DEUXIÈME PARTIE
LA SAISON MORTE
15
Ils se tenaient immobiles autour de la table, engoncés dans leur fatigue comme en un vêtement douillet. Par-delà l’odeur âcre des pipes, la baraque sentait bon le feu et la soupe au lard. La lumière qui tombait d’une grosse suspension de cuivre éclairait la table encore encombrée. Au milieu, dans un large plat blanc, un morceau de pouding au riz baignait comme un îlot neigeux dans son sirop d’érable.
D’épais quartiers de silence permettaient d’entendre le vent le long du toit. Une tôle battait sourdement quelque part.
Catherine et son mari assis côte à côte sur un banc se tenaient accoudés devant leur assiette vide, un peu écrasés. Des rigoles de sueur marquaient de noir le visage d’Alban. Son front portait la trace de son chapeau qui avait déteint. En dépit de sa fatigue, la jeune femme avait eu un sursaut de coquetterie et pris soin de relever dans un foulard bleu ses cheveux mal coiffés dont seules quelques mèches dépassaient sur les tempes. En face d’eux, Raoul et Stéphane paraissaient moins épuisés. Le coureur de bois avait écarté son tabouret. Une jambe repliée, la cheville droite sur le genou gauche, il semblait tout à fait à l’aise.
— Tout de même, venir de si loin, avec tout ce fourbi et des enfants si jeunes !
L’homme qui répétait cela pour la troisième fois s’appelait Hector Lavallée. Il était à une extrémité de la table. À l’autre bout, se tenait Léandre Ouimet.
En parlant, Hector Lavallée s’était tourné vers un angle de la pièce que l’abat-jour tenait dans la pénombre. Sur un matelas déroulé à même le plancher, Louise et Georges dormaient, couverts jusqu’aux oreilles.
Léandre Ouimet observa :
— Vous auriez pu monter par le train jusqu’à Cochrane.
— C’était pas plus facile, fit Raoul. Du Nord Témiscamingue, faut redescendre. Ça fait des milles et des milles, et les transports sont pas pour rien.
— Vous n’aviez pas de bête ?
— J’avais un cheval, dit Alban. Il a crevé l’hiver dernier.
Le silence se reforma. Leur misère ainsi exposée aux regards des deux inconnus, à présent, un peu de gêne les prenait.
Hector Lavallée était un petit homme maigre et brun d’une quarantaine d’années. Une forte moustache grise jaunie par le tabac battait des ailes sur ses lèvres minces. Sa langue habile déplaçait sans cesse un mégot aplati qu’il rallumait souvent. Comme son énorme briquet de cuivre donnait une longue flamme terminée par une queue de fumée noire, il inclinait la tête et avançait les lèvres pour éviter de brûler ses moustaches. Ses sourcils épais tenaient à l’ombre de petits yeux trop rapprochés. Ses prunelles noires luisaient de malice.
M. Ouimet, plus rond, à peine plus grand, montrait un visage lourd, rasé de près, qui luisait, contrastant avec la barbe mal faite de Raoul et d’Alban. Léandre Ouimet était l’ingénieur chef de chantier, Hector Lavallée son géomètre.
Au crépuscule, lorsque des appels les avaient tirés de leur baraque, ils avaient tout d’abord refusé de croire que ces deux canots pareillement chargés et équipés arrivaient de si loin. Avec quatre ouvriers sortis d’un autre campe, ils avaient procédé au déchargement et transporté le matériel dans une remise où se trouvait leur outillage. Durant le débardage, Catherine et les deux petits se chauffaient en buvant du thé près du gros poêle de tôle où brûlaient de bonnes bûches.
Tout au long du repas, les nouveaux venus avaient raconté leur voyage. À présent, M. Ouimet donnait des explications :
— Ça fait depuis le début de juillet qu’on est là. Le gros de notre travail, ce sera le pont. Un bon pont de charpente sur l’Harricana pour que la ligne puisse traverser.
Il avait une voix grave qui vibrait un peu. Ses joues tremblaient quand il parlait. Il passait souvent sa paume sur son front incliné qui fuyait loin avant de rencontrer des cheveux bruns partagés par une raie centrale très blanche. Il avait de fortes mains potelées. En parlant et en écoutant, il lui arrivait constamment de tambouriner sur la table du bout de ses doigts ronds aux ongles courts. Quelques roulements rapides, puis il s’arrêtait, croisait les mains comme pour les contraindre à l’immobilité. Mais, un instant après, elles échappaient à sa surveillance, se désunissaient pour recommencer leur tambourinage.
— Ici, demanda le géomètre, qu’est-ce que vous comptez faire ?
Raoul expliqua : dans l’espoir qu’une ville naîtrait là, ils voulaient être les premiers. M. Ouimet se mit à rire. Ses deux mains battirent une sorte de charge brève sur le bois blanc.
— Sûr qu’en un endroit où le train franchit une rivière, il y aura une ville. Mais qu’est-ce que vous voulez y faire ? La construire ? Monter des maisons pour ceux qui viendront ou bien faire de la terre ?
Alban passa sa main sur son menton qui émit un beau bruit de râpe.
— Moi, commença-t-il, de la terre, je voudrais…
Sa femme l’interrompit :
— La terre, on pense pas que ce sera bien rentable. C’est trop au nord.
— C’est vrai, observa le géomètre. Les gelées sont tardives, seulement le sol n’a pas l’air pauvre du tout. Je pense même qu’il est assez riche.
Le regard d’Alban s’était éclairé. Il se redressait déjà sur son siège lorsque Raoul intervint :
— Y viendra sûrement des gens qui voudront faire des lots ; nous, on pensait plutôt à un commerce.
L’ingénieur et le géomètre se regardèrent.
— Ma foi, fit le second, si une ville se monte, faudra des magasins. Mais c’est pas demain la veille.
— On va commencer par se construire un bon campe en bois rond. Après, de toute manière, moi, je vais piéger. Autrement, on est gens à tout accepter. L’ouvrage nous effraie pas.
Léandre Ouimet les observa un instant. Son visage était redevenu grave. Il repoussa son assiette vers le milieu de la table pour laisser davantage de place à ses mains. La droite tambourina un peu, mais en sourdine et sur un rythme lent, puis elle s’arrêta. Sa main gauche se porta à son front, puis à sa poche dont il tira une belle pipe en écume qu’il se mit à tourner et retourner entre ses doigts. Les autres gardaient le silence, observant cette pipe comme si elle eût détenu la réponse qu’ils espéraient.
— Du travail, c’est pas ce qui va manquer. Dans une huitaine, un contracteur devrait monter. Il va sûrement amener des hommes, mais il en faudra beaucoup.
— Moi, fit Alban, je peux travailler à la coupe, ou sur la voie.
— Moi aussi, fit Stéphane.
— Sûr que vous resterez pas sans embauche, dit le géomètre en roulant une autre cigarette.
L’ingénieur se tourna vers Catherine pour demander en souriant :
— Vous aussi, vous voulez du travail ?
— Je vais pas me tourner les pouces en les regardant. Je l’ai jamais fait, c’est pas pour commencer ici.
— Est-ce que vous savez recoudre les boutons ?
— Bien entendu. Et plus que ça. Je sais coudre et tricoter. Mes petits, c’est toujours moi qui les habille.
Comme les yeux se portaient vers Stéphane dont la chemise et la vieille veste accusaient toutes les fatigues du voyage sur l’eau et à travers les ronciers, il y eut une hésitation avec des échanges de regards, puis un rire général les empoigna.
— C’est pas de la bonne publicité, fit M. Ouimet. Mais on comprend.
— Ce sera de la publicité quand j’aurai arrangé tout ça, fit Catherine avec fierté. Vous verrez. Vous verrez. Vous arrêterez de vous moquer de moi.
Ils continuaient de rire.
Catherine riait avec eux et regardait en direction des enfants endormis. Quand le calme revint, avec fermeté et sur un ton qui ne donnait plus envie de rire, elle dit :
— J’ai jamais rougi de mon travail. Je peux même laver et repasser. Des hommes n’ont qu’à me confier leur linge, ils verront comme ça sera tenu.
— Ça alors, lança Hector Lavallée, c’est une aubaine. Je déteste ce genre de corvée. Je crois que nous allons nous entendre très bien. Si tous les hommes du chantier sont comme moi, vous allez faire fortune à toute allure !
Raoul eut un clin d’œil en direction de sa sœur. Leurs regards voulaient dire « magasin général ». Mais c’était entre eux. Personne d’autre, pas même Stéphane, ne pouvait saisir le langage muet qui datait de leur enfance.
Sur le fourneau de tôle, un gros coquemar émaillé rouge dont le bas était noir venait de se mettre à siffler. Le géomètre se leva et alla le chercher. À sa manière de relever l’anse et de l’empoigner avec un patin de tissu, on sentait l’habitude et l’aisance. On comprenait aussi que cet homme sec éprouvait une certaine considération pour pareil personnage ventru et tout fumant d’importance. Il l’apporta religieusement jusqu’à la table. Le sifflement décrût pour n’être plus qu’un souffle assez mélodieux que tout le monde écoutait. La musique cessa lorsque le géomètre versa un peu d’eau dans un petit cruchon également émaillé rouge mais net comme un sou neuf. D’un geste souple, il fit tourner le récipient d’où la buée montait pour se mêler à la fumée des pipes, puis il alla vider cette eau dans un seau près d’un petit évier de fonte. Revenu à la table, il ouvrit un pot de grès bleu où il puisa deux cuillerées d’un thé très noir qu’il mit dans son cruchon. Là-dessus, il versa de l’eau, couvrit, et s’en fut poser sa bouilloire sur l’évier.
Tout le monde avait suivi ses gestes en silence et c’est seulement lorsqu’il eut repris sa place que M. Ouimet se permit de dire :
— Hector est le grand spécialiste du thé. Il a vécu avec des Anglais. C’est exactement comme s’il était anglais lui-même. Les Britanniques ont peut-être le génie du thé, mais ils ont aussi le chic pour imposer aux autres leur façon de concevoir la vie.
— Elle n’est pas toujours mauvaise, fit Hector.
— Je ne dis pas, mais l’imposer aux autres, c’est un peu fort.
— En attendant, observa Catherine, c’est vrai que le thé est rudement bon.
— Il a au moins le mérite d’être chaud, dit M. Ouimet en se levant. Mais on peut se réchauffer autrement.
Il se dirigea vers un petit meuble qui, en fait, était une caisse dressée contre le mur de rondins et recouverte d’une cretonne à fleurs jaunes et vertes. Il souleva un pan et sortit une bouteille qu’il serra dans son bras au moment de passer à côté du géomètre. La rondeur de son geste allait bien à sa corpulence. Il fit une grimace comique à Hector Lavallée qui répondit par un haussement d’épaules.
— Toi, fit l’ingénieur, tu peux te fouiller pour en avoir. Tu as tordu le nez dessus. Monsieur fait le difficile avec mon gin de première qualité et voudrait que je lui en donne : Bernique !
— Je ne fais pas le difficile. Je dis qu’il y a mieux. Et je peux même ajouter que si tu ne m’en donnes pas, je m’en vais demain pour en chercher à Cochrane.
Ils plaisantèrent ainsi un moment et M. Ouimet servit de son alcool à tout le monde excepté Stéphane et sa mère.
— D’ici un an, proclama Hector Lavallée, je pourrai aller par le train à Vancouver ou à Québec me chercher tout le gin que je voudrai à une commission des alcools.
Il y eut une empoignade entre eux à propos de la meilleure direction à prendre pour acheter du gin, puis M. Ouimet cria :
— Nous sommes des crétins, avant un an il y aura ici un magasin général. Et si celui qui l’ouvre ne se débrouille pas pour nous procurer des alcools, je crois pouvoir prédire qu’il ne fera pas long feu sur la place.
Comme Alban demandait s’il était vrai que d’ici un an la ligne serait achevée, M. Ouimet hocha la tête, tira une grosse bouffée de sa pipe et dit :
— Absolument certain. Le dernier tronçon se fait. Il devrait être rendu ici. C’est côté Pacifique qu’ils ont pris du retard. En Colombie anglaise, ils ne parvenaient pas à trouver du personnel de gros œuvre.
Avec aigreur le géomètre lança :
— Je les connais, ceux-là. Y veulent tout avoir sans rien foutre ! C’est tous des gens de la haute. La pioche : pas pour eux.
Ils allaient repartir dans une discussion lorsque Stéphane, dont les yeux papillotaient depuis un moment, tomba d’un coup le nez en avant, le front sur son bras replié.
— Mon Dieu, fit M. Ouimet. Nous sommes des brutes à vous faire veiller comme ça. C’était tellement bon d’avoir de la visite ! Allez, faut organiser le couchage. Que cette première nuit sur votre nouvelle terre soit toute colorée de beaux rêves.