la tête. Ressortant en se frottant les yeux, elle partit toute dégoulinante vers la maison.

— Reste là ! cria Alban.

— Reviens, m’man. Je vais y aller !

— Tu sais pas où c’est, cria-t-elle en courant.

Il y eut un flottement. Stéphane voulut donner Louise aux femmes, mais la gosse s’agrippa de toutes ses forces et il dut renoncer.

— Qu’est-ce que je peux faire ? demanda l’homme au bras en écharpe.

— Rien, dit Alban. Elle a le temps. Elle veut sauver les sous qui sont chez nous.

La jeune femme disparut. À certains moments, la fumée s’écrasait. Plus rien n’était visible. La peur arrachait des hurlements aux enfants. Plusieurs femmes avaient embarqué sur le bac. Le passeur qui venait d’arriver en courant, sa chemise en lambeaux, cria vers les autres : — Allez ! Montez !

— Venez m’aider, dit Stéphane en montrant son père.

Comme le passeur sautait sur le ponton, les femmes déjà à bord se mirent à l’appeler.

— Passez-nous !

Des escarbilles tombèrent et les hurlements augmentèrent.

— Laissez-moi, criait Alban. J’attends ma femme.

— Elle arrive.

— Maman ! Maman !

Louise ne cessait de crier, emportée de force sur le bateau par une lavandière.

Une averse d’étincelles étant tombée, le batelier prit un seau et arrosa les femmes. Il vint aussi lancer de l’eau sur Alban tandis que Stéphane et Reuillard se plongeaient près du ponton. Enfin Catherine reparut, le visage noirci et les cheveux roussis. Elle serrait sous son bras une boîte à biscuits où tressautaient des pièces. De l’autre main, elle traînait un grand cabas où elle avait enfoui quelques objets.

Tous ceux qui se trouvaient encore sur la rive embarquèrent et le lourd bachot s’éloigna lentement le long de son câble.

Chaque fois que les nuées de cendre et de fumée se déchiraient, les gens regardaient en direction de leur maison. Le bac avait à peu près atteint le milieu du fleuve lorsque de sourdes explosions se firent entendre. Les vitres du magasin volèrent en éclats. Porte et fenêtres vomirent des flammes et de la fumée noire.

— Le pétrole, dit Alban. Les bidons.

Presque aussitôt, à l’autre bout, une série de détonations plus sèches crépitèrent.

— Les cartouches, dit Alban.

Sa voix avait quelque chose de résigné qui faisait mal.

— Rien. Restera rien, ragea un homme.

Lorsque la proue toucha l’autre rive, le toit de la laverie venait de s’effondrer. Une longue gerbe d’étincelles monta que le vent rabattit sur l’eau.

Plus loin, il y eut aussi des coups de fusil suivis d’une détonation plus forte.

— C’est le campe à mon oncle, fit Stéphane.

— Sûrement. Il avait pas mal de poudre.

Les dents serrées, Catherine grogna : — S’il avait été là !

Une autre déchirure des nuées montra le magasin à demi écroulé d’où s’élevaient les flammes bleues du sucre. La réserve brûlait en répandant une odeur de caramel que le vent apportait jusque-là.

— Bon Dieu, on est maudits. Vraiment maudits, soupira Alban.

Catherine serrait sa fille contre elle. Son visage était dur. Totalement fermé. L’enfant ne pleurait plus. Elle semblait fascinée. Ses yeux rouges encore noyés de larmes fixaient l’autre rive où des hommes continuaient d’opposer à l’incendie leurs forces dérisoires.