TROISIÈME PARTIE
LES FEUX DE L’ÉTÉ

30

Sur toute l’étendue du pays, la terre se mit en mouvement. Carapace fiévreuse, elle se craquelait de toutes parts, soulevée par l’humeur que sécrétait un mal sans remède.

Le printemps venait d’éclater, pareil à un fruit gorgé de sucre. Saison courte, plus brutale que souriante, inquétante à force de vigueur.

L’alternance d’averses orageuses et de forts coups de soleil brisait les marbres de l’hiver, les soulevait, hâtait la déroute de la saison glaciale. Les glaises solidifiées s’amollissaient, des crevasses s’ouvraient, l’humus noir s’effritait, les boues fumantes entraient en mouvement, déplaçant d’énormes blocs. Les clairières naturelles comme celles qu’avaient ouvertes les hommes s’inondaient de lumière éblouissante. Mues par une fièvre qui les travaillait de l’intérieur, elles semblaient vouloir s’évader de la prison des forêts. Sous les épinettes, des îlots de froidure subsistaient, accrochés à l’ombre, captifs attardés, fermés sur leur propre silence. La tiédeur qui montait des profondeurs sentait l’appel des feux du ciel. Coincées entre ces deux sources de chaleur, les neiges et les glaces sales basculaient en arrachant des herbes pourries. Elles montraient leur ventre terreux comme des bêtes à l’agonie, cherchant en vain le chemin de fuite vers des temps encore froids.

Fleuves, rivières et lacs craquaient dans un vacarme de cataclysme, soudain hérissés d’énormes banquises aux cassures de jade. Des pans de rivage en surplomb, larges comme une route et longs parfois de cent pieds, se détachaient lentement. Retenus par leurs chevelures souterraines, ils glissaient avec leur charge d’arbres et de buissons. Leur culbute avait la puissance qu’on connaît aux géants tranquilles qui luttent en force, sans maladresse. Ces blocs chaviraient, s’enfonçaient pour remonter en tournoyant, tout ruisselants de boue. Branches ou racines en l’air, ils étincelaient, pivotaient encore avant de se morceler pour se mêler au flot d’où émergeaient membres brisés et tignasses emmêlées descendus de forêts plus lointaines.

À mesure qu’elles déferlaient, les eaux se chargeaient de butin. De la ligne des crêtes jusqu’à la mer d’Hudsonie, le fleuve Abitibi, l’Harricana et les autres cours d’eau n’étaient plus qu’arrachements, déferlements, labours géants, remous énormes, onctueux et sournois. Les lacs retenaient leur dîme au passage. Le reste convergeait vers cette baie nourrie d’alluvions où les glaces commençaient aussi à se défaire.

Ainsi une partie du continent, chaque année, depuis des millénaires s’en va-t-elle à la mer sans qu’il y paraisse vraiment autrement que dans ce mouvement.

Dans ces convulsions de la terre, dans ce délire des eaux, des milliers de révoltes et de drames.

Terriers effondrés, galeries détruites, couloirs obstrués, taupinières noyées, tanières inondées, nids emportés, antres écrasés, refuges à la dérive sur des îlots flottants pris dans des tourbillons, tout semblait saisi de folie. De la fourmi à l’orignal, du carcajou à l’ours noir, du lièvre des neiges au loup solitaire, c’était la fuite, la peur, la course éperdue, la recherche fébrile du coin de sol encore à peu près ferme, solide sous la patte. Les larves elles-mêmes s’enfonçaient davantage dans la vase, délaissant le corps spongieux des mousses que le flot ébranlait.

Leurs barrages emportés, les castors s’affolaient.

Sur cette démence, une autre venait se greffer. L’époque des chaleurs internes, le printemps des glandes, le rut.

Née du soleil et de la lune, montait cette merveilleuse douleur qui fait soupirer, gémir, bramer ; courir et trépigner ; mordre et lécher. La fureur de reproduction unissait les corps dans la boue, les collait l’un à l’autre sur les tapis de feuilles pourrissantes, entre l’aubier et l’écorce, parmi les lichens, dans la profondeur des lacs et des rivières. Aux feux des crépuscules répondait un embrasement des corps au pelage écumant, à la langue pendante, au sexe pétrifié ou suintant.

Dans les branchages, au sein des fourrés, à tous les étages du ciel : la pariade. Les appels, les chants, la parade d’amour.

Bien plus haut encore dans les airs, le retour des migrateurs indifférents au bouleversement de la terre, portés par un azur tout neuf.

Le temps était venu de la montée du sang dans les membres encore gourds des arbres étonnés. Les bourgeons s’alourdissaient. Des taches de neige molle demeuraient dans les bas-fonds que déjà les premiers saules se poudraient d’un frisson vert tendre.

Les humains encore bottés commençaient à se dépouiller de leurs fourrures. Autour des cabanes et des campes, ils creusaient des fossés, poussant vers la crue des rivières le ruissellement des toitures. Plus pressés que les saisons, ils brisaient à coups de pic les glaces amoncelées, chassant l’hiver loin des demeures au pied desquelles clapotaient les fossés. Les tas de neige le long des chemins et de chaque côté des seuils prenaient l’aspect d’énormes éponges noirâtres qui s’effritaient à longueur de journée, se durcissant encore durant les nuits.

Au bord de l’Harricana, sous les arbres déjà feuillés qu’habitaient des nuées de mouches noires, de moustiques et de maringouins, la Saint-Barnabé trouva les dernières traces de l’hiver.

Le retour de la chaleur fut marqué par l’arrivée des grosses équipes de travailleurs pour la finition de la ligne, l’implantation des gares et la construction des ponts. Par la tranchée à présent ouverte dans les deux directions, ils venaient aussi bien de Québec que de l’Ouest. Les campes de bois rond se bâtissaient sur les deux rives. À mesure que le fleuve baissait, ses eaux moins turbulentes abandonnaient sur les berges leur cargaison forestière pour se charger de barques, de bacs, de canots. Des câbles tendus entre les rives facilitaient le passage. Le contact rompu par la débâcle des glaces put être rétabli entre les gens des deux bords. Au chantier, la cookerie fut doublée d’un deuxième bâtiment ; trois aides vinrent renforcer l’équipe de Graillon. Les soirées s’étirant, le bruit gagna sur les nuits, mêlant les chants et les rires aux boucanes montant des tas de branchages allumés pour tenter d’éloigner la vermine piquante et bourdonnante.

Plusieurs ingénieurs, puis quelques ouvriers firent venir leur famille. Un jour, un évêque retroussé, crotté jusqu’aux épaules arriva pour marquer l’emplacement d’une église à bâtir. Célébrant la messe en plein air devant les gens de la voie et du pont, il dit que le Bon Dieu attendait d’eux sa maison. Ils devaient l’édifier en prenant sur leurs heures de campos. La paroisse qui naissait ici serait baptisée Saint-Georges-d’Harricana en souvenir du premier mort enterré dans le cimetière. Cet enfant courageux avait franchi à pied la ligne de partage des eaux et descendu le fleuve en direction de ces terres du Nord ouvertes à la colonisation. Selon le prélat, Georges était mort pour ouvrir une voie nouvelle. Il était venu jusque-là, il avait souffert et donné sa vie pour qu’un pays tout neuf et infiniment riche fût offert à des milliers d’enfants heureux.

En attendant qu’une véritable église se dresse au cœur de Saint-Georges-d’Harricana, on monterait deux baraquements. L’un ferait office de chapelle, l’autre de presbytère. Car l’évêque avait amené avec lui un jeune prêtre frêle et remuant, au regard d’oiseau traqué. Monseigneur annonça également la venue de deux religieuses, une soignante et une enseignante. Pour elles aussi il faudrait bâtir et bientôt penser à l’école.

Tout au long de milliers de milles, d’autres chantiers s’ouvraient, d’autres cités naissaient, d’autres gares se construisaient. Dans les plaines, dans les vallées, dans les montagnes. Un interminable ruban de vie se déroulait lentement. Des centaines d’hommes y travaillaient, arrachant sans relâche à la forêt inépuisable tout le bois des hangars, des maisons, des traverses et des ponts. Celui des églises aussi, des demeures paroissiales et de tout ce qu’il faut édifier pour que vive une cité.

D’un océan à l’autre, la compagnie du Grand Chemin de fer Transcontinental avait ouvert le plus long chantier que le monde eût jamais vu. Tout s’effectuait à la chaîne. À mesure que des équipes abattaient les arbres, d’autres les débitaient pour les livrer aux équarrisseurs. Et les équarrisseurs taillaient les traverses que plaçaient les poseurs. Ceux-là étaient les vrais hommes de la voie ; gens de l’alliance du fer et du bois, travailleurs du marteau et des clous, de la clef anglaise et des boulons ; capables d’installer les aiguillages les plus compliqués aux endroits où se croiseraient les convois ; de dresser des signaux et des sémaphores.

Autour d’eux la forêt était en émoi. L’air sonnait, tintait, crépitait, ferraillait ou crissait sous leurs efforts. Des appels, des coups de trompe ou de sifflet troublaient une existence sereine que seul avait marquée depuis des millénaires le rythme des saisons.

À mesure qu’avançait le double serpent de métal luisant, les matériaux arrivaient plus vite et le personnel avec eux. Mus par de grandes pompes à balancier, les handcars roulaient à toute allure. Sans oser s’approcher, de vieux Indiens regardaient ces inquiétantes machines sur lesquelles se démenaient des hommes, ces engins qui filaient sans que nul les pousse ni les tire. Leur passage préludait à l’arrivée des vraies locomotives, monstres qui portent dans leur ventre de cuivre et d’acier la force conjuguée du feu et de l’eau.

À l’éveil de la nature, s’ajoutait cette activité des hommes. Elle apportait sur l’Abitibi un lot nouveau de joie et de souffrance, un fardeau de douleur, de peine et d’espérance.

Tout près de l’Harricana, à mi-distance entre la ville naissante et la lisière de la forêt vaincue sans cesse en recul, cachée à la vue par des pousses vertes renaissant des souches, une petite tombe d’enfant portait la première croix plantée ici. Dans un pot à confiture à demi enfoncé en terre, quelques spirées en fleur semaient au vent leurs pétales blancs.