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Son fusil et son grand sac à dos déposés dans un angle, sous l’œil attendri des autres qui le contemplaient, Raoul Herman avait englouti la soupe et dévoré le reste du lard. Puis Catherine avait usé de toute son autorité pour coucher les deux petits tandis que Stéphane débarrassait la table et passait une loque mouillée sur le bois.

À présent, un voile de fumée bleue planait en ondoyant au-dessus des têtes.

Raoul était le contraire de son beau-frère qu’il dominait d’au moins trois têtes. C’était exact : son neveu lui ressemblait qui, pour l’heure, buvait ses paroles avec admiration. Renversé sur sa chaise, ses longues jambes croisées, le coureur de sentiers parlait, tirant à courtes bouffées sur une petite pipe élégante, au tuyau légèrement cintré.

— La ferme de Bonneterre, c’est la toute dernière. Le bout du bout. Après, t’as plus rien. C’est exactement le pays à la tête des eaux. Voilà pas loin de dix-huit mois que c’est vide. Bonneterre, tu parles ! En la baptisant comme ça, je pense qu’ils espéraient forcer la nature. T’as tout de suite trois épinettes accrochées à la roche. Faut quinze ans pour qu’un tronc devienne gros comme mon poignet.

Stéphane s’était assis à côté de son oncle, le couple en face, les coudes sur la table. La mère croisait ses mains nerveuses qui semblaient ignorer l’immobilité parfaite. Le père pesait du doigt de temps à autre sur les cendres chaudes d’un gros brûle-gueule. Son pouce large et spatulé portait un ongle épais, recourbé et bosselé sur toute sa surface. Presque timidement, il dit :

— Jusqu’à la fin du plateau, ça va. Après, c’est de la folie, on passera jamais.

— Bien sûr que si, fit calmement Raoul. Ce trajet-là, je le connais comme tu connais ta terre. Je l’ai fait vingt fois.

— Mes terres, grogna Alban, j’ai jamais eu le temps de les connaître vraiment.

Raoul était en train de rallumer sa pipe avec une brindille enflammée au foyer. Stéphane suivait chacun de ses gestes. Un brandon de la petite branche se cassa et tomba sur la chemise d’épaisse flanelle à carreaux rouges et noirs. L’oncle prit cette étincelle qu’il écrasa entre ses doigts.

— Ce chemin, disait Alban, je veux bien croire que tu l’as fait. Seulement, c’était avec des hommes solides. Des gars comme toi, qui savaient. Ou alors tout seul. Pas avec des gosses, une femme et tout un fourniment de ménage dans les canots et des provisions à ne plus savoir où les mettre.

Tandis qu’il parlait, le visage de sa femme s’était durci. Son nez bien droit semblait plus mince, ses lèvres se serraient.

— Arrête ! lança-t-elle, frémissante. T’as rechigné quand on a reçu sa lettre, puis t’as accepté. Même que c’est toi qui m’as dit : À trente-quatre ans, on n’est pas vieux, on peut tout recommencer. Tu l’as dit ou pas ?

Alban Robillard eut un haussement d’épaules. Avec lassitude, il reconnut :

— Je l’ai dit. Mais depuis…

Elle l’interrompit :

— Alors, reviens pas dessus… C’est décidé, on recommence. On discute plus.

Calme mais sombre, abattu soudain, le père arrondissait le dos. Ses cheveux partaient en tous sens. Une mèche était collée à la partie dénudée de son crâne. Assise à sa droite, sa femme le dépassait d’une bonne tête. Lui regardait sa pipe au rebord tout rongé par le feu. Catherine l’observa durement un instant, puis, s’adoucissant, son regard se porta vers son frère et vers son fils. Alban soupira :

— Recommencer à zéro, ça fait trois fois.

— Ce coup-ci, affirma Raoul avec entrain, c’est le bon. Je peux te le dire… Souviens-toi, quand t’as voulu t’installer ici, je t’ai déconseillé. T’as essayé tout de même, tu as pas mis longtemps à te rendre compte. C’est pas de la terre à cultiver.

— Écoute-le, p’pa, dit Stéphane. Écoute-le. Faut pas reculer.

La mère haussa encore le ton :

— À présent que tout est préparé, tu vas pas renâcler. Depuis près de deux mois, je tricote, je couds des trucs chauds et j’prépare des baluchons. Cette fois, si tu renonces, j’te plante là avec les deux petits et je m’embarque avec Steph et mon frère. T’es prévenu. Je le ferai, tu sais !

Les mains d’Alban se séparèrent. La droite porta son brûle-gueule à ses lèvres, la gauche appuya sur la table. Tandis que la paume se soulevait, les doigts à plat s’écrasaient. Aux articulations, la peau devenait blanche. Vaincu, il soupira pourtant :

— Là-bas, la terre, personne a idée de ce que ça peut donner.

Le poing sec et nerveux de sa femme martela le sapin sonore.

— Pour la centième fois, j’te répète que la terre, là-bas, on s’en fout ! On fera autre chose qui gagne plus. Le tout, c’est d’arriver bons premiers. On aura que l’embarras du choix. Et ça, c’est une chose que tu me feras pas rater.

Alban regarda son beau-frère, puis son fils. Dans ses yeux, il y avait moins d’interrogation que de soumission. Il semblait dire : « Ma foi, puisque c’est comme ça, allons-y. Je m’en remets à vous. » Le garçon hésita, sembla quêter un instant l’approbation de sa mère, puis, revenant à son père, il laissa aller un sourire. Il dit avec beaucoup de douceur :

— Tu sais, p’pa, j’suis un homme. Tu me le dis chaque fois que je fais une bêtise. J’vais sur mes onze ans. Faut me croire. Je t’aiderai, p’pa… Mais moi, la terre, ça m’attire pas.

Il avait hésité avant les derniers mots pour finir par les lancer avec fermeté. Son père sourit en disant :

— T’es une bonne pomme, mon petit Steph. Mais qu’est-ce que t’aimerais faire, dans ta vie ? Tu le sais pas, hein ?

Catherine s’était calmée. Elle fixa son fils qu’attira l’aimant de son regard. D’une voix redevenue douce, elle dit à son homme :

— Toi non plus, à son âge, tu savais pas…

Comme il se tournait vers elle, sans colère mais seulement en accélérant son débit, elle poursuivit :

— Oui oui, t’étais déjà à la charrue. Sûr et certain, mais t’avais pas choisi. La terre se trouvait là, ton père t’a pas demandé ton avis.

— J’aurais pas voulu autre chose.

— Tout le monde a pas cette chance.

Le grand Raoul intervint. Décroisant ses jambes et ramenant en avant sa carcasse osseuse, il retira sa pipe de ses lèvres, fit gicler un long jet de salive jusque dans les cendres entassées sur une plaque de tôle, sous le fourneau, et dit :

— Je crois que vous êtes en plein à côté de la cible, vous deux. Vous parlez de choisir comme si c’était possible. Choisir entre quoi et quoi ? Ici, la terre vaut pas un clou. Même si tu transpires dessus pendant dix ans, t’en tireras pas de quoi nourrir trois lapins. Faut pas parler de choix, faut se rendre à l’évidence. L’avenir peut pas être là. Mais y peut pas se tenir non plus vers le sud. Y a déjà trop de monde. Il est où on trouve encore personne… Personne ! Mais quand le train passera, les villes pousseront comme des champignons.

Stéphane ne quittait plus son oncle des yeux. De loin en loin, le coureur de bois se tournait vers lui et clignait son œil droit que le père ne pouvait voir. La mère hochait la tête, lançant parfois vers son homme un regard qui semblait seulement destiné à s’assurer qu’il ne dormait pas.

Lorsque Raoul se tut pour rallumer sa pipe, le garçon s’adressa à son père dont le visage reflétait une résignation un peu triste. Avec beaucoup de conviction, il dit :

— Tu sais, p’pa. Là-bas, si la terre est bonne et que tu décides de défricher, je te jure que je t’aiderai. Je ferai ce que tu me demanderas, sans renâcler.

Alban sembla mesurer ce que cette promesse coûtait à son fils. Son regard s’embua et ses paupières battirent tandis qu’il répondait :

— T’es gentil, mon p’tit gars. T’es bien gentil.

— S’il faut dessoucher, fit Raoul, tout le monde s’y mettra. Mais vous pouvez me croire : avant d’en arriver là, on aura tout essayé. Et si on ramasse pas l’argent à la pelle, j’veux bien me faire bonne sœur.

Ils se mirent à rire puis il y eut un long silence. Le vent de nuit s’était levé et chantait clair au pignon. Raoul Herman observa :

— C’est du nord-est que ça vient. C’est du sec.

Il avait posé sa pipe sur la table à côté de sa blague en vessie de porc. Il fouilla les poches de sa veste de peau suspendue au dossier de la chaise et en tira quatre autres pipes toutes différentes de forme, mais plutôt longues, avec de petits foyers. Deux avaient des tuyaux recourbés, les autres étaient droites et élancées, à l’image de l’homme. Il les disposa sur la table comme il eût fait des pièces d’un jeu. Le bois et la corne luisaient. Presque sentencieux, il déclara :

— Vous voyez, j’en ai pris cinq. Et du tabac en conséquence. Ça signifie que j’ai pas envie de revenir avant longtemps.

Sa sœur se mit à rire :

— Ça veut dire aussi que dans son foutu bled, on se trouve pas à la veille d’ouvrir un magasin général.

— Je te l’ai expliqué dans ma lettre : « Grayez-vous chaudement et prépare des provisions. » Le magasin général, si on sait s’y prendre, ça peut être nous qui l’ouvrirons. (Il rit.) Et si c’est pas nous, y vendront les pipes trop cher ! Plus c’est loin, plus faut payer.

Ils furent un long moment sans rien dire. Le magasin général était là, entre eux. Posé sur la table comme un gros morceau de pâte à pain que chacun devait retourner et malaxer à son idée. Même Alban s’y était laissé prendre. Il fut le premier à parler :

— Faudra un bon rayon d’outils. J’écrirai à Philipon. Y me dira chez qui se servir en gros, à Montréal. Y connaît, lui. Il avait toujours de la bonne marchandise à des prix raisonnables.

— Faudra aussi des graines et des choses pour le bétail, dit Catherine.

Raoul claqua l’épaule de son neveu et lança avec un grand rire :

— T’as vu ça, petit ! Les voilà embarqués. Je te parie que ta mère sait déjà où elle achètera les vêtements et la mercerie !

Feignant la colère, Catherine cria :

— Parfaitement, je l’sais ! Je connais une petite fabrique qui fait du solide pour le travail. Du solide et du chaud, avec des grandes poches partout.

Un peu de rêve passa dans l’œil de Stéphane tandis qu’il disait, souriant :

— C’est ça, des vestes avec des grandes poches à rabat qui peuvent se fermer avec des boutons.

Alban demanda :

— Le nom de cette rivière où on va, on n’a pas bien pu lire sur la lettre ?

— Harricana.

Ils répétèrent tous le nom, gravement, lentement, pour s’en pénétrer.

Hochant la tête, Alban ajouta sans que ce fût vraiment sur un ton d’interrogation :

— Et ça coule vers le nord.

— Ben oui, tu sais, tout ce qui sort de terre après la ligne des crêtes s’en va par là-bas, vers la baie d’Hudson.

Comme son beau-frère demeurait songeur et sombre, écrasé sur sa chaise à retourner lentement sa pipe éteinte entre ses doigts rêches, Raoul adressa un regard à Catherine. Elle eut un mouvement de tête à peine indiqué en baissant les paupières. Quelque chose qui semblait vouloir dire en même temps que rien n’était perdu et que tout restait à redouter. Raoul hésita encore, puis, comme s’il se fût disposé à plonger, il prit une ample respiration, s’inclina lui aussi vers la table et se lança :

— Écoute bien, vieux. J’ai tout étudié, tu sais. En long et en large. Je me rends compte de ce que ça représente pour vous. Je suis pas assez fou pour vous embarquer dans un truc perdu d’avance. Ces terres d’Abitibi, tu les connais pas. Moi, j’ai entendu ce qu’en disent les savants.

Il marqua un temps pour chercher ses mots et Alban s’empressa de ricaner :

— Oh ! les savants !

— Laisse-le continuer, lança Catherine agacée.

Raoul reprit :

— Jusqu’à présent, y avait que nous autres à les pratiquer, ces contrées-là. Nous et les Indiens pour la traite des fourrures. De nos jours, voilà les prospecteurs qui arrivent. Comme en Ontario et aux États. Paraît que le sous-sol est plus riche qu’en Californie. C’est bourré de métal. Tout ce qu’on veut. L’or, l’argent, le cuivre. Tout. Rien n’a été exploité. C’est trop loin. Ça décourage les commanditaires. Seulement, le jour où le train passera, pouvez me croire, ça va changer. Sûr que ça fera du bruit.

Les regards s’étaient éclairés. Même celui d’Alban qui, pourtant, soupira encore :

— Nous autres, la mine…

— Mais, mille dieux, qui te parle de mine ? Faut être sur place avant que les mines s’ouvrent. S’installer. Attendre le flot. Monter un restaurant, un bastringue ou un magasin général.

Chacun devait l’imaginer à son envie, à sa fantaisie, à sa propre ambition, ce magasin. Sans doute l’enseigne de planches peintes était-elle déjà clouée au-dessus de la porte. Tous les quatre devaient la voir : « Magasin général Herman, Robillard et fils ». Raoul poursuivait :

— La mine, c’est malsain. Moi, je suis comme toi, Alban. Un homme de plein air. Veux pas m’enterrer vivant et j’aimerais pas que le Steph ou son frère soient obligés de le faire. C’est pourquoi faut pas attendre que les bonnes places soient prises. Faut s’organiser avant l’affluence. Je sais comment les choses se passent quand la meute rapplique. C’est la bousculade. Faut se trouver les premiers parmi ceux qui se tiennent à la sortie pour ramasser l’or que les autres vont chercher au fond. C’est ça, le fin du fin.

Cette fois, le sourire les avait tous gagnés. Ils regardaient le coureur de bois, attendant peut-être de lui davantage de détails, un peu plus d’espérance encore. Allait-il tirer de sa poche une énorme pépite d’or et la poser sur la table en lançant : « Voilà pour bâtir le magasin » ?

Non, il n’avait plus rien à leur apprendre. Mais la boutique était là, tellement présente que, déjà, ils se saoulaient de sa bonne odeur. L’arôme de tous les produits entassés sur les rayons neufs du plancher au plafond emplissait la maison trop exiguë.

— Quand donc voudrais-tu partir ? demanda Alban d’un ton où demeurait une ombre de crainte.

— Si vous avez tout préparé, on peut portager demain. Dans la journée, ça devrait se faire. Après-demain à l’aube, on embarque dans les canots.

Stéphane semblait contenir à grand-peine son envie de bondir sur la table en hurlant de joie. Son regard flambait, allant de l’un à l’autre. Il clignait de l’œil en direction de sa mère.

— Bon Dieu, souffla Alban, avec toi, ça traîne jamais.

— On est déjà le 6 septembre, observa Raoul, si on attend, on risque d’être bons pour passer l’hiver ici. Moi, un hiver ici, j’veux pas vous faire de peine, mais ça m’enchante vraiment pas.

Il faisait des yeux le tour de la pièce. Alban aussi regardait la maison qu’il avait bâtie de ses mains. Tous deux observaient les mêmes choses, mais ils ne les voyaient pas de la même manière.

Alban émit un long soupir, puis, allant taper sa pipe contre le rebord de la cuisinière où le feu faiblissait, il dit :

— Faut se coucher. On va avoir besoin de nos forces.