36
Les deux trains avaient amené chacun son petit lot de personnages importants. Les quelques femmes d’Harricana tout autant que Catherine Robillard s’étaient donné grand mal pour nettoyer et repasser les vêtements, pourtant, les travailleurs faisaient pauvre figure à côté des hommes à col raide, à chapeau noir et à costumes impeccables. Les gaietés du voyage et le soleil rieur faisaient monter des discours à la gorge de tous ces visiteurs. Chacun voulait placer son couplet, lancer son compliment, trouver le meilleur mot.
Ceux qui, jusqu’alors, s’étaient heurtés le plus violemment dans les luttes politiques étaient les plus empressés à tomber dans les bras l’un de l’autre. L’Est étreignait l’Ouest qui lui rendait au centuple son amitié. Pour une journée au moins, le transcontinental unissait les provinces comme jamais encore elles ne l’avaient été. Il avait suffi d’un long ruban de fer et de quelques ponts pour unifier le pays.
De la forêt, montait le chant très doux d’un léger vent du sud. En amont du pont, le fleuve frissonnait, en aval il nouait ses remous huilés de ciel.
Attirées par le vacarme et les odeurs de nourriture, plusieurs tribus indiennes s’étaient approchées.
Parmi les groupes bavards et hésitants, voltigeait le petit curé. Battant de la soutane et de la langue, il criait à tue-tête que la messe allait être dite. Il semblait un bonimenteur de fête foraine cherchant à attirer les badauds vers une loterie. Mais ici, le public ne se faisait pas prier. Un mouvement se dessina derrière le prêtre en direction de la chapelle toute décorée de branchages, de rubans et de fleurs. Le menuisier avait sculpté dans un tronc de bouleau une vierge de trois pieds de haut que la femme d’un ingénieur avait vêtue de blanc en sacrifiant une paire de rideaux. Tout le monde ne put la voir : le bâtiment était beaucoup trop exigu et bon nombre de fidèles durent rester dehors, tête nue sous le soleil, à tendre l’oreille.
La clochette de l’élévation fut pour eux comme l’écho de la cloche des deux trains qui s’éloignaient, se tournant le dos après avoir roulé sur la forêt l’épais nuage de leurs fumées mêlées.
L’office terminé, ce fut M. Ouimet qui prit la tête du cortège. Entouré des officiels, il se dirigea vers la gare où ces messieurs entrèrent pour une rapide visite. La poussière soulevée par le piétinement asséchait les gosiers. Enfin vint le moment de gagner la cookerie. Les cuisiniers avaient préparé un long buffet garni de galettes de maïs, de viandes et de poissons fumés, de gâteaux au sirop d’érable, de biscuits et de fruits secs. La bière et le soda coulant à volonté, le bruit s’amplifia.
Ayant mangé et bu rapidement dans la bousculade, les Robillard reprirent le chemin du magasin. Il y eut un long moment de vide. Installé à son poste central, derrière son établi, la caisse de monnaie à portée de main, Alban était comme un capitaine sur la passerelle de son navire. Catherine se tenait derrière la grande banque où trônait la balance noir et or aux plateaux de cuivre luisants. Pour la centième fois, l’épicière vérifiait l’équilibre du fléau et l’ordre des poids alignés. La petite Louise se trouvait entre sa mère et son père, prête à aider. Stéphane et Raoul avaient pris place chacun à un bout du magasin.
Le temps parut interminable. Alban s’était mis à affûter un tranchet qui, pourtant, coupait déjà comme un rasoir. Au loin, on entendait les éclats de voix ; tout près, ce petit bruit régulier qui devenait énorme.
Alban s’arrêta. Des voix approchaient. Les Robillard et le coureur de bois se regardèrent. Une inquiétude souriante passa dans l’air.
— Tu crois que des gens vont venir acheter ?
Louise avait à peine achevé sa question que M. Ouimet paraissait sur le seuil. Il lança un rapide coup d’œil comme pour s’assurer que tout était en ordre, puis il s’effaça pour laisser entrer les officiels auxquels s’était joint le petit curé qui gesticulait en faisant de la réclame à la manière d’un crieur de journaux.
Il y eut de nouveau quelques belles envolées, mais il était impossible d’obtenir le silence.
Les discours s’entrecroisaient, les compliments se chevauchaient l’un l’autre et personne n’écoutait personne. Comme tous ces messieurs voulaient emporter à leurs épouses et enfants des souvenirs d’Harricana, ils se précipitèrent sur les corbeilles, les corbillons, les vanottes et les paniers qu’Alban avait tressés. Ils achetèrent également les peaux de castor et de loup que Raoul et Stéphane avaient tendues contre les murs. Ils s’extasiaient devant les rayons. Ils semblaient découvrir vraiment le bacon et la farine, les pois et les biscuits de mer, le riz, le sel, le poivre et le sucre. Pour un peu, ils auraient emporté de l’épicerie en souvenir du magasin général de Saint-Georges-d’Harricana.
Il y eut même un énorme ministre au regard noyé dans la graisse qui voulut acheter un marteau de cordonnier qu’Alban avait laissé sur son établi.
Raoul avait disparu. Dès que les officiels furent sortis, il reparut avec les ouvriers du chantier qui commençaient d’entrer.
— Où étais-tu passé ? demanda Catherine.
— Je suis parti pour pas faire un malheur. J’aurais voulu en prendre un par le fond de culotte et lui plonger la gueule dans un fût de mélasse. Merde, alors ! Est-ce qu’on est des sauvages ? « Tiens, eux autres, y mangent aussi du pain. Et puis y se lavent au savon. » Qu’est-ce qu’ils ont, à nous zyeuter comme des bêtes curieuses ? C’est tout un tas de porcs qui ont jamais rien foutu de leur vie !
Les hommes aux grosses mains et aux vêtements usés l’écoutaient avec étonnement.
— Y sont tout de même venus voir notre travail.
— Certain ! Et même que ça leur en bouche un coin.
— Tu parles, y nous récompensent avec des discours.
— Cause toujours, t’applaudissais comme les autres.
— C’est nous qu’on a fait la ligne et c’est eux qui vont ramasser les sous.
— On a tout de même bien gagné.
— À présent, qu’est-ce que tu vas faire, malin ?
— Y en a pas mal qui vont être sans embauche.
— C’est vrai qu’on est assez cons pour applaudir leurs boniments.
— Et pour boire leur bière en disant merci.
Le ton montait. Ils parlaient tous en même temps. Deux courants s’étaient dessinés : ceux qui semblaient pour le respect de l’autorité et les révoltés à qui la bière donnait de la gueule. Peu à peu, les rouspéteurs l’emportaient, entraînant les tièdes. Tout le monde s’échauffait. Raoul, qui avait vidé quelques bouteilles, regarda partout avec du feu dans l’œil, comme s’il eût cherché quelqu’un à étrangler.
— L’est sorti avec eux, le maudit petit curé ! Y va leur coller aux trousses jusqu’à leur départ. Vous l’avez entendu placotter : « Et ceux-là, y sont venus en canot, avec tout leur fourbi. Leur petit est mort dans l’hiver. L’Alban il a les jambes gelées… » Et puis quoi, encore ? Faudrait-il que je leur fasse voir mon cul ?
Il y eut un mélange de rires, d’approbations, de cris hostiles. Ceux qui n’avaient rien entendu questionnaient les autres. Les retardataires se bousculaient pour entrer. Catherine criait pour qu’on ne lui écrase pas sa marchandise. De sa chaise, dominé par le vacarme, tenant à deux mains son établi tout neuf qu’on bousculait, le pauvre Alban s’époumonait en vain :
— Arrêtez ! Vous énervez pas ! Laissez faire !
Nul ne l’écoutait. Raoul gesticulait de plus en plus. Stéphane qui avait, lui aussi, bu un peu de bière se mit à crier avec son oncle. Sans montrer d’énervement, mais d’une allure qui en imposait, Catherine contourna sa banque et fendit la foule pour venir empoigner son garçon par le bras. Comme il tentait de lui résister, il reçut une paire de gifles qui sembla le dessaouler d’un coup. Seuls les hommes qui se trouvaient à proximité immédiate remarquèrent l’incident. Partout ailleurs, c’était la bousculade et la confusion totale, presque la bagarre. Catherine entraîna Stéphane vers le fond du magasin où s’ouvrait la réserve. Le garçon éberlué bégayait :
— Ça alors ! Ça alors ! T’as pas le droit !
Dès qu’ils furent seuls face à face, il y eut entre eux un échange de regards d’une étonnante intensité. En quelques instants passèrent le fluide de la stupéfaction, celui de la colère aussitôt dominée par une grande force d’amour. En même temps, ils furent gagnés par le rire. Catherine, serrant son garçon dans ses bras, dit très vite :
— Pardon, mon grand. Je voulais pas… Tu m’as fait peur. Je veux pas que tu boives. Je veux pas que tu deviennes violent. J’ai pris peur. J’ai perdu la tête.
Stéphane l’embrassa. Une larme perlait à sa paupière.
— T’as raison, m’man. Je sais pas ce qui m’a pris… Je sais pas.
— Viens, faut empêcher ton oncle de faire des bêtises… Je le connais. Il aime se battre.
Quelqu’un était allé chercher M. Ouimet qui tentait d’apaiser les plus excités. Il était pâle. Son menton tremblait. Sa voix vibrait, prête à se briser.
— Ne gâchez pas un jour de fête ! lançait-il. C’est une folie. Que les mécontents viennent me trouver demain, au bureau.
Vociférant toujours des menaces à l’adresse des officiels et de la Compagnie, Raoul jouait des coudes pour s’approcher de lui. Certains tentaient de le calmer, d’autres l’aiguillonnaient. Se frayant un chemin sans aucun ménagement, Catherine fut plus rapide que lui et l’intercepta. Droite, tête haute, visage fermé et regard d’acier sous un sourire forcé, elle se planta devant lui et le prit par le bras comme elle avait pris Stéphane. Un silence houleux s’établit, que dominaient les bruits venus de l’extérieur. D’une voix qui tremblait à peine, Catherine lança en direction de l’ingénieur :
— Excusez-moi, monsieur Ouimet, j’ai besoin de mon frère. Il a déballé des marchandises que je ne retrouve pas.
Se tournant vers Raoul et plantant son regard dans le sien, elle ajouta :
— Viens. Les clients attendent. Ils vont aller chez les concurrents.
Le silence fut parcouru de frissons, puis des rires fusèrent. Une voix lança :
— Y a Eaton’s qui ouvre à côté !
Le rire gagna. Le visage de Raoul s’empourpra. Son regard lança des éclairs à droite et à gauche, puis revint à sa sœur. Catherine souriait. S’approchant de lui dans le tumulte qui tournait à la joie, elle dit :
— Viens, mon grand, j’ai besoin de toi.
Le trappeur se laissa entraîner. Autour d’eux, comme si de cette longue femme blonde eût rayonné un fluide, le silence se propageait. Seuls les hommes les plus éloignés continuaient de se chamailler.
M. Ouimet sut exploiter la situation. Ayant retrouvé sa voix ferme et grave, il lança :
— Alors, Steph, qu’est-ce que tu fais ? J’ai demandé du tabac ! Est-ce qu’on peut se faire servir, oui ou non, dans cette foutue boutique !
Un remous se dessina le long de la banque. L’ingénieur cria encore à l’attention des bûcherons :
— Oh ! vous autres. C’est un magasin, ici. C’est pas fait pour les papotages. Qu’est-ce que vous attendez pour sortir vos bourses ? Elles doivent être pleines à craquer, depuis le temps que vous gagnez sans rien dépenser !
À peine arrivés dans la réserve, le frère et la sœur se regardèrent. Une lueur d’enfance passa qui les fit pouffer.
— T’es une belle garce ! fit Raoul.
— Viens m’aider, grand vaurien. Y vont nous dévaliser.
Ils regagnèrent la boutique où les hommes au visage ruisselant de sueur se bousculaient en donnant de la gueule pour se faire servir.
Derrière sa caisse, Alban rendait la monnaie. À côté de lui, pas plus haute que la banque, Louise vendait le savon à barbe et les peignes en criant les prix d’une petite voix aiguë qui dominait le roulement des basses : – C’est à trois sous ! Tout à trois sous !